Le 17 mars 2008, la Cour du Québec a condamné la compagnie Transpavé inc. à une amende de 110 000 $ après que celle-ci ait plaidé coupable à l’infraction de négligence criminelle ayant causé la mort d’un de ses employés. C’est une première au Canada depuis les modifications apportées au Code criminel permettant de déclarer une organisation coupable de négligence criminelle en matière de santé et de sécurité du travail.
Avant de passer en revue la décision de la Cour du Québec et d’en mesurer la portée pour l’avenir, il est utile de revenir sur les points saillants de cette modification du Code criminel.
Les modifications apportées au Code criminel
Le Code criminel[1] sanctionne depuis fort longtemps la négligence criminelle. Cette infraction est perpétrée lorsqu’une personne qui, en faisant quelque chose ou en omettant de faire quelque chose qu’il est de son devoir d’accomplir, démontre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui. À la suite de la tragédie de la mine Westray en Nouvelle-Écosse, où 26 employés ont perdu la vie, le législateur fédéral a adopté le projet de loi C-45, entré en vigueur le 31 mars 2004, visant à étendre l’infraction de négligence criminelle à la sphère de l’organisation du travail afin d’assurer la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs canadiens. Les modifications sont d’une importance capitale pour les entreprises et leurs gestionnaires.
Premièrement, l’article 217.1 du Code criminel crée expressément une obligation pour celui qui dirige l’accomplissement du travail de « prendre les mesures voulues pour éviter qu’il n’en résulte des blessures corporelles pour autrui ». Force est de constater qu’en créant un tel devoir de supervision, le législateur facilite les poursuites criminelles en matière de santé et de sécurité du travail, puisque la faute dans l’exercice de ce devoir ou l’inobservation de ce devoir pourra justifier une allégation d’insouciance déréglée ou téméraire requise pour établir l’infraction de négligence criminelle.
Deuxièmement, l’article 2 introduit le concept « d’organisation ». Celle-ci pourra donc, à titre de « personne », être condamnée pour négligence criminelle. Une organisation comprend notamment une personne morale, une société de personnes, une entreprise, un syndicat professionnel et même, sous certaines conditions, une association de personnes.
Troisièmement, l’article 22.1 prévoit qu’il n’est plus nécessaire qu’une personne soit « l’âme dirigeante » d’une organisation pour qu’elle puisse engager la responsabilité criminelle de cette dernière. Dorénavant, tout « agent » de l’organisation, à savoir tout administrateur, associé, employé, etc., pourra engager la responsabilité criminelle de l’organisation s’il ne respecte pas son devoir de supervision du travail.
C’est en raison de ces modifications législatives apportées au Code criminel que Transpavé inc. a pu faire l’objet d’une poursuite criminelle.
Les faits de la décision Transpavé inc.
Transpavé inc. exploite une usine de fabrication de dalles et de blocs de béton. En tentant de décoincer un carambolage de planches neutralisant le convoyeur, l’employé perd la vie, écrasé par le grappin d’un palettiseur. Au moment de l’accident, le système de sécurité n’est pas activé, et ce, à l’insu de Transpavé et de ses dirigeants.
Poursuivie en Cour du Québec, Transpavé plaide coupable à l’infraction de négligence criminelle ayant causé la mort de l’employé. Le juge prend acte des trois manquements de Transpavé que celle-ci a reconnus par son plaidoyer de culpabilité. Tout d’abord, en ne trouvant pas la cause du carambolage de planches et en ne corrigeant pas la situation à l’origine de l’accident, Transpavé a manqué à son devoir de prévoyance imposé par la Loi sur la santé et la sécurité du travail[2]. Ensuite, elle a manqué à son devoir d’efficacité en ne mettant pas en œuvre les mesures appropriées pour éviter les risques d’accidents. Finalement, elle a manqué à son devoir d’autorité envers ses salariés puisque ceux-ci, en désactivant le système de sécurité, ont contrevenu aux consignes de sécurité du travail.
Le juge n’avait alors qu’à fixer la peine. Le Code criminel prévoit que, pour une organisation, il s’agit d’une amende, mais il n’en fixe pas le maximum.
Les facteurs atténuants et aggravants
Le juge énonce les principes qui guident la détermination de la peine, à savoir « que la peine doit être proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité du délinquant, d'une part, et qu'elle doit être adaptée aux circonstances atténuantes ou aggravantes liées à la perpétration de l'infraction et à la situation du délinquant, d'autre part ».
Pour ce qui est de l’intensité de l’infraction, le juge la qualifie de grave, puisqu’il y a eu mort d’homme.
Cependant, de l’avis du juge, Transpavé bénéficie d’un bon nombre de circonstances atténuantes liées à la perpétration de l’infraction. D’une part, l’entreprise n’a pas tiré avantage de l’infraction qui fut perpétrée de façon passive, c’est-à-dire sans planification. De plus, elle ne compte pas de condamnation criminelle ou réglementaire antérieure similaire. D’autre part, une fois l’accident survenu, Transpavé n’a pas tenté de dissimuler des éléments en prévision d’une poursuite éventuelle. Au contraire, elle a investi 750 000 $ en matière de santé et de sécurité du travail pour qu’un tel accident ne se reproduise plus jamais, allant même au-delà des recommandations de la CSST à cet égard. De plus, le juge souligne que les propriétaires ont fait appel à des psychologues pour offrir un soutien aux employés. Il en tire donc la conclusion que l’organisation n’est pas insensible au drame humain survenu.
Bien que le juge ne le mentionne pas expressément, le seul facteur aggravant semble être la bonne santé financière de l’entreprise. Le facteur est pertinent, car le Code criminel[3] refuse que la condamnation d’une organisation à une amende mette en péril sa viabilité économique et ainsi risque de mettre fin à l’emploi d’une centaine d’employés du même coup.
La peine
D’un commun accord, les parties ont suggéré au juge une amende de 100 000 $ comme peine satisfaisant les fins de la justice. Le juge a entériné cette suggestion des parties, la considérant adéquate compte tenu de l’ensemble des circonstances atténuantes mentionnées plus haut et surtout de l’investissement proactif de 750 000 $ de Transpavé en matière de santé et de sécurité du travail. Le juge a toutefois ajouté à cette amende une suramende compensatoire de 10 000 $, comme lui permet le Code criminel[4], destinée au fonds d’indemnisation des actes criminels.
Les leçons à tirer de la décision
Il va sans dire que la décision Transpavé inc. trouvera écho dans le monde de la santé et de la sécurité du travail. Malheureusement, il y a fort à parier qu’elle ne sera pas la dernière décision de ce genre.
Alors que doit-on retenir de cette décision?
Tout d’abord, il faut reconnaître que, malgré d’immenses investissements faits a posteriori par Transpavé en matière de santé et de sécurité du travail, l’amende finale de 110 000 $ n’en est pas moins importante, de l’aveu même du juge. Il faut ainsi prendre acte du fait que les mesures subséquentes à l’accident, quoique louables et prises en compte lors de la détermination de la peine, n’ont pas eu le poids auquel on pouvait s’attendre. Les vertus et les avantages de la prévention des accidents du travail, plutôt que ceux de leur réparation, sont donc réaffirmés par le prononcé de cette lourde peine.
Ensuite, il faut convenir que Transpavé est condamnée pour négligence criminelle causant la mort suite à un plaidoyer de culpabilité sans qu’il n’y ait eu de procès. Or, sous réserve de quelques brèves références aux manquements de l’organisation, le juge ne se prononce pas, à proprement parler, sur les principes de la négligence criminelle à l’égard du défaut de supervision du travail par un gestionnaire, un contremaître ou même un chef d’équipe. Il faudra donc attendre une décision où la culpabilité d’une organisation est contestée pour y voir comment ces dispositions nouvelles du Code criminel seront appliquées.
Finalement, il faut reconnaître que la détermination de la peine par le juge fut grandement facilitée par la recommandation commune des parties. Il est vrai que le juge jouit d’une grande discrétion et n’est pas lié par la recommandation s’il la considère déraisonnable, inadéquate, contraire à l’intérêt public ou encore susceptible de déconsidérer la justice[5]. En l’espèce, le juge a entériné la recommandation des parties. Or, il aurait été intéressant de voir à quelle peine le juge en serait venue, en l’absence d’une telle recommandation, et ce, en considérant l’ensemble des circonstances atténuantes et surtout les investissements énormes de l’organisation pour prévenir tout accident futur.
Conclusion
En somme, l’affaire Transpavé inc. nous démontre clairement que le droit criminel joue désormais un rôle dans la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Ce faisant, le législateur fédéral a-t-il pris un virage trop radical? A-t-il tenté de répondre à une carence du régime réglementaire de santé et de sécurité du travail? L’effet répressif du droit criminel est-il vraiment nécessaire pour faire respecter les normes de santé et de sécurité du travail? Le débat est ouvert.
Toutefois, il faut retenir que le droit criminel fournit une autre bonne raison aux organisations et à leurs dirigeants de redoubler d’efforts en matière de prévention des accidents pour éviter des conséquences aussi dramatiques que la mort d’un employé.
Marie-Claude Perreault, CRIA, avocate associée, avec la grande collaboration de Vicky Lemelin, avocate et Philippe Levac, stagiaire du du cabinet Lavery, de Billy
Source : VigieRT, numéro 27, avril 2008.
1 | Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. |
2 | Loi sur la santé et sécurité du travail, L.R.Q., c. s-2.1. |
3 | Article 718.21 (d) C.cr. |
4 | Article 737 C.cr. |
5 | Bazinet c. R., 2008 QCCA 165 (CanLII). |