Vous lisez : Une clause de non-concurrence est-elle vraiment nécessaire?

Les employeurs, dans le but de protéger leurs avantages concurrentiels, demandent de plus en plus à leurs employés de prendre un engagement de non-concurrence à leur égard. Par cet engagement, l’employeur s’assure que l’employé, à la suite de sa démission, ne pourra travailler pour un concurrent pendant une certaine période de temps, dans un certain territoire et dans un certain champ d’activité et, ainsi, lui livrer une concurrence déloyale. En cas de litige sur la validité d’un tel engagement, il revient à l’employeur de faire la démonstration que cet engagement est valide. En vertu de l’article 2089 du Code civil du Québec, l’employeur doit alors démontrer que la période de temps, le territoire et le champ d’activité se limitent à ce qui est nécessaire pour protéger adéquatement ses intérêts légitimes d’affaires. Une fois cette démonstration effectuée, l’employé se voit interdire par le tribunal de travailler pendant cette période de temps, sur le territoire spécifique et dans ce champ d’activité prévu dans l’engagement. La signature d’un engagement de non-concurrence est donc un moyen efficace pour contrer la concurrence déloyale que pourraient livrer les ex-employés.

En pratique, les employés acceptent mal de se voir imposer par leur employeur l’obligation de signer un tel engagement. En effet, en signant cet engagement, l’employé limite son droit de démission et de changer d’emploi, car il ne pourra travailler pendant la période prescrite si son nouvel emploi se trouve sur le territoire et dans le champ d’activité prescrits à cet engagement. Dans les faits, bien souvent, l’employé doit gagner sa vie et ne peut donc cesser de travailler, même pendant quelques mois. Par conséquent, la signature de cet engagement est souvent perçue comme un abus de droit de l’employeur qui peut avoir pour effet de diminuer la motivation et la mobilisation des employés.

Avant de décider d’imposer la signature d’un tel engagement à ses employés, un employeur doit s’interroger sur la nécessité de cet engagement à la lumière des nouveaux développements jurisprudentiels. Plus particulièrement, la doctrine du inevitable disclosure, de plus en plus présente en droit québécois, est susceptible d’offrir aux employeurs une protection semblable à celle d’un engagement de non-concurrence en vertu de l’obligation de loyauté ou d’un engagement de confidentialité.

La doctrine de la divulgation inévitable (inevitable disclosure) provient du droit américain[1] et a été introduite en 2003 en droit québécois par le juge Wéry dans l’affaire Lawrence Home Fashion inc. c. Sewell[2]. Dans cette affaire, le juge Wéry a ordonné une ordonnance de sauvegarde visant à empêcher un employé de travailler pour un nouvel employeur, en l’absence de tout engagement de non-concurrence ou de confidentialité. Le juge a fondé sa décision sur le fait qu’il aurait été difficile, voire impossible, que les informations confidentielles détenues quant aux affaires de l’ex-employeur ne soient divulguées au nouvel employeur. Cette doctrine permet d’alléger le fardeau de preuve de l’employeur, car celui-ci n’a pas à faire la démonstration que l’employé a effectivement utilisée de l’information confidentielle ou qu’il a commis des actions qui constituent de la concurrence déloyale. Il lui suffit de démontrer que, dans les circonstances, l’employé ne pourra pas faire abstraction des informations confidentielles qu’il a acquises dans le cadre de son emploi. Cette doctrine agit donc à titre de présomption irréfragable de divulgation en faveur de l’employeur lorsque celui-ci a réussi à démontrer qu’en raison des similarités avec le nouvel emploi, l’employé devra nécessairement faire appel à l’information confidentielle acquise dans son emploi.

Avant l’introduction de cette doctrine, l’auteur (maintenant juge à la Cour d’appel), Marie-France Bich, nous indiquait que la preuve de l’employeur devait démontrer davantage que des appréhensions, des craintes et des inquiétudes. Plus particulièrement, elle indique ce qui suit :

« Ainsi, en matière de renseignements confidentiels, les tribunaux ne se satisferont pas de la possibilité théorique que le salarié divulgue de tels renseignements ou les utilise à son profit ou au profit d’un tiers : il faudra que l’employeur en fasse la démonstration ou qu’il fasse la démonstration d’une probabilité de divulgation fondée sur des éléments graves et précis »[3].Cette opinion de la juge Bich était aussi celle qui a été retenue par le juge Viens dans l’affaireGroupe Biscuit Leclerc inc. c. Rompré[4]. Dans cette affaire, le juge souligne aussi le fait que la preuve n’a démontré que des appréhensions et n’a pas permis de conclure que l’employé avait contrevenu à son obligation de confidentialité et de loyauté.

Ainsi, la doctrine de la divulgation inévitable facilite la preuve de l’employeur en ce qu’il lui suffit d’établir que, dans les circonstances, il est très probable que des informations confidentielles seront divulguées et permet parfois d’obtenir des résultats semblables à ceux qui seraient obtenus si l’employé avait signé un engagement de non-concurrence. En effet, même en l’absence d’un engagement de non-concurrence, certains juges ont récemment utilisé cette doctrine pour protéger les employeurs à la suite du départ d’un employé détenant des informations confidentielles en imposant des restrictions à sa liberté de travail.

Dans l’affaire Alstom Hydro Canada inc. c. Néron[5], alors que l’employé n’avait signé qu’un engagement de confidentialité, le juge Fournier a ordonné à l’ex-employé, qui était parti pour occuper des fonctions similaires chez un concurrent, de se retirer des projets sur lesquels il avait travaillé dans son emploi antérieur, imposant de ce fait des restrictions à sa liberté de travailler pour le nouvel employeur. Dans cette affaire, même s’il n’y avait aucune preuve démontrant que l’ex-employé avait divulgué des informations confidentielles, ce que niait d’ailleurs catégoriquement cet ex-employé, le juge Fournier a conclu qu’il fallait éviter que l’ex-employé ne subisse ou vive une situation de high probability of inevitable disclosure.

L’affaire ING Canada inc. c. Robitaille[6] est essentiellement au même effet. Alors que l’employé n’avait signé, encore une fois, qu’un engagement de confidentialité, la juge Trahan a ordonné à l’ex-employé qui s’était établi à son compte de ne pas s’impliquer dans la gestion de fonds sur lesquels il avait travaillé dans son emploi antérieur. Autrement, il ne pourrait que faire usage des informations confidentielles obtenues dans son emploi antérieur. Ainsi, en présence d’un simple engagement de confidentialité, la juge a néanmoins cru nécessaire de limiter la liberté d’emploi de l’ex-employé puisque c’était le seul moyen de prévenir la divulgation d’informations confidentielles.

Dans ces deux décisions, l’ex-employé a pu continuer à travailler dans son nouvel emploi, mais a dû cesser de travailler dans certains domaines ou sur certains projets. Ainsi, l’effet de la théorie de la divulgation inévitable est moindre que celui d’un engagement de non-concurrence, mais est tout de même suffisant pour protéger adéquatement les intérêts de l’employeur.

Une distinction importante demeure entre une clause de non-concurrence et une clause de confidentialité. Seule une clause de non-concurrence valide peut avoir pour effet d’interdire à un salarié de travailler pour un concurrent de son employeur précédent. Toutefois, un simple engagement de confidentialité pourra dans certains cas produire des effets semblables.

En effet, lorsque les connaissances de l’ex-employé sont telles qu’elles seront nécessairement divulguées, que le nouvel emploi est similaire au précédent, que les deux employeurs sont en concurrence directe, la doctrine de la divulgation inévitable peut avoir pour effet d’interdire à l’ex-employé d’exécuter certains travaux lorsque cela est nécessaire pour éviter la divulgation d’informations confidentielles. Cette doctrine permettra notamment une meilleure protection des droits d’un employeur dans les cas de concurrence déloyale. L’employeur qui a renoncé à faire signer des clauses de non-concurrence par ses employés pourra néanmoins demander que ses ex-employés cessent de le concurrencer directement s’il peut démontrer que ceux-ci utiliseront alors inévitablement des informations confidentielles obtenues alors qu’ils étaient à son emploi.


Marianne Plamondon
, avocate en droit de l’emploi et du travail chez Ogilvy Renault

Source : VigieRT, numéro 24, janvier 2008.


1 Doubleclick Inc. v. David Henderson et al, 1997 New York, Misc. Lexis 577.
2 [2003] R.J.Q. 1848 (C.S.).
3 Marie-France Bich, « La viduité post-emploi : loyauté, discrétion et clauses restrictives », Développement récents en droit de la propriété intellectuelle, 2003, Cowansville, Yvon Blais.
4 D.T.E. 98T-333 (C.S.).
5 D.T.E. 2007T-143 (C.S.).
6 D.T.E. 2007T-239 (C.S.).
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