L’année 2011 n'a pas été des plus fertiles en ce qui concerne la jurisprudence et les modifications législatives au Canada, mais quelques jugements et événements liés au droit du travail méritent tout de même qu'on leur prête une certaine attention puisqu'ils risquent d'avoir des incidences au cours des années à venir. En voici quelques-uns assortis de commentaires et de prévisions d’experts.
23 février – Zellers réintègre des syndiqués : La Commission des relations du travail (CRT) a ordonné à Zellers de réintégrer les syndiqués du magasin des Galeries Lac Saint-Jean que la compagnie avait fermé en 1995, juste avant d’ouvrir une autre succursale dans la région. Cette saga judiciaire s'est étalée sur 16 ans et s'est rendue jusqu'à la Cour suprême. Celle-ci avait refusé d'entendre la cause, entérinant ainsi le verdict de la Cour d'appel de renvoyer le dossier à la CRT. « C'est manifestement un dossier à suivre avec la fermeture des succursales Couche-Tard cette année », commente Jacques Provencher, CRIA, de Les Avocats Le Corre et associés. Quant à lui, Gilles Touchette, CRIA, associé principal chez Norton Rose, signale que le fait que Target ait acheté des intérêts locatifs de 220 emplacements présentement utilisés par Zellers risque de complexifier la suite des choses. « Target veut avoir les sites où les magasins sont situés, mais les Zellers seront fermés et transformés en totalité pour abriter de nouveaux magasins Target. Qu'en est-il des accréditations qui étaient à ces endroits? Est-ce qu'elles vont suivre chez Target? », s'interroge-t-il.
14 avril – Affaire Bernadette Boies : Un banc de trois juges administratifs s'est penché sur ce cas afin de clarifier l'interprétation de l'article 28 de la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles (LATMP). « C'est une décision de principe marquante qui devrait être citée très souvent, note Érik Sabbatini, CRIA, associé principal chez Fasken Martineau DuMoulin, parce qu'on y passe en revue tous les critères de présomption [de lésion professionnelle] afin de tracer la voie sur la façon dont chaque critère devrait être appliqué à l'avenir. On se prononce aussi sur la façon dont l'employeur peut renverser la présomption de l'article 28 et démontrer que la lésion n'est pas survenue une fois que la présomption s'applique. »
29 avril – Arrêt Fraser de la Cour suprême : La Cour suprême a reconnu la constitutionnalité de la Loi ontarienne sur la protection des employés agricoles (LPEA). En validant cette Loi, la cour confirme le droit d'association de ces travailleurs, mais la LPEA n'oblige l'employeur qu'à écouter et à lire les observations dont l'association lui fait part. « Est-ce que le droit d'association comprend celui de négocier? La réponse est encore oui. Est-ce qu'il comprend celui de faire la grève? La Cour ne s'est pas encore rendue là », constate François Lamoureux, adjoint au comité exécutif de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). « C'est un élément assez marquant parce qu'on pensait, à la suite de l'arrêt Dunmore [qui jugeait inconstitutionnelle, en 2001, une loi qui retirait à ces travailleurs le droit de se syndiquer], qu'il y aurait une plus grande protection accordée au droit d'association en vertu de la Charte. Mais l'arrêt Fraser est peut-être venu restreindre ce qu'on avait cru voir s'appliquer depuis 2001 », observe quant à lui Érik Sabbatini. « L'arrêt Fraser vient confirmer que cette protection minime est correcte », résume-t-il. Cette décision risque aussi d'avoir un impact au Québec dans le dossier des travailleurs saisonniers migrants à qui le droit de se syndiquer a été reconnu par la CRT en 2010.
6 juillet – Revirement au sujet de la Loi 30 : La Cour d'appel a infirmé le jugement de la Cour supérieure qui avait déclaré la Loi 30 comme inconstitutionnelle et contrevenant à la liberté d'association. Cette Loi, adoptée en 2003, avait forcé la fusion des unités d'accréditation syndicale au sein d'établissements de santé et imposé la négociation locale obligatoire sur 26 matières sans droit de grève. « La Cour suprême est saisie d'une demande d'autorisation, explique François Lamoureux. Si elle entend le dossier, ce sera une conséquence du débat sur le droit d'association à la suite de l'arrêt Fraser. [...] Ce sera possiblement une occasion pour elle de clarifier sa pensée sur la constitutionnalisation du droit de grève. »
8 septembre – Disparité de traitement à Sherbrooke : La Cour suprême a refusé d'entendre la Ville de Sherbrooke dans le dossier qui l'opposait à des pompiers embauchés après 1998. La Cour d'appel avait auparavant jugé que la compensation pour perte d’heures supplémentaires accordée aux pompiers embauchés avant 1998 devait être considérée comme un salaire. Cette décision met en lumière l'article 87.1 de la Loi sur les normes du travail relatif à la disparité de traitement. « Ce sont des dispositions qui sont apparues en 2002 [et] elles se font présentement tester », affirme Johanne Tellier, directrice du centre juridique de Montréal à la Commission des normes du travail. Elle croit que ce refus de la Cour suprême influencera plusieurs autres causes de disparité de traitement actuellement en appel.
14 septembre – Définition d’établissement : À la suite du conflit de travail au Journal de Québec en 2007-2008, la Cour d'appel a confirmé, en se penchant sur l'article 109.1 du Code du travail, qu'un employeur peut faire exécuter les tâches de salariés en grève ou en lockout par d'autres, à condition que ce travail soit effectué à l'extérieur de l'établissement physique où se déroule l'arrêt de travail. Cette décision « n'accrédite pas la thèse que le télétravail et le travail par informatique, faits à l'extérieur, doivent être considérés comme étant exécutés dans l'établissement », explique Gilles Touchette. « Ce que la Cour conclut, c'est que si on veut aller au-delà de ça, il va falloir une nouvelle législation, parce que la Loi a vraiment été adoptée dans un contexte où on voulait donner à la notion d'établissement une définition physique », remarque Érik Sabbatini. Le Syndicat de la fonction publique (SCFP) a présenté une requête pour porter le jugement en Cour suprême. Plusieurs syndicats, quant à eux, font des pressions sur la ministre Lise Thériault pour qu'elle modernise les dispositions anti-briseurs de grève à l'aune du télétravail.
27 septembre – Agences de placement : La CRT a statué que 21 inhalothérapeutes travaillant à l'Hôpital-Maisonneuve Rosemont, fournit par l'Agence MD et Girafe santé, devaient être considérés comme des employés de l'hôpital et non comme des employés de ces agences privées de placement. Une décision avec « un impact assez majeur », considère Érik Sabbatini, car la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) affirme que 29 autres requêtes semblables ont été déposées à la CRT. Ce jugement pourrait éventuellement affecter le placement des infirmières par des agences privées dénoncé par la FIQ. Le dossier des agences de placement sera à suivre en 2012, selon Johanne Tellier qui affirme que « La Loi sur les normes du travail est encore bâtie de façon à ce qu'il y ait un salarié et un employeur ou des salariés et un employeur, mais pas pour qu'il y ait deux employeurs. Il y a encore un vide juridique, et il se peut que la Loi bouge. »
6 novembre – Réforme de la CSST : Le Conseil d'administration de la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST) a rendu publiques 30 recommandations sur la modernisation du régime de santé et de sécurité en se basant sur un consensus patronal-syndical. Lise Thériault devrait déposer le projet de loi qui réformera la CSST en 2012.
2 décembre – Adoption de la Loi 33 : La Loi éliminant le placement syndical et visant l'amélioration du fonctionnement de l'industrie de la construction a été adoptée à l'Assemblée nationale. Fer de lance pour s'attaquer au phénomène de l'intimidation sur les chantiers, cette Loi relègue à la Commission de la construction du Québec (CCQ) la responsabilité du placement de la main-d'œuvre. La plupart des dispositions de cette Loi sont aussitôt entrées en vigueur, sauf certaines qui seront appliquées à partir de décembre 2012. Il sera intéressant de voir, dans les travaux du comité de transition, comment cette Loi sera mise en pratique. La FTQ-Construction et le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (International) ont mandaté des avocats pour la contester devant les tribunaux.
Vers 2012 : L'une des tendances à surveiller cette année sera celle des médias sociaux, qui bouleversent bien des milieux de travail. « Avec l'usage de Facebook et de Twitter parmi leurs salariés, les employeurs sont maintenant placés devant l'obligation de se doter d'une politique d'utilisation des médias sociaux », constate Pierre Pilote, CRIA, associé chez Gowlings, fréquemment consulté par des clients sur cette question. « Il y a des jugements, mais la loi et la jurisprudence ne sont pas aussi avancées qu'aux États-Unis », analyse Aldona C.L. Gudas, avocate chez Blakes. Ici, « il n'y a pas eu de cause clé », constate celle qui donne des séminaires sur le sujet. Mais cette évolution ne saurait tarder. Les médias sociaux mettent en cause de nombreuses questions sur la séparation entre la vie publique et la vie privée. Pour l'instant, la plupart des aspects légaux du travail que font resurgir les médias sociaux touchent le vol de temps, dû à une utilisation abusive de ces outils durant les heures de travail, ou le devoir de loyauté, se poursuivant dorénavant même une fois que l'employé est sorti de son lieu de travail. Un commentaire désobligeant rédigé à toute heure sur l'une de ces plateformes peut porter atteinte à la réputation ou mettre en péril les affaires de l'employeur. « Selon son degré d'accessibilité, une page Facebook peut aussi être, dans certains cas, reconnue comme preuve devant les tribunaux », constate Johanne Tellier à la CNT.
Autres dossiers à surveiller : La requête de l'Association des cadres de la Société des Casinos du Québec pour syndiquer certains cadres fera l'objet d'une décision de la CRT en 2012. Si elle est acceptée, « on peut s’attendre à un impact majeur », prévoit Gilles Touchette. Du côté de la CSN, on exprime la volonté de mettre en place en 2012 un comité de travail sur le problème des régimes de retraite et de poursuivre comme objectif de faire « dépoussiérer et moderniser » la Loi sur les normes du travail. François Lamoureux rappelle aussi que Lise Thériault a entre les mains plusieurs consensus patronaux-syndicaux émis au sein du Conseil consultatif du travail et de la main-d'œuvre et du travail (CCTM) afin de faire modifier des lois, dont un concernant l'amélioration du Régime québécois d'arbitrage.
Source : VigieRT, janvier 2012.