Le 19 mai 2017, la Cour d’appel du Québec a rendu un arrêt important sur la notion de « cadre supérieur » au sens de la Loi sur les normes du travail dans la cause de Delgadillo c. Blinds To Go inc. et le Tribunal administratif du travail[1]. Cet arrêt devrait dorénavant guider les juges administratifs du Tribunal administratif du travail lorsqu’ils auront à décider si, lorsqu’un cadre est congédié, il est cadre supérieur ou non.
Quel est l’intérêt de cet arrêt?
Il faut se rappeler qu’en principe, sous réserve d’exceptions quant à certains avantages, tels que les absences pour raisons familiales ou reliées à la grossesse ou à la maternité, ou à des recours liés au harcèlement psychologique, le cadre supérieur est exclu de l’application de la Loi sur les normes du travail.
La question de savoir si un cadre est un cadre supérieur a fait couler beaucoup d’encre, surtout dans le contexte de plaintes pour congédiement en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail où l’employeur plaide que le cadre congédié est un cadre supérieur et qu’en conséquence, il ne peut exercer le recours prévu à cet article.
Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur les normes du travail, les prédécesseurs du Tribunal administratif du travail[2] ont eu à maintes reprises l’occasion de se prononcer sur la question. Cependant, force est de constater que la jurisprudence en la matière est loin d’être unanime.
Pour certains juges administratifs, le cadre qui bénéficie d’une grande autonomie, d’un salaire élevé et d’une discrétion certaine dans l’exécution de ses fonctions ne peut être qualifié de cadre supérieur s’il n’exerce aucun pouvoir décisionnel relativement aux stratégies et aux politiques de l’entreprise. D’autres juges administratifs sont beaucoup moins exigeants.
Pour sa part, la Cour d’appel avait à quelques reprises considéré la question, sans que des principes clairs soient dégagés concernant la qualification de cadre supérieur au sens de la Loi sur les normes du travail.
Dans l’arrêt Delgadillo, la Cour d’appel tranche en faveur d’une approche souple au moment de l’analyse de la notion de cadre supérieur.
L’affaire Delgadillo
Cette affaire concerne le directeur d’une des deux usines de l’entreprise Blinds To Go inc., une entreprise qui fabrique des stores sur mesure dans un court laps de temps et exploite des centaines de magasins au détail. Aussitôt que le client passe une commande dans un des magasins, elle est transmise à une des deux usines pour que les stores soient fabriqués et livrés au client dans un délai de 48 heures. Ainsi, les deux usines de fabrication sont la pierre angulaire du modèle d’affaires de l’entreprise.
Dans son arrêt, la Cour d’appel note que le directeur d’usine exerçait des fonctions d’importance au sein de l’entreprise, jouissait d’une vaste latitude dans l’exercice de ses fonctions et avait des rapports étroits avec les propriétaires de l’entreprise, qui lui accordaient toute leur confiance.
Sa plainte a été soumise à la Commission des relations du travail. Le juge administratif qui a entendu la cause a décidé que le directeur d’usine n’était pas un cadre supérieur au sens de la Loi sur les normes du travail. Par conséquent, sa plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante était recevable. En l’occurrence, celle-ci a été accueillie.
La question particulière du statut de cadre supérieur de ce directeur a été soumise à la Cour supérieure. Contrairement à la Commission des relations du travail, elle a conclu qu’il était cadre supérieur.
La Cour d’appel s’est déclarée en accord avec la Commission des relations du travail sur le fait que la notion de cadre supérieur au sens de la Loi sur les normes du travail devait faire l’objet d’une interprétation restrictive. Cependant, elle a précisé qu’on ne pouvait donner à cette notion un sens si étroit qu’il finit par la neutraliser ou la confiner aux seules personnes occupant la présidence d’une entreprise.
Dans son jugement, la Cour note que la Commission des relations du travail a commis deux erreurs.
La première est d’avoir fait abstraction de la nature même de l’entreprise et, en particulier, de la singularité de son modèle d’affaires. En effet, les opérations des usines de production en font des composantes névralgiques. En regard de cette première erreur, la Cour a conclu de cette façon :
« [26] […] En omettant le contexte au profit d’une vision parcellaire de la preuve, la CRT a rendu une décision qui n’appartenait pas aux issues possibles au regard du droit applicable et qui ignorait un vaste pan de la preuve, ce qui la rend inacceptable au regard des faits. »
La deuxième erreur de la Commission des relations du travail est d’avoir donné à la notion de cadre supérieur « un sens si étroit qu’il neutralise la disposition à toutes fins utiles ou la confine aux seules personnes occupant la présidence d’une entreprise ».
Le juge administratif a conclu son analyse en ces termes :
« [39] Le plaignant est directeur d’une usine. Son autorité et son autonomie sont limitées à cette direction. Un cadre supérieur aurait autorité non seulement sur l’usine, mais il aurait également un mot à dire sur les autres directions, les ressources humaines, les affaires financières, le réseau informatique, le marketing et la direction de la fabrication aux États-Unis. La preuve a clairement établi que le plaignant était responsable de sa direction et n’avait aucun droit de regard sur les autres directions. Un cadre supérieur est un employé qui forcément doit avoir un droit de regard sur l’ensemble des opérations de l’entreprise et non sur une seule direction, aussi importante soit-elle. Un cadre supérieur d’une direction, cela n’existe pas. Pour être cadre supérieur, il faut occuper un poste important pour l’ensemble de l’entreprise. Ce qui n’est manifestement pas le cas du plaignant. »
nos soulignements)
Or, de l’avis de la Cour d’appel, ces propos ne sauraient tenir en droit. Elle a réaffirmé que :
« [28] […] un cadre supérieur peut, certes, être investi d’une autorité générale sur l’entreprise, mais tout aussi bien être détenteur d’une autorité départementale, fonctionnelle, divisionnaire, régionale ou de type “conseil”. Sans doute le détenteur d’une telle autorité n’est-il pas toujours un cadre supérieur (cela dépend du contexte), mais on ne peut l’exclure d’emblée, comme le fait ici la CRT, qui érige l’exclusion en principe. »
Que devons-nous retenir de cet arrêt?
Cet arrêt de la Cour d’appel assouplit grandement la notion de cadre supérieur, surtout en affirmant qu’un cadre supérieur peut être investi d’une autorité départementale, fonctionnelle, divisionnaire, régionale ou de type « conseil ».
Ainsi, la qualification de cadre supérieur ne sera plus limitée aux membres du personnel qui ont un droit de regard sur l’ensemble des opérations de l’entreprise, mais pourra être étendue à ceux qui jouissent de cette autorité dans une sphère beaucoup plus restreinte, tels un département, une division ou une région. De même, le statut de cadre supérieur pourra être reconnu à ceux qui exercent une autorité fonctionnelle ou de type « conseil ».
Cet assouplissement de la grille d’analyse fait en sorte que les juges du Tribunal administratif du travail devront prendre en compte la nature même de l’entreprise et son organisation, en plus de considérer le rôle du membre du personnel et son importance ainsi que la contribution qu’il apporte à la réussite de l’entreprise. Cette contribution n’a pas besoin de viser l’ensemble des opérations de l’entreprise; elle peut être limitée à un des éléments importants de celles-ci.
Il est à prévoir que la jurisprudence du Tribunal administratif du travail s’harmonisera avec les principes directeurs de l’arrêt de la Cour d’appel et témoignera de plus de souplesse dans la détermination du statut de cadre supérieur au sens de la Loi sur les normes du travail.
Source : VigieRT, septembre 2017.
1 | Delgadilloc.Blinds To Go inc., 2017 QCCA 818. |
2 | Le Bureau du Commissaire général du travail et, plus récemment, la Commission des relations du travail. |