Vous lisez : Question de langue!

Depuis le début, notre histoire est ponctuée de luttes entre nos ancêtres originaires de la France et de l’Angleterre pour assurer la conservation de leur langue respective.

Au fil des années, les passions se sont calmées et, fort heureusement, les combats en matière de langue se sont apaisés. C’est peut-être pour cette raison que la jurisprudence québécoise plus récente est de moins en moins loquace sur cette question.

Mais voici qu’à la fin de l’année 2008, deux décisions ont été rendues concernant la Charte de la langue française[1]. La première de ces décisions a été rendue par un arbitre de griefs, sentence dont il sera question ci-dessous.

L’autre décision[2] en la matière a été rendue par la Commission des relations du travail du Québec, à l’égard d’une personne non syndiquée, qui avait postulé à un emploi d’agent de sécurité au Casino de Montréal et dont la candidature a valablement, selon la commissaire Louise Côté-Desbiolles, été rejetée en raison des faibles résultats obtenus lors de la passation d’un test d’anglais.

Étant donné que cette chronique porte principalement sur la jurisprudence arbitrale rendue pour des salariés syndiqués, nous ne ferons que mentionner au passage cette deuxième décision, où la plainte déposée en vertu de l’article 46 de la Charte de la langue française a été rejetée.

Fond historique législatif
Avant d’examiner une à une ces décisions, voici un bref historique législatif. C’est en 1977, à la suite de l’accession au pouvoir du Parti québécois, que le gouvernement du Québec a adopté une Charte qui établit dorénavant le français comme langue officielle au Québec[3]. Le chapitre VI nous intéresse davantage en ce qu’il contient douze articles qui régissent la langue du travail[4].

Parmi ces dispositions législatives, l’article 46 est certainement celui qui a fait le plus parler de lui, sur le plan jurisprudentiel à tout le moins. Cet article interdit à un employeur « d’exiger, pour l’accès à un emploi ou à un poste, la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle » [5].

Cependant, ce premier paragraphe de l’article 46 de la Charte de la langue française se termine en prévoyant expressément l’exception suivante : « à moins que l’accomplissement de la tâche nécessite une telle connaissance ».

La Charte de la langue française va plus loin, en déclarant la nullité de tout acte juridique, de toute décision et de tout autre document qui ne sont pas conformes aux dispositions du chapitre VI[6].

Avant d’aller plus loin, une autre exception mérite cependant d’être soulignée. Il s’agit de l’article 49 de cette même Charte qui permet à une « association de salariés », soit à un syndicat, « d’utiliser la langue de son interlocuteur lorsqu’elle correspond avec un membre en particulier ».

Cela dit, voici que l’interdiction d’exiger une langue autre que le français au travail est assortie de deux recours distincts[7], selon que le salarié est non syndiqué ou syndiqué : dans le premier cas, il doit déposer sa plainte auprès de la Commission des relations du travail du Québec; dans le second, il peut soumettre son grief à l’arbitrage, au même titre que son syndicat, dans l’éventualité où ce dernier ferait défaut de le faire.

Une médiation[8] est même possible aux termes de l’article 47 de la Charte de la langue française. Une demande écrite à cet effet doit être soumise à l’Office de la langue française[9] qui est le gardien de cette Charte.

L’article 50, dernier article relatif à la langue du travail, établit une présomption, dont le caractère est incontestable. À preuve : « Les articles 41 à 49 de la présente Loi sont réputés faire partie intégrante de toute convention collective ». Qui plus est, ce même article 50 sanctionne de nullité absolue toute stipulation d’une convention collective qui est contraire à une disposition de la Charte de la langue française.

La sentence arbitrale (dans le secteur des affaires sociales)
L’arbitre de griefs, Me René Turcotte, a rendu une sentence arbitrale, le 20 novembre 2008, à l’égard du Centre de santé et des services sociaux du Haut-St-François[10].

Me Turcotte était alors saisi de deux griefs que l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) a déposés pour contester deux avis d’affichage de postes de travailleurs sociaux, auxquels le CSSS Haut-St-François avait procédé dans cet établissement du secteur des affaires sociales situé dans les Cantons de l’Est.

Cet employeur offre des services de santé et des services sociaux à une population composée de 11 % à 13 % d’anglophones, selon les groupes d’âge. En vertu du récent Programme régional d’accessibilité aux services de langue anglaise que ce CSSS a mis en œuvre le 27 février 2007, il a l’obligation d’offrir à la population de langue anglaise l’accès à certains services dans sa langue maternelle. D’où l’exigence de bilinguisme à un niveau « 3/5 » dans les deux avis de postes vacants en cause.

L’article 15 de la Loi sur la santé et les services sociaux[11] confère le droit à « toute personne d’expression anglaise […] de recevoir en langue anglaise des services de santé et des services sociaux ».

Ce droit est cependant assorti du bémol suivant : « compte tenu de l’organisation et des ressources humaines, matérielles et financières des établissements qui dispensent ces services », et ce, « dans la mesure où le prévoit un programme d’accès visé à l’article 348 », comme c’est le cas pour ce CSSS avec son nouveau Programme régional.

Aux paragraphes 40 et suivants de sa sentence arbitrale, Me Turcotte a procédé à une revue exhaustive de la jurisprudence déjà rendue sur l’exception prévue au premier paragraphe de l’article 46 de la Charte de la langue française, soit celle voulant qu’un employeur puisse exiger une langue autre que le français si « l’accomplissement de la tâche nécessite une telle connaissance ». Parmi les décisions alors consultées, figure notamment la décision[12] de la Commission des relations du travail précédemment mentionnée.

Puis, au paragraphe 64 et aux suivants, Me Turcotte a livré sa décision, à la lumière de la preuve qui lui avait été soumise dans cette affaire. D’une part, il arrive à la conclusion que l’existence du critère de nécessité de maîtrise de la langue anglaise a été prouvée et que par conséquent, l’employeur en cause pourrait de ce seul fait se prévaloir de l’exception susmentionnée que l’on retrouve à l’article 46 de la Charte de la langue française. L’arbitre Turcotte précise, à juste titre, que « ce critère de nécessité comporte non seulement un aspect qualificatif, mais également un aspect quantitatif »[13].

D’autre part, Me Turcotte a également rappelé que, selon la jurisprudence prévalant en la matière, « l’employeur doit, en plus, démontrer de façon prépondérante que le respect du droit garanti à l’article 46 lui aurait imposé une contrainte excessive »[14]. Cette notion de contrainte excessive est de même nature que celle que l’on retrouve en matière d’obligation d’accommodement.

À la lumière de la preuve présentée en l’espèce, Me Turcotte en vient à la conclusion[15] que le CSSS Haut-St-François aurait pu satisfaire aux exigences que lui impose l’article 15 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[16], en matière de dispensation de service à la clientèle anglophone, par la création d’un seul poste exigeant la maîtrise de l’anglais dans le cadre de sa mission CLSC.

Or, en ce qui concerne cette deuxième condition requise afin de pouvoir bénéficier de l’exception apparaissant à l’article 46 de la Charte de la langue française, Me Turcotte en est venu à la conclusion que l’employeur en cause n’avait pas fait la démonstration, par preuve prépondérante, que la non exigence de l’anglais pour ces deux postes de travailleurs sociaux aurait entraîné pour lui une contrainte excessive.

D’où son dispositif[17] par lequel il accueille les deux griefs soumis à son attention par l’APTS et déclare nulle la mention de l’exigence de l’anglais dans les deux avis d’affichage en cause.

En conclusion
La jurisprudence déjà rendue sur l’article 46 de la Charte de la langue française pose deux conditions d’application pour se prévaloir de l’exception qui y est prévue; celles-ci font en sorte de renforcer l’interdiction faite à un employeur d’exiger comme langue de travail une langue autre que le français.

Cette sentence arbitrale fait également ressortir la similarité qui existe avec la notion de contrainte excessive, que ce soit en matière de langue de travail, comme dans le présent cas, ou que ce soit en matière d’obligation d’accommodement.

Me Diane Sabourin, CRIA, arbitre de griefs[18]

Source : VigieRT, numéro 36, mars 2009.


1 1977, L.R.Q., c. C-11.
2 Sandra Cossette c. Société des Casinos du Québec inc. – Casino de Montréal, rendue le 16 octobre 2008, résumée dans Droit du travail Express (SOQUIJ) #2008T-862 et publiée en version intégrale (11 pages) dans Azimut (SOQUIJ) #AZ-50517434.
3 Article 1 de la Charte de la langue française.
4 Articles 41 à 50 inclusivement.
5 Premier paragraphe de l’article 46 de la Charte de la langue française.
6 Article 48.
7 Paragraphes 2 et 3 de l’article 46 de la Charte de la langue française.
8 Voir aussi, sur cette médiation possible, les articles 47.1 et 47.2.
9 Articles 157 à 177 inclusivement de la Charte de la langue française.
10 Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (griefs #2007-04-A070 et #2007-11-A055) c. Centre de santé et des services sociaux du Haut-St-François, rendue le 20 novembre 2008, résumée dans Droit du travail Express (SOQUIJ) #2009T-152 et publiée en version intégrale (31 pages) dans Azimut (SOQUIJ) #AZ-50522548.
11 1977, L.R.Q., c. S-4.2.
12 Ibid., note 3.
13 Paragraphe 65 de la sentence arbitrale mentionnée à la note 11 ci-dessus.
14 Paragraphe 67 de cette sentence arbitrale.
15 Paragraphe 70 de cette même sentence arbitrale.
16 Ibid., note 12.
17 Paragraphe 72, toujours dans cette sentence arbitrale.
18 Me Diane Sabourin, CRIA, est arbitre de griefs depuis 1984 et aussi formatrice. Au fil de ses 25 années de pratique, elle a donné plusieurs conférences, cours et séminaires, sur des sujets en droit du travail. Depuis l’an 2000, elle enseigne comme chargée de cours l’arbitrage dans le cadre du Programme de maîtrise « Prévention et règlement de différends » de l’Université de Sherbrooke (campus Longueuil).
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