Vous lisez : Quand la mise en place d’un programme vire au cauchemar…

Dans une décision rendue le 21 avril dernier[1], la Cour supérieure du Québec rejetait la demande de pourvoi en contrôle judiciaire déposée par le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Nord-de-l’Île de Montréal (ci-après, l’Employeur ou le CIUSSS) à l’encontre de la décision de l’arbitre de grief.

De ce fait, la décision rendue en mars 2016 par l’arbitre était maintenue, au même titre que l’ensemble de ses conclusions. L’Employeur devra donc indemniser chacun des 52 membres du personnel du préjudice causé par la réorganisation du travail ayant découlé de la mise en place d’un nouveau programme de gestion du rendement, en versant à chacun d’entre eux une somme de 500 $ à titre de dommages moraux. Ces derniers visent notamment à compenser l’anxiété, l’angoisse et le stress subis par ces salariées et ces salariés en raison du climat de travail malsain et néfaste créé par cette réorganisation du travail.

 

Faits

La présente affaire tire son origine de griefs collectifs déposés par le syndicat, au nom de 52 salariés membres d’une équipe de soins à domicile[2]. Ces griefs reprochaient notamment à l’Employeur de ne pas être intervenu pour assainir un climat de travail malsain et néfaste créé par une réorganisation de travail connue sous le nom de Projet d’optimisation[3] (ci-après, le Projet d’optimisation).

Le Projet d’optimisation découlait d’une directive du Ministère de la Santé et des Services sociaux qui avait pour objectif d’augmenter substantiellement le temps d’intervention auprès de la clientèle des soins à domicile. En effet, et en réponse à cette directive ministérielle, le CIUSSS a décidé de procéder à une réorganisation du travail des intervenantes et des intervenants à domicile, ce qui s’est traduit par l’instauration d’un nouveau programme de gestion du rendement. Il avait notamment pour objectif d’évaluer le rendement des intervenantes et des intervenants en mesurant et en comptabilisant la durée des interventions réalisées à domicile.

Sur papier, le Projet d’optimisation semblait réaliste et adéquat. Or, sa mise en place a révélé de nombreuses problématiques techniques et fonctionnelles qui ont eu des répercussions négatives sur le travail des salariées et des salariés et sur le climat de travail en général, tels que : (i) les nouveaux outils de travail étaient difficiles à utiliser et exigeaient un temps de travail administratif important pour les intervenantes et les intervenants, (ii) la planification des activités était déficiente, (iii) les temps standards n’étaient pas conformes à la réalité de la pratique et (iv) les intervenantes et les intervenants devaient justifier les écarts entre la durée d’une intervention et son temps standard.

Or, et en tout temps durant l’implantation du Projet d’optimisation, l’Employeur a été informé des difficultés et des inconvénients techniques et fonctionnels rencontrés par les membres de son personnel. Ils ont en effet exprimé leurs préoccupations à l’Employeur et ce, en utilisant différents forums (rencontres de suivi, réunions de gestion, rencontres avec les chefs de programme, rencontres avec les gestionnaires, etc.).

Devant ce qu’il qualifie de « laxisme » de l’Employeur, le syndicat a déposé, quelques mois après l’implantation du Projet d’optimisation, les griefs collectifs ici en litige au nom de 52 salariés. Par le biais de ces griefs, le syndicat soutient que le nouveau programme de gestion du rendement a créé un climat de travail malsain et que les salariés ont subi du stress et une surcharge de travail. Le syndicat réclame également des dommages moraux et punitifs fondés sur le non-respect des dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne[4] (ci-après, la Charte) ainsi que de l’article 2087 du Code civil du Québec.

Il convient de noter par ailleurs que l’Employeur a reconnu que la mise en place du Projet d’optimisation n’était pas optimale ni adaptée à la réalité des salariées et des salariés et il a cessé son utilisation environ sept (7) mois après son implantation. Devant l’arbitre, l’Employeur soutenait avoir agi de bonne foi et demandait le rejet des griefs collectifs déposés par le syndicat.

Décision

 

Dans sa décision désormais confirmée par la Cour supérieure, l’arbitre a d’abord conclu que la décision de mettre en place le Projet d’optimisation se situe « au cœur de l’exercice des droits de direction »[5]de l’Employeur. Or, poursuit-il, ces droits doivent être exercés dans le respect des dispositions de la convention collective et de la Charte, notamment de son article 46 qui reconnaît le droit des salariées et des salariés à des conditions de travail justes et raisonnables. Il a enfin indiqué à ce chapitre que l’Employeur doit également s’assurer de ne pas exercer ses droits de direction de manière abusive, de façon discriminatoire ou déraisonnable ou de mauvaise foi.

Quant à l’implantation du Projet d’optimisation et aux conséquences qui en ont découlé, l’arbitre a toutefois conclu que l’Employeur a contrevenu à ses obligations en vertu de la convention collective et de la Charte. En effet, la preuve a démontré les effets néfastes de la mise en place du Projet d’optimisation sur les salariées et les salariés, sur leurs conditions de travail et sur leur milieu de travail.

À vrai dire, en plus d’engendrer une surcharge de travail importante, le nouveau programme de gestion du rendement a affecté les salariées et les salariés sur le plan moral et psychologique. Les témoignages de certains d’entre eux ont révélé que l’implantation de ce programme avait causé de l’anxiété, du stress, de l’irritabilité, des crises et parfois même des troubles du sommeil ou des troubles gastriques.

D’autre part, le fait que les temps standards du programme n’étaient pas conformes à la réalité et que le personnel ne pouvait par conséquent pas atteindre les objectifs fixés a causé une perte de confiance en soi ainsi qu’un sentiment d’incompétence et de dévalorisation chez plusieurs personnes. D’autre part, cela a créé chez certaines un sentiment d’humiliation ou de culpabilité du fait d’avoir à justifier les écarts entre leurs temps d’intervention et ces temps standards. Évidemment, cette situation a eu un effet négatif sur le climat de travail dans les différentes équipes.

À la lumière de ce qui précède, l’arbitre en est venu à la conclusion que l’implantation du Projet d’optimisation avait porté atteinte aux droits des salariées et des salariés à des conditions de travail justes et raisonnables et qu’elle avait été néfaste pour leur milieu de travail. Il accorde en conséquence une somme de 500 $ à chacun des 52 salariés signataires des griefs déposés par le syndicat. Cette somme vise notamment à les compenser pour les conséquences psychologiques subies. L’arbitre rejette toutefois la réclamation pour dommages punitifs en concluant que l’Employeur n’a pas agi de mauvaise foi ni fait preuve d’inaction face aux préoccupations de son personnel.

Analyse

Cette sentence arbitrale, désormais confirmée par la Cour supérieure, est intéressante sous deux (2) volets.

Dans un premier temps, l’arbitre confirme que la décision d’un employeur de procéder à une réorganisation du travail de son personnel relève de ses droits de direction. Ce premier constat est confortant pour les employeurs du Québec, qui pourront continuer d’aller de l’avant avec leurs différents projets d’optimisation et de réorganisation du travail.

Or, et dans un deuxième temps, l’arbitre fixe des balises aux droits de direction de l’employeur en discutant notamment de son obligation d’offrir un milieu de travail sain et de fournir des conditions de travail justes et raisonnables. Le simple fait pour un employeur d’être à l’écoute des insatisfactions ou des difficultés rencontrées par son personnel n’est pas suffisant pour se décharger de ces obligations. Selon l’arbitre, il faut aller plus loin et agir pour corriger la situation, et ce, rapidement...

Les employeurs sont ainsi mis en garde de veiller à ce que les réorganisations du travail orchestrées au sein de leur entreprise se déroulent sans grandes anicroches, sans quoi leur responsabilité pourrait être engagée, et ils pourraient ainsi être condamnés à verser des dommages moraux aux membres de leur personnel.

Source : VigieRT, juin 2017.

1 Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Nord-de-l’Île de Montréalc.Jobin, 2017 QCCS 1583.
2 Notamment des ergothérapeutes, des physiothérapeutes, des travailleuses et des travailleurs sociaux ainsi que des agentes et des agents d’intervention en service social ou de relations humaines.
3 Paragr. 1 de la décision de MeJobin (2016 QCTA 129).
4 Plus précisément, les articles 4 et 46 de laCharte des droits et libertés de la personne.
5 Paragr. 337 de la décision de MeJobin (2016 QCTA 129).

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