Bouleversement technologique et évolution sociologique : le bulletin de paie arrive à l’ère informatique! Plusieurs provinces nous avaient déjà devancés. La loi canadienne le permet également depuis 2008. Depuis le 6 février dernier, le bulletin de paie québécois peut s’obtenir en un clic selon la seule décision sur le sujet en droit québécois!
Ceux pour qui les lois en matière de droits de l’emploi sont familières savent déjà que la Loi sur les normes du travail, L.R.Q. c. N-1.1 (la « Loi ») prévoit que « l’employeur doit remettre au salarié, en même temps que son salaire, un bulletin de paie contenant des mentions suffisantes pour lui permettre de vérifier le calcul de son salaire. » Tout gestionnaire aguerri sait aussi que le bulletin de paie doit, au Québec, être remis en français. Cela étant dit, même le plus expérimenté des gestionnaires ne sait probablement pas sous quelle forme il peut remettre ce bulletin.
En effet, la Loi est muette à ce sujet. La jurisprudence québécoise, embryonnaire en la matière, n’était pas d’un plus grand secours. Quant à la Commission des normes du travail, elle annonce le droit de l’employeur de remettre un bulletin de paie par voie électronique, sans toutefois prendre définitivement position sur la question[1]. Le 6 février dernier, la première réponse claire à cette question a été donnée par une arbitre dans l’affaire Teamsters Québec, local 1999 et L’Oréal Canada[2]. Pour bien situer le fil des événements, il importe de résumer les faits qui ont mené à cette décision.
Depuis quelques années, L’Oréal Canada voulait cesser l’expédition des bulletins de paie de ses employés par la poste et prendre éventuellement un virage technologique et environnemental. C’est dans ce contexte qu’en 2008, elle a implanté un système informatique au moyen duquel les employés, notamment de ses établissements syndiqués de Montréal, pouvaient avoir accès, en toute confidentialité, à leurs bulletins de paie. Conscient que ses employés ne disposaient pas tous d’un ordinateur, l’employeur a aménagé trois postes de travail équipés d’ordinateurs et d’imprimantes permettant aux employés de consulter et d’imprimer leurs bulletins de paie sur les lieux du travail.
Le système a été configuré de telle sorte qu’un code d’usager et un mot de passe soient nécessaires pour qu’un employé puisse accéder à son bulletin de paie. Il est impossible pour un employé de visionner le bulletin de paie d’un autre employé sans ces identifiants. En cas de difficultés, une ligne téléphonique permettant de contacter rapidement le soutien technique a été mise à la disposition des employés. Des séances de formation rémunérées ont également été organisées à l’intention de tous les salariés. En somme, un système sécurisé, confidentiel et compris de tous les employés a été mis en place. D’ailleurs, au moment de l’arbitrage, aucune problématique liée à l’incompréhension des directives d’accès au portail, n’avait été rapportée.
En 2008, la mise en place de ce système était au stade expérimental. Les employés avaient toujours le choix de recevoir leurs bulletins de paie par la poste ou d’y accéder par voie électronique. Le syndicat faisait alors front commun avec l’entreprise pour l’implantation de ce virage technologique, qui permettait à cette dernière d’économiser des sommes importantes tout en protégeant l’environnement.
En mars 2011, conformément à ce qu’elle avait annoncé en 2008, l’entreprise a mis définitivement fin à l’envoi postal des bulletins de paie, forçant ainsi tous ses salariés à accéder à leurs bulletins de paie par voie électronique. Le syndicat a alors déposé un grief soutenant que l’entreprise contrevenait à la Loi. Les motifs de contestation alors soulevés par le syndicat concernaient les dispositions de la Loi et de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé.
Le syndicat a argumenté notamment que, tout comme pour le dépôt de la paie par virement bancaire, la remise d’un bulletin de paie électronique nécessite l’accord préalable du salarié. Le syndicat a plaidé également que par sa méthode, l’entreprise ne faisait que « rendre accessible » le bulletin de paie alors que l’article 46 de la Loi exige de le « remettre ». Subsidiairement, le syndicat a invoqué que l’entreprise manquait à ses obligations en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, en ce qu’elle n’assurait pas la confidentialité complète des renseignements.
Inversement, l’employeur a plaidé que rien dans la Loi ni dans la convention collective ne lui interdisait la mise en œuvre d’un tel système. Au surplus, la remise des bulletins de paie électroniques selon le système mis en place respectait entièrement les prescriptions de la Loi sur les renseignements personnels dans le secteur privé. Également, l’employeur a référé l’arbitre à la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information qui prévoit l’équivalence juridique du document électronique par rapport au support papier.
Dans sa décision très étoffée, l’arbitre a constaté que la convention collective ne prévoyait aucune limitation particulière quant au droit de l’employeur d’implanter ce système. Ensuite, l’arbitre a analysé la Loi pour conclure au droit de l’employeur de remettre le bulletin de paie de façon électronique.
En effet, contrairement à ce qu’a plaidé le syndicat, l’arbitre s’est dite d’avis que le terme « remettre » utilisé à l’article 46 de la Loi démontre que l’intention du législateur est que l’employé puisse avoir en main un document à lire et à analyser. Selon l’arbitre, la Loi n’exclut aucunement la remise d’un document électronique. Elle a adhéré à la position de L’Oréal quant à l’application de l’article 2 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. Selon elle, cet article tranche la question en prévoyant l’équivalence des supports.
Enfin, l’arbitre a estimé que la mise en place par l’employeur des nombreux outils permettant d’assurer la sécurité et la confidentialité des renseignements personnels est largement suffisante. Bref, l’arbitre a décidé qu’en vertu de la convention collective et des différentes lois applicables, la remise d’un bulletin de paie par voie électronique, avec les outils mis en place par l’employeur, est totalement légale.
La décision de l’arbitre témoigne de l’adaptation constante du monde du travail aux changements technologiques. Elle établit un nouveau cadre propre aux bulletins de paie. Pour la plupart des entreprises, la remise des bulletins de paie par voie électronique permettra une économie de coûts ainsi qu’un gain d’efficacité.
Cette décision peint la toile de fond sur laquelle un tel système peut être implanté. Elle établit certaines protections et garanties qui doivent être respectées en faveur du salarié. L’installation de postes de travail, l’élaboration d’une plate-forme sécurisée, l’accès à l’information au moyen d’identifiants personnels, un système de déconnexion automatique sont autant d’exemples d’outils qui devraient vraisemblablement être mis en place afin d’assurer la sécurité et la confidentialité des renseignements inscrits aux bulletins. Bien que la mise en place de ces systèmes ne soit pas simple, la négliger pourrait mener à une décision complètement différente.
Bref, le bulletin de paie traditionnel s’est dématérialisé. Il ne tient plus qu’à vous d’en assurer la sécurité!
Source : VigieRT, février 2012.
1 | Guide Interprétation et jurisprudence |
2 | Teamsters Québec, local 1999 et L’Oréal Canada, 6 février 2012, arbitre Me Louise Viau. |