En 2001, le législateur québécois adopte la Loi modifiant le Code du travail instituant la Commission des relations du travail et modifiant d’autres dispositions législatives, L.Q. 2001, c. 26, par laquelle il institue, entre autres, la Commission des relations du travail (CRT). Par cette Loi, le législateur accorde à la CRT un pouvoir général d’ordonnance, lequel est désormais prévu aux articles 118 et 119 du Code du travail, L.R.Q. c. C-27 (C.tr.). Parmi ces pouvoirs se trouve celui de « rendre toute ordonnance, y compris une ordonnance provisoire, qu'elle estime propre à sauvegarder les droits des parties » (118 [3] C.tr)[1].
Un aperçu des décisions rendues par la CRT
Au fil des ans, les parties ont demandé à maintes reprises à la CRT de rendre provisoirement des ordonnances de sauvegarde. Certaines, déposées par les salariés ou par les syndicats, visaient à obtenir la réintégration immédiate de salariés congédiés ou suspendus jusqu’à ce que la CRT se prononce sur le fond de la plainte contestant les mesures imposées à ces salariés. Le présent article a pour objet de donner un aperçu de cette jurisprudence de la CRT rendue en vertu de son pouvoir d’ordonnance de sauvegarde, en matière de réintégration provisoire.
Contexte dans lequel la CRT est appelée à émettre une ordonnance de réintégration provisoire
La grande majorité des décisions de la CRT en cette matière ont été rendues en contexte de plaintes déposées en vertu des articles 15 et suivants du Code du travail qui interdisent à l’employeur notamment de congédier, de suspendre ou de déplacer un salarié à cause de l'exercice par ce dernier d'un droit qui lui résulte du Code. Ce droit est généralement le droit d’association, c’est-à-dire le droit de « [t]out salarié (…) d'appartenir à une association de salariés de son choix et de participer à la formation de cette association, à ses activités et à son administration » (art. 3 C.tr). Dans l’éventualité où la CRT accueille une telle plainte, le remède privilégié par le Code du travail à l’égard d’un salarié congédié est l’ordonnance de réintégration de ce dernier, ainsi que le paiement d’une indemnité par l’employeur pour compenser la perte de rémunération causée par le congédiement (art. 15 C.tr.).
Il est important de souligner que, dans le cadre de ce recours, le salarié bénéficie d’une présomption simple à l’effet que c’est en raison de l’exercice d’un droit que cette mesure a été prise contre lui, s’il réussit à établir qu’il est bien un salarié au sens du Code du travail, qu’il a exercé un droit protégé par ce dernier et qu’il a fait l’objet d’une mesure imposée par son employeur, laquelle doit être concomitante à l’exercice du droit. Une fois cette présomption établie, il revient à l’employeur de démontrer que la mesure a été imposée pour une autre cause juste et suffisante.
Éléments à établir pour qu’une ordonnance provisoire soit accordée
D’entrée de jeu, il faut souligner que ce recours est exceptionnel, en ce sens que le régime général des articles 15 et suivants du Code prévoit que ce n’est que si la plainte est accueillie que la CRT peut ordonner la réintégration du salarié, et non préalablement à la décision finale.
Dans la mesure où ce recours est similaire à celui de l’injonction interlocutoire déposée en Cour supérieure, la CRT s’inspire des critères utilisés par cette dernière pour rendre une injonction, sans pour autant les appliquer automatiquement et sans nuance. Ainsi, la CRT considère que, pour qu’une ordonnance de sauvegarde provisoire soit prononcée, « le requérant doit établir une apparence de droit à obtenir le remède demandé, subir un préjudice sérieux ou irréparable et, dans certains cas, démontrer que la balance des inconvénients justifie que l'ordonnance soit émise »[2]. Dans son appréciation de l’opportunité d’émettre une ordonnance provisoire, la CRT est donc guidée par sa mission d’application diligente et efficace du Code du travail (art. 114), par les objectifs de ce dernier ainsi que par le souci de rétablir l’équilibre entre les parties[3].
De ce qui précède, on dénombre donc deux critères formels, soit l’apparence de droit et le préjudice sérieux ou irréparable, et un critère qui pourra intervenir dans certains cas, c’est-à-dire la balance des inconvénients[4]. On entend par ce dernier critère la démonstration par le requérant, le salarié en l’occurrence, de plus grands inconvénients si l’ordonnance n’était pas émise que ceux que subirait l’employeur si elle était accordée. Par ailleurs, sans constituer un critère formel, l’élément d’urgence « doit parfois être pris en considération dans l’appréciation » des trois autres critères[5].
Décisions de la CRT
Dans certaines circonstances, la CRT ordonne la réintégration provisoire d’un salarié ayant déposé une plainte en vertu des articles 15 C.tr. et suivants.
Ainsi, dans l’affaire Bolduc c. Pharmalab (1982) inc.[6], la CRT accueille la requête pour ordonnance de sauvegarde par laquelle les requérants, notamment deux salariés congédiés lors d’une campagne de syndicalisation, demandent une réintégration immédiate dans leurs fonctions. La CRT accorde donc cette ordonnance jusqu’à la date prévue pour l’audition au mérite des plaintes contestant leur congédiement.
Quant à l’apparence de droit, la CRT écarte d’emblée l’argument à l’effet que les requérants n’ont qu’à démontrer les éléments donnant ouverture à la présomption de l’article 17 C.tr., préalablement mentionnés, pour que celle-ci soit établie. En effet, la CRT est d’avis que cette présomption ne joue pas au stade de l’ordonnance provisoire[7]. La CRT indique plutôt le fardeau qui incombe au requérant à ce titre, en écrivant :
« [83] Ils doivent démontrer que les circonstances du congédiement sont susceptibles d’établir dès maintenant son illégalité, par une preuve directe de l’intention de l’employeur, par exemple, ou en démontrant qu’il y a tout lieu de croire que la thèse soutenue par ce dernier n’a pratiquement aucune chance de renverser la présomption, au moment où elle sera établie, de sorte que l’on puisse dès à présent prétendre à l’existence apparente d’un prétexte. »
En l’espèce, la CRT n’hésite pas à conclure que les requérants avaient fait la démonstration de l’apparence de droit, notamment en raison d’une très importante concomitance entre la rencontre de recrutement syndical et leur congédiement au lendemain de celle-ci. De plus, les raisons invoquées prima facie par l’employeur, soit l’incompétence du premier, lequel avait fait l’objet de félicitations quelques jours avant ladite rencontre syndicale, et l’insubordination du second, lequel a tout au plus « discuté » avec son supérieur, ont toutes les apparences d’un prétexte pour camoufler le motif illégal de congédiement invoqué par les requérants, soit le fait d’avoir participé à la campagne de syndicalisation.
La CRT considère également que les requérants avaient démontré le risque d’un préjudice sérieux ou irréparable, c’est-à-dire que, sans l’émission d’une ordonnance de réintégration provisoire, il y aura atteinte à leur droit de participer à la formation du syndicat et, ultimement, un risque d’échec de la campagne syndicale.
Au surplus, la CRT conclut que la balance des inconvénients penche en faveur des requérants, en ce sens que les inconvénients sont nettement plus graves pour ces derniers que pour l’employeur. En effet, en reprenant temporairement les salariés congédiés à son emploi, l’employeur ne verra pas ses coûts augmenter significativement, dans la mesure où il devra nécessairement payer le personnel exécutant les tâches antérieurement effectuées par ceux-ci.
Dans la cause Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce, section locale 501 c. LilyDale inc.[8], la CRT accueille une requête en ordonnance provisoire par laquelle deux des requérants, les principaux organisateurs d’une campagne de syndicalisation, suspendus indéfiniment peu de temps après leur adhésion au syndicat, demandent leur réintégration immédiate, entre autres choses. Après avoir conclu à l’apparence de droit des requérants, la CRT fait droit à l’argument de ceux-ci quant au critère du préjudice sérieux ou irréparable, lequel indique qu’en suspendant les deux requérants, l’employeur tente d’intimider, de menacer ou d’entraver les activités syndicales, portant ainsi atteinte à leur droit d’association. Finalement, la CRT conclut que la balance des inconvénients penche en faveur des requérants, dans la mesure où l’absence de réintégration de ceux-ci enverrait un message négatif aux autres salariés qui désireraient adhérer au syndicat, mettant ainsi en péril la campagne de syndicalisation. Elle ordonne donc la réintégration provisoire des plaignants afin de rétablir l’équilibre entre les parties.
D’autres ordonnances de réintégration provisoire ont été prononcées à l’avantage de dirigeants syndicaux qui ont été suspendus ou congédiés dans le cadre de négociations collectives. Par exemple, dans Syndicat des travailleuses et travailleurs des centres d’hébergement du Grand Montréal (CSN) c. Résidences Navarro[9], la CRT accueille la requête en ordonnance de sauvegarde et ordonne la réintégration provisoire du président de syndicat suspendu pour une durée de 22 jours en pleine période de négociation collective.
À l’inverse, la CRT a rejeté à maintes reprises pareilles requêtes. En effet, dans certains cas, le critère de l’apparence de droit n’est pas rempli.
Ainsi, dans l’affaire Syndicat démocratique des employés de garage Saguenay-Lac-St-Jean (CSD) c. Alma Honda[10], à la suite de l’accréditation d’une association de salariés dans son établissement, l’employeur licencie et met à pied certains salariés. Le syndicat nouvellement établi demande entre autres à la CRT d’ordonner la réintégration immédiate des salariés licenciés ou mis à pied. La CRT accueille en partie la requête en ordonnance de sauvegarde, rejetant toutefois les conclusions ayant trait à la réintégration immédiate des salariés, au motif que le critère de l’apparence de droit n’a pas été établi, jugeant ainsi que la justification de l’employeur ne semblait pas, à ce stade, relever d’un prétexte pour camoufler le motif illégal allégué par le syndicat.
Dans d’autres circonstances, c’est le critère du préjudice sérieux ou irréparable qui fait défaut.
En effet, dans la cause Syndicat des travailleuses et travailleurs du Motel Excel c. 3094-9879 Québec inc.[11], en période de négociation collective, l’employeur intimé procède au congédiement de l’un des requérants, à savoir le salarié occupant le poste de président du syndicat, pour avoir notamment eu un comportement irrespectueux envers ses collègues de travail. Sans se pencher sur le critère de l’apparence de droit, la CRT rejette la requête au motif que les requérants n’ont pas démontré qu’ils subiraient un préjudice sérieux et irréparable si le salarié, président du syndicat, n’était pas réintégré provisoirement dans ses fonctions, celui-ci n’étant pas le porte-parole du syndicat à la table de négociation, mais plutôt l’un de ses représentants. Au surplus, aucune preuve n’étayait l’allégation des requérants voulant que la poursuite de la négociation collective soit mise en péril sans la présence du président du syndicat.
Les motifs de la CRT sont au même effet dans l’affaire Raymond c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3055[12], lorsque celle-ci refuse d’ordonner la réintégration provisoire du président du syndicat et porte-parole du comité de négociation syndical.
Dans l’affaire Sabourin c. Société de transport de Montréal[13], le requérant, président du syndicat, se fait imposer une suspension sans solde de 20 jours. Il demande, par voie d’une requête en ordonnance de sauvegarde, sa réintégration provisoire au motif que les pertes pécuniaires découlant de la suspension l’obligeraient à emprunter pour respecter ses obligations alimentaires envers sa conjointe et deux de ses enfants. Selon le requérant, le remboursement de cet emprunt réduirait sa marge de manœuvre déjà mince, lui causant ainsi un préjudice sérieux ou irréparable. Or, la CRT conclut que le requérant n’a pas démontré un préjudice sérieux ou irréparable, les pertes pécuniaires, y compris celles découlant de l’éventuel emprunt bancaire, pouvant être compensées si la plainte contestant la suspension était accueillie.
Finalement, dans la cause Dandurand c. Pointe-Claire (Ville)[14], la CRT est appelée à trancher une requête en ordonnance de sauvegarde lui demandant de surseoir à la suspension de trois mois imposée à la requérante, qui aurait détruit des fichiers informatiques sur la base de données appartenant à l’employeur intimé. Sans nier le reproche invoqué par l’employeur, la requérante allègue que la mesure lui a plutôt été imposée en raison de sa prise de position quant à son appartenance syndicale. Or, faute d’avoir établi l’apparence de droit et le préjudice sérieux et irréparable, la CRT rejette la demande de la requérante. De plus, ni le préjudice découlant du stress ni le préjudice pécuniaire causé par la cessation de rémunération ne constituent, de l’avis de la CRT, un préjudice sérieux et irréparable, dans la mesure où le premier préjudice est inhérent à l’imposition d’une mesure disciplinaire et le second pourra être compensé advenant une décision finale favorable.
Conclusion
En somme, que faut-il retenir de tout cela? D’abord, ce pouvoir, en contexte de réintégration provisoire, est presque exclusivement sollicité dans le cadre de plaintes déposées en vertu des articles 15 et suivants du Code du travail. Ensuite, l’exercice de ce pouvoir d’ordonnance provisoire en pareil contexte est tributaire de circonstances exceptionnelles en vertu desquelles il y a un risque de rupture de l’équilibre entre les parties, équilibre privilégié par le Code du travail. Enfin, force est de conclure que ces requêtes en réintégration provisoire sont rejetées la plupart du temps. Il en est ainsi dans la mesure où la décision de l’employeur est exécutoire dans l’immédiat. En principe, ce n’est que si la plainte contestant cette décision de l’employeur est accueillie au mérite que la CRT peut ordonner la réintégration du salarié. Soutenir la position inverse aurait pour effet d’exiger de l’employeur, qui désire congédier ou suspendre un salarié, qu’il démontre préalablement une cause juste et suffisante, et ce, afin qu’une telle mesure soit exécutoire, niant indirectement à l’employeur une partie de ses droits de direction.
Me Philippe Levac, CRIA, du cabinet Ogilvy Renault[15]
Source : VigieRT, numéro 49, juin 2010.
1 | En adoptant une telle loi, le législateur québécois confère à la CRT un pouvoir similaire à celui qui est accordé au Conseil canadien des relations industrielles par le Parlement du Canada en 1998, lequel est prévu à l’article 19.1 du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2. |
2 | Syndicat national des employés de garage du Québec Inc. (CSD) c. Association patronale des concessionnaires d'automobiles inc., 2003 QCCRT 53, par. 74. |
3 | Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce, section locale 501 c. LilyDale inc., 2005 QCCRT 279, par. 31, commissaire Suzanne Moro. |
4 | Dans certaines décisions, la CRT semble toutefois considérer le critère de la balance des inconvénients comme étant un critère formel et essentiel à établir afin d’obtenir l’émission d’une ordonnance de réintégration provisoire. Voir à cet effet : Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’hôtel Holiday Inn Longueuil (CSN) c. 9003-7755 Québec inc., 2008 QCCRT 470, par. 28, commissaire André Michaud; Dandurand c. Pointe-Claire (Ville), 2008 QCCRT 312, par. 8, commissaire Arlette Berger. |
5 | Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’hôtel Holiday Inn Longueuil (CSN) c. 9003-7755 Québec inc., 2008 QCCRT 470, commissaire André Michaud, par. 28. |
6 | Bolduc c. Pharmalab (1982) inc., 2010 QCCRT 137, commissaire Jacques Daigle. |
7 | Cette position a tout récemment été confirmée dans la décision Blondeau c. Sécurimax Canada inc., 2010 QCCRT 236, juge administratif Line Lanseigne. Cependant, la jurisprudence est contradictoire à cet égard dans la mesure où la CRT s’est déjà appuyée sur la présomption de l’article 17 C.tr., en partie du moins, pour conclure que le requérant avait un droit apparent. Voir notamment à cet effet : Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce, section locale 501 c. LilyDale inc., 2005 QCCRT 279, commissaire Suzanne Moro; Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce, section locale 501 c. La légumière Y.C. inc., 2006 QCCRT 466, commissaire André Bussière. |
8 | Travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce, section locale 501 c. LilyDale inc., 2005 QCCRT 279, commissaire Suzanne Moro. |
9 | Syndicat des travailleuses et travailleurs des centres d’hébergement du Grand Montréal (CSN) c. Résidences Navarro, 2008 QCCRT 460, commissaire Susan Heap. |
10 | Syndicat démocratique des employés de garage Saguenay-Lac-St-Jean (CSD) c. Alma Honda, 2008 QCCRT 121, commissaire Hélène Bédard. |
11 | Syndicat des travailleuses et travailleurs du Motel Excel c. 3094-9879 Québec inc., 2004 QCCRT 578, commissaire Pierre Cloutier. |
12 | Raymond c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3055, 2006 QCCRT 342, commissaire Gilberte Béchara. |
13 | Sabourin c. Société de transport de Montréal, 2007 QCCRT 177, commissaire Louise Côté-Desbiolles. |
14 | Dandurand c. Pointe-Claire (Ville), 2008 QCCRT 312, commissaire Arlette Berger. |
15 | Philippe Levac est membre de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés et avocat au sein du groupe droit de l’emploi et du travail du cabinet Ogilvy Renault s.e.n.c.r.l., s.r.l. |