S’il est rare que la législation accorde des droits particuliers à l’employeur, celui-ci dispose néanmoins d’une liberté fondamentale protégée par la Charte des droits et libertés de la personne[1] (ci-après la « Charte »), soit la liberté d’expression. Cette liberté se manifeste dans les multiples communications de l’employeur avec ses salariés et avec le syndicat, notamment en lien avec les conditions de travail au sein de l’entreprise. Bien que la liberté d’expression soit inscrite dans la Charte et que l’employeur puisse avoir parfois d’excellentes raisons de vouloir communiquer librement et directement avec ses salariés, cette liberté a des limites qu’il est important de connaître. En effet, plusieurs décisions ont été rendues depuis le début de l’année dans lesquelles cette liberté d’expression s’est vue limitée par les tribunaux. Nous vous proposons donc de reprendre les critères généraux applicables et de revenir sur quelques-unes de ces décisions.
Limites à la liberté d’expression
Si l’employeur dispose d’une protection quant à sa liberté d’expression, le syndicat, pour sa part, jouit d’une protection contre celle-ci, notamment, l’ingérence et l’entrave de ses activités. Cette protection, contenue au Code du travail, est ainsi formulée :
« 12. Aucun employeur, ni aucune personne agissant pour un employeur ou une association d’employeurs, ne cherchera d’aucune manière à dominer, entraver ou financer la formation ou les activités d’une association de salariés, ni à y participer. »[2]
Ainsi, l’employeur ne peut, lorsqu’il s’exprime par l’entremise de ses représentants, chercher à dominer ou à entraver tant la formation d’un syndicat que ses activités. L’équilibre entre les droits de l’un et de l’autre peut donc être difficile à établir. À quel point l’opinion de l’employeur sur le syndicat peut-elle être librement communiquée sans, par exemple, entraver les activités de ce dernier? La Cour d’appel, dans une décision de principe largement appliquée par les tribunaux, a dressé les critères à remplir afin de respecter tant les droits du syndicat que ceux de l’employeur. À ce sujet, la Cour faisait la remarque suivante :
« Quel est donc le corridor étroit que peut légalement emprunter un employeur désirant utiliser son droit constitutionnel de s’exprimer librement, dans un contexte de syndicalisation de son entreprise? On a toujours dit, et cela demeure une perspective de base, que ce n’est qu’avec d’infinies précautions et en faisant preuve de la plus grande prudence que l’employeur choisira de s’exprimer ouvertement, en paroles ou en écrits. Naturellement cela est dû aux pénalités édictées lorsqu’il s’adonne à des pratiques interdites, essentiellement en contravention de l’article 12 C.T. […]
Au risque d’être interprété de façon réductrice, je dirai que les propos que l’employeur peut tenir, en paroles ou en écrits, à ses salariés pour manifester son opposition à la syndicalisation, doivent rencontrer dans un contexte normal, les éléments ci-après, pour relever légalement de son droit à la libre expression, plutôt que constituer une ingérence dans le droit d’association :
Ces critères englobent et dépassent largement les situations admises dans la jurisprudence traditionnelle, quant au droit pour l’employeur de s’exprimer sur le syndicalisme, lesquelles étaient en pratique limitées aux besoins du fonctionnement normal de l’entreprise ou lorsqu’il était attaqué injustement ou mensongèrement. »[3]
- Il ne doit faire directement ou indirectement aucune menace;
- Il ne doit faire directement ou indirectement aucune promesse, toujours pour amener les salariés à adopter son point de vue;
- Il doit tenir des propos défendables quant à leur réalité, surtout ne visant pas à tromper;
- Il doit s’adresser à la réflexion des personnes et non soulever leurs émotions, particulièrement leur mépris, évitant tout style outrancier ou pathétique;
- Ses interlocuteurs doivent être libres ou non d’écouter ou de recevoir son message;
- À quelque égard, il ne doit d’aucune façon utiliser son autorité d’employeur, sur la base du lien de subordination établie avec les salariés, pour propager ses opinions contre le syndicalisme.
Ces règles sont difficiles à appliquer concrètement, et plusieurs employeurs ont récemment été sanctionnés par les tribunaux pour de telles entraves. Voici le résumé de quelques décisions rendues dans la dernière année.
Jurisprudence récente
Dans la première affaire [4], un organisme de développement local a vu un nouveau dirigeant arriver à sa tête avec un plan de réorganisation du travail. Le plan en question a été présenté aux salariés individuellement, sans la présence des membres de l’exécutif du syndicat. Peu de temps après, l’employeur a présenté une lettre d’entente au syndicat prévoyant les termes de cette réorganisation. Or, celle-ci impliquait des changements significatifs dans l’organisation du travail comme des abolitions de postes et des créations de postes de cadres non couverts par la convention collective. Le projet d’entente en question, ayant d’abord été présenté aux salariés visés individuellement pour susciter leur intérêt et leur adhésion, a créé la dissension dans l’unité de négociation. Lors d’une assemblée, le syndicat a tenu une assemblée générale afin de prendre position sur la proposition de l’employeur. Celle-ci a été refusée, telle que présentée, et une contre-proposition a été formulée par la présidente du syndicat à l’employeur. Celui-ci a communiqué son refus catégorique de cette offre en s’adressant à l’ensemble des salariés et a procédé tout de même à la réorganisation. Or, constatant la décision du Syndicat de contester le statut de cadre créé par la réorganisation, l’employeur a décidé de suspendre la mise en œuvre de la réorganisation. Le syndicat a déposé une plainte par laquelle il reprochait à l’employeur de s’être ingéré dans ses activités, en contravention à l’article 12 du Code du travail.
Selon le juge administratif de la Commission des relations du travail (ci-après la « Commission »), l’employeur, en rencontrant individuellement les salariés pour discuter de la réorganisation, a négocié directement et illégalement une entente collective avec ceux-ci, sans l’accord des représentants du syndicat. Il a donc violé l’article 12 du Code du travail. De plus, en promettant de nouveaux postes exclus de l’unité d’accréditation à certains employés, assortis d’augmentations salariales, l’employeur a entravé gravement les activités du syndicat.
Dans une seconde affaire [5], le syndicat reprochait à l’employeur, un centre de distribution pour des marchés d’alimentation, d’avoir, en cours de négociation, mis à la disposition des salariés des copies d’une offre de règlement accompagnée d’un résumé de celle-ci, et ce, tout juste avant une assemblée générale des membres du syndicat. Le syndicat reprochait également à l’employeur d’avoir affiché une feuille de questions et de réponses portant sur l’exercice de moyens de pression et sur les conflits impliquant d’autres succursales de l’employeur.
La Commission se prononce ainsi relativement à la communication par l’employeur de son offre de règlement aux salariés :
« [61] Que l’employeur s’interroge si son offre sera soumise à l’assemblée générale est une chose, qu’il passe “par-dessus” le comité syndical de négociation pour la divulguer aux salariés en est une autre.
[62] L’employeur n’a aucun droit de regard sur les décisions du comité de négociation syndical. Celui-ci est mandaté par l’assemblée générale des membres pour négocier la convention collective. Il lui revient d’adopter les stratégies de négociation qu’il juge appropriées et d’analyser les propositions qui sont faites. Il n’a pas nécessairement l’obligation de soumettre une offre à l’assemblée, sauf en cas d’ordonnance de la Commission rendue en vertu de l’article 58.2 du Code. Rappelons-le, le Code ne prescrit aucune manière de faire en matière de négociation.[…]
[66] Le contexte général ne peut supporter la thèse de l’employeur selon laquelle cela relève de son droit de s’exprimer. »
La Commission a par ailleurs décidé que l’affichage d’une feuille de questions et de réponses en lien avec les moyens de pression et leurs conséquences n’a rien d’illégal puisqu’elle contient des énoncés factuels et que son contenu n’est pas de nature à exercer une influence indue sur les salariés.
Ces décisions illustrent bien à quel point toute communication de l’employeur œuvrant en contexte syndiqué, même s’il est de bonne foi, doit être faite avec recul et prudence. En effet, les tribunaux n’hésitent pas à souligner l’importance accordée au monopole de représentation du syndicat et à la nécessité de le préserver contre toute ingérence par l’employeur, mais si celle-ci peut être relativement indirecte.
Dans cet ordre d’idée, choisir judicieusement les termes utilisés dans les communications avec les employés et veiller à ce qu’elles soient faites en temps opportun, de façon à ce que le syndicat ne souffre pas de l’intention de l’employeur d’informer correctement ses employés, est important.
Source : VigieRT, septembre 2014.
1 | Charte des droits et libertés de la personne, R.L.R.Q. c. C -12, art. 3. |
2 | Code du travail, R.L.R.Q. c. C -27, art. 12. |
3 | Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 194 c. Disque + inc., D.T.E. 96T-835 (T.T.) |
4 | Syndicat des travailleuses et travailleurs en développement régional de la Mauricie-CSN et Centre local de développement (CLD) de la MRC de Maskinongé, D.T.E. 2014T-552 (C.R.T.) |
5 | Syndicat des travailleuses et travailleurs en alimentation de Place Rouanda – CSN et Provigo Distribution inc., D.T.E. 2013T-510 (C.R.T.) requête en révision accueillie sur une conclusion non visée au présent article. |