Depuis plusieurs années, les ententes de dernière chance font l’objet d’une certaine controverse jurisprudentielle, les arbitres de griefs ne s’entendant pas sur la portée ou la validité de telles ententes.
Selon le courant majoritaire, l’entente de dernière chance lie le tribunal. Celui-ci doit alors déterminer s’il y a eu violation de l’entente. Le cas échéant, la compétence du tribunal se limite à appliquer la conséquence prévue à l’entente, soit habituellement, le congédiement automatique.
Le courant minoritaire établit plutôt que même en présence d’une telle entente limitant expressément les pouvoirs d’un décideur, ce dernier conserve toujours les pouvoirs d’intervention qui lui sont accordés par une disposition d’ordre public telle que l’article 124 de la Loi sur les normes du travail[1] ou encore l’article 100.12 f) du Code du travail[2], lui permettant notamment de décider du bien-fondé d’un congédiement en fonction de l’ensemble des circonstances de l’affaire. L’entente de dernière chance est alors considérée comme un facteur aggravant important qui doit être pris en compte, sans toutefois porter atteinte au pouvoir d’intervention du tribunal devant un congédiement qu’il estime trop sévère.
La Cour d’appel a récemment eu l’occasion de se prononcer sur les ententes de dernière chance[3]. Bien que la Cour d’appel ne mette pas fin à la controverse qui divise en partie les décideurs, sa décision apporte néanmoins un éclairage intéressant et permet de rappeler aux employeurs tentés de recourir à une telle entente certains éléments de base qui doivent être pris en considération dans un tel contexte.
LES FAITS
Un cariste employé (ci-après « le salarié ») chez Cascades Groupe Papiers fins inc. (ci-après « l’employeur ») depuis près de 35 ans cause un accident alors qu’il percute une colonne de l’entrepôt où il travaille en conduisant un chariot élévateur. L’employeur le soumet alors à un test d’alcool, lequel révèle que le salarié a un taux d’alcoolémie de plus du double de la limite légale permise. Considérant qu’il a commis une faute grave contrevenant non seulement aux règlements de l’entreprise, mais également aux règles élémentaires de sécurité, l’employeur informe le salarié concerné de son intention de le congédier.
Néanmoins, compte tenu des nombreuses années de service du salarié, l’employeur l’informe qu’il est prêt à lui accorder une ultime chance de conserver son emploi sous réserve de certaines conditions. En effet, afin de reprendre son poste, le salarié devrait non seulement reconnaître son problème d’alcool, mais également consulter le programme d’aide aux employés (« PAE »), suivre les recommandations du PAE et faire un suivi auprès de l’employeur. Le salarié accepte l’offre de l’employeur et reçoit une aide financière de celui-ci afin de suivre une cure fermée de 21 jours dans un centre spécialisé, une telle cure ayant été recommandée par le psychologue qui a évalué le salarié dans le cadre du PAE.
Or, le troisième jour suivant le début de sa cure fermée, le salarié décide de l’abandonner, préférant suivre une cure externe dans un autre centre. Ainsi, un peu plus de deux semaines après avoir abandonné la première cure, le salarié entreprend une thérapie en cure externe. L’employeur, devant cette volte-face du salarié, décide de demander un rapport de la situation au PAE. Selon ce rapport, le salarié maintient avoir été malchanceux de s’être fait prendre et ne ferait des démarches que parce qu’il y est contraint par l’employeur. Le salarié ne reconnaîtrait donc pas son problème d’alcool et ne démontrerait pas de réel intérêt à régler sa situation de dépendance.
Devant ce constat, l’employeur choisit « d’appliquer le congédiement » selon les termes de l’entente conclue entre les parties, congédiement qui est contesté par grief.
DÉCISION DE L’ARBITRE
Appelé à se prononcer sur le congédiement du salarié, l’arbitre conclut que cette mesure était disproportionnée en l’espèce et y substitue plutôt une suspension de six (6) mois. Ainsi, pour l’arbitre, la thérapie qu’a choisi de suivre le salarié faisait partie des options possibles et l’employeur a agi de façon prématurée en le congédiant sans qu’il ait pu démontrer sa motivation à amender son comportement par cette thérapie. Selon l’arbitre, l’employeur aurait dû « épuiser les moyens pour assurer la réhabilitation »[4] du salarié avant d’opter pour la peine capitale.
En définitive, malgré l’existence d’une faute grave (se présenter au travail sous l’effet de l’alcool) et le non-respect, par le salarié, de l’entente convenue avec l’employeur (abandon de la cure fermée), l’arbitre a choisi d’annuler le congédiement.
DÉCISION DE LA COUR SUPÉRIEURE
En révision judiciaire, la Cour supérieure conclut au caractère déraisonnable de la sentence arbitrale et rejette le grief, rétablissant ainsi le congédiement.
De l’avis de la Cour supérieure, l’arbitre aurait fait défaut de prendre en considération le dossier disciplinaire antérieur du salarié et aurait excédé sa compétence notamment en n’appliquant pas l’entente de dernière chance intervenue entre les parties. La Cour adhère clairement au courant jurisprudentiel majoritaire en affirmant que « l’unique juridiction de l’arbitre est celle de vérifier si effectivement le congédiement résulte du non-respect de l’une ou l’autre des conditions de l’entente de dernière chance »[5]. Pour la Cour, compte tenu de la faute lourde commise par le salarié et de son non-respect des conditions de l’entente conclue avec l’employeur, la seule conclusion possible en l’espèce était le rejet du grief.
DÉCISION DE LA COUR D’APPEL
La Cour d’appel conclut, contrairement aux prétentions de la Cour supérieure, que l’arbitre a dûment pris en compte le dossier disciplinaire antérieur du salarié et a, à juste titre, considéré notamment la grande ancienneté de celui-ci afin de conclure que le congédiement n’était pas approprié compte tenu des circonstances. La Cour d’appel souligne notamment qu’il serait pour le moins incongru de reprocher à l’arbitre sa conclusion voulant que le dossier disciplinaire antérieur du salarié ne justifiait pas un congédiement en l’espèce, alors que l’employeur lui-même en est venu à une telle conclusion en lui permettant, plutôt que de le congédier, de suivre une thérapie afin de régler son problème d’alcool.
Ainsi, de l’avis de la Cour, l’arbitre était justifié de conclure que « ni le dossier disciplinaire ni la faute lourde [du salarié] ne justifiaient son congédiement »[6], l’arbitre agissant alors « dans le cadre de sa compétence énoncée au paragraphe 100.12 f) du Code du travail »[7] et à la convention collective.
Quant à l’entente de dernière chance comme telle, la Cour conclut que l’approche de l’employeur, à laquelle a adhéré la Cour supérieure, ne peut être retenue en l’espèce. En effet, la Cour souligne que ce genre d’entente n’est « susceptible de neutraliser le pouvoir de réintégration et de substitution de l’arbitre conféré par le paragraphe 100.12 f) du Code du travail que si elle contient expressément une disposition de renonciation à la procédure de grief et d’arbitrage »[8] et qu’en « l’absence d’une telle disposition expresse, le pouvoir de réintégration et de substitution de l’arbitre demeure intact »[9].
La Cour insiste ensuite sur le fait qu’en l’espèce, l’entente intervenue entre les parties a été conclue verbalement et qu’aucune disposition prévoyant la renonciation à la procédure d’arbitrage et de grief n’y a été prévue. Au surplus, l’entente ne prévoyait pas que le congédiement était la sanction automatique en cas de non-respect de celle-ci. Ces éléments importants mènent donc la Cour à conclure que l’entente en question ne peut, dans les circonstances, neutraliser les pouvoirs de l’arbitre prévus à l’article 100.12 f) du Code du travail.
Il est également intéressant de souligner que, suivant l’avis de la Cour d’appel, une telle limitation des pouvoirs de l’arbitre ne peut être implicite, comme le prétendait l’employeur. En effet, « pour écarter la compétence d’un arbitre sous le paragraphe 100.12 f), une renonciation expresse, et non seulement "implicite", est nécessairement requise »[10].
Finalement, la Cour ne manque pas de faire état des deux courants jurisprudentiels distincts que nous avons exposés en introduction. Or, bien que la Cour confirme que le premier courant voulant qu’une renonciation expresse à la procédure de grief et d’arbitrage lie les arbitres est majoritaire, elle refuse néanmoins de traiter de cette controverse dans le cadre de sa décision, jugeant qu’il n’était pas nécessaire de le faire en l’espèce compte tenu de l’entente conclue entre les parties. En effet, rappelons que l’entente en question ne comprend pas de disposition expresse limitant la compétence de l’arbitre en cas de non-respect de ses dispositions.
La Cour conclut donc que la décision de l’arbitre était raisonnable et que la Cour supérieure n’aurait pas dû intervenir afin de modifier cette décision. Elle accueille donc l’appel et rétablit la sentence arbitrale, ce qui a pour effet d’annuler le congédiement du salarié.
ANALYSE
Comme mentionné précédemment, cet arrêt de la Cour d’appel ne met pas fin à la controverse jurisprudentielle au sujet des ententes de dernière chance et de leur effet sur la compétence d’un décideur appelé à se prononcer sur la validité d’une mesure imposée par un employeur en vertu d’une telle entente.
Cette décision permet néanmoins d’illustrer toute l’importance qu’ont les termes d’une telle entente et de rappeler certains principes importants à cet égard.
Ainsi, bien que la conclusion d’une entente de dernière chance ne soit soumise à aucun formalisme ou à aucune obligation quant à sa forme écrite ou verbale (sous réserve de ce qui pourrait être prévu à une convention collective), l’arrêt précité permet de mettre en évidence les difficultés sérieuses qui peuvent résulter de l’omission de consigner une telle entente par écrit. En effet, non seulement devient-il alors plus hasardeux de déterminer quels étaient les termes exacts de l’entente conclue, mais au surplus, comme des dispositions expresses sont nécessaires afin de conclure à une renonciation à la procédure de grief et d’arbitrage permettant de limiter les pouvoirs d’intervention de l’arbitre en cas de congédiement, les parties ont tout avantage à prévoir une entente sous forme écrite.
En prévoyant une entente de dernière chance par écrit, et en s’assurant de prévoir par des termes clairs que le salarié visé renonce à la procédure de grief et d’arbitrage en cas de congédiement, lequel doit être identifié comme la sanction automatique en cas de violation de l’entente, alors l’employeur maximise ses chances de voir cette entente respectée intégralement par un arbitre en cas de grief, alors qu’il pourra s’estimer lié par une telle entente si toutefois il adhère au courant jurisprudentiel majoritaire en la matière.
En terminant, il convient de souligner qu’au-delà des deux courants jurisprudentiels dont nous avons fait état, l’état du droit diffère quelque peu lorsque nous sommes en présence d’une situation faisant appel aux droits fondamentaux d’un salarié prévus à la Charte des droits et libertés de la personne (la « Charte »). En effet, dans un tel cas, lorsque par exemple un salarié souffre d’une maladie pouvant être qualifiée de handicap au sens de la Charte, les arbitres refusent généralement de s’en tenir à une application automatique d’une entente de dernière chance et considèrent avoir compétence pour s’assurer du respect des obligations de l’employeur en matière d’accommodement.
Source : VigieRT, février 2016.
1 | L’article 124 L.n.t. prévoit que « le salarié qui justifie de deux ans de service continu dans une même entreprise et qui croit avoir été congédié sans une cause juste et suffisante peut soumettre sa plainte par écrit à la Commission des normes du travail (…) dans les 45 jours de son congédiement ». Dans un tel cas, le tribunal dispose de vastes pouvoirs en vertu de l’article 128 L.n.t., notamment celui d’ordonner la réintégration du salarié congédié sans cause juste et suffisante. |
2 | L’article 100.12 f) C.tr. prévoit que dans l’exercice de ses fonctions, un arbitre peut « en matière disciplinaire, confirmer, modifier ou annuler la décision de l’employeur et, le cas échéant, y substituer la décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire (…) ». |
3 | Unifor, section locale 174 c. Cascades Groupe Papiers fins Inc., division Rolland, 2015 QCCA 1904. |
4 | Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (S.C.E.P.), section locale 174 et Cascades Groupe Papiers Fins inc., Division Rolland, (2013) AZ-50987009 (T.A., F. Beaulieu), par. 226. |
5 | Cascades Groupe Papiers fins inc., division Rolland c. Beaulieu, 2014 QCCS 959, par. 20. |
6 | Par. 46 de l’arrêt. |
7 | Id. |
8 | Par. 50 de l’arrêt. |
9 | Id. |
10 | Par. 52 de l’arrêt. |