Vous lisez : Les dénonciations publiques des employés : comment réagir?

Contexte
Actuellement, les médias sont un instrument de prédilection pour faire la dénonciation de considérations d’intérêt public. Le milieu du travail n’y échappe pas. En effet, il n’est pas rare de voir des employés dénoncer publiquement leur employeur au nom de l’intérêt public. Cependant, dans certains cas, les dénonciations de l’employé semblent plutôt motivées par le désir de nuire à son employeur ou de se venger de lui que par la sauvegarde et la protection de l’intérêt public. Dans un tel contexte, comment l’employeur peut-il départager les dénonciations fautives, et passibles de sanction, de celles qui sont légitimes et fondées sur l’intérêt public? Voici quelques réflexions à cet égard.

Les droits et devoirs en présence
La Charte des droits et libertés de la personne protège tant la liberté d’expression de l’employé faisant la déclaration que le droit de l’employeur, ou de ses représentants, à la sauvegarde de sa réputation.[1] En présence d’une déclaration publique d’un employé concernant son employeur, un juste équilibre doit être établi afin que la liberté de l’un ne neutralise pas le droit de l’autre. Les principes guidant la pondération à effectuer entre ces deux droits fondamentaux sont exposés à l’article 9.1 de la Charte, qui prévoit que « les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec »[2].

Parallèlement aux droits protégés par la Charte, l’article 2088 du Code civil du Québec[3] stipule qu’en vertu du contrat du travail, l’employé a, envers son employeur, un devoir de loyauté qui module son droit à la liberté d’expression selon les circonstances particulières entourant la dénonciation[4]. Malgré ce devoir de loyauté, toute déclaration publique causant un préjudice à son employeur n’est pas nécessairement diffamatoire ni susceptible de justifier l’imposition d’une mesure disciplinaire. Cependant, celui qui dénonce doit respecter les critères établis par la jurisprudence, lesquels permettent de distinguer les dénonciations légitimes de celles qui sont fautives et diffamatoires et, par le fait même, punissables. De plus, comme nous le verrons ci-dessous, des dispositions législatives protègent l’employé dénonciateur, dans certaines circonstances, contre le pouvoir disciplinaire de son employeur.

Les critères constitutifs d’une dénonciation publique non fautive
Selon la jurisprudence[5], la dénonciation publique faite par un employé doit satisfaire à quatre critères pour qu’il soit à l’abri de sanctions disciplinaires.

  1. Épuisement des recours internes
    Tout d’abord, il est établi que la dénonciation publique doit être utilisée en dernier recours. Par conséquent, avant de s’adresser aux médias, l’employé doit épuiser le recours aux instances internes de l’employeur. Dans l’arrêt Merk[6], la Cour suprême a confirmé qu’en matière de relations du travail, la dénonciation de l’employé respectant la « filière hiérarchique » de l’organisation de l’employeur est celle qui convient le mieux pour « concilier le devoir de loyauté des employés et l’intérêt public assuré par la dénonciation ». La finalité de ce critère est bien simple : il faut donner à l’employeur la possibilité de prendre connaissance du problème et de réagir en conséquence avant que le public ne soit mis au courant.
     
  2. L’information dénoncée doit être exacte et véridique
    Ensuite, l’employé doit prendre des mesures raisonnables pour s’assurer que l’information qu’il divulgue est exacte. À défaut de quoi, l’employé devra subir les conséquences de son manque de rigueur et ne pourra jouir d’une protection fondée sur la liberté d’expression. Dans l’affaire Côté c. Hydro Québec[7], le Commissaire du travail conclut que le congédiement est une sanction disciplinaire appropriée pour un employé ayant faussement déclaré aux médias, à plusieurs reprises, qu’il y avait un lien entre Hydro-Québec et l’Ordre du temple solaire. En effet, tenir des propos mensongers à l’égard de son employeur est une faute grave susceptible de briser le lien de confiance entre les parties et de justifier le congédiement de l’employé[8].
     
  3. Dénonciation de bonne foi et justifiée par des motifs sérieux et objectivement défendables
    La jurisprudence prévoit aussi que la dénonciation doit avoir été faite de bonne foi et qu’elle repose sur des motifs sérieux et objectivement défendables. Les motifs qui sous-tendent la dénonciation de l’employé et les canaux choisis pour la véhiculer sont des facteurs déterminants dans l’évaluation de la légalité de la dénonciation.

    La jurisprudence a considéré les motifs suivants comme sérieux et objectivement défendables : la santé et la sécurité des élèves d’une école aux prises avec un problème de moisissures[9], la protection du public en dénonçant l’absence d’un registre d’inscription des allées et venues des criminels devant se présenter au poste de police[10] et la répression des crimes économiques par la dénonciation d’une fraude commise par des employés de l’entreprise[11].

    À l’inverse, l’employé qui agit de mauvaise foi, par vengeance ou avec l’intention de nuire à son employeur, commet une faute grave qui l’expose à une sanction. C’est à cette conclusion qu’en est venu l’arbitre dans l’affaire Villa d’Argenteuil[12] en confirmant le congédiement d’une employée qui avait dénoncé aux autorités les mauvais traitements infligés aux bénéficiaires. Bien que l’employeur n’ait pu démontrer la fausseté de l’information dénoncée, le seul fait que l’employée ait été guidée par un désir de vengeance envers son employeur, en raison de ses relations difficiles avec ce dernier, plutôt que par l’intérêt public est suffisant pour rompre le lien de confiance entre l’employeur et l’employée et pour justifier son congédiement.

    Une même conclusion a été tirée dans la décision Lépine c. Réseaux de transport de la Capitale[13], où le président du syndicat déplore le mauvais état des autobus de son employeur qui assure le transport public de la ville de Québec alors que sa motivation première est la contestation d’un contrat de sous-traitance et non l’intérêt public. La Commission des relations du travail (CRT) conclut que la suspension de cinq jours imposée à l’employé est justifiée, d’autant plus que l’information dénoncée était inexacte.

    Par ailleurs, la bonne foi et les motivations louables de l’employé pourront être mises en doute si le moyen utilisé est inapproprié. Par exemple, la commission d’une infraction par l’employeur devrait être dénoncée aux autorités gouvernementales compétentes en la matière plutôt qu’aux médias[14]. Dans un tel cas, le recours aux médias peut laisser transparaître une intention de nuire pouvant s’apparenter à la diffamation plutôt qu’une motivation réelle de préserver la sécurité publique.
     

  4. Intervention publique proportionnelle à l’objectif poursuivi
    Finalement, l’ampleur de la dénonciation publique doit être, dans la mesure où elle était prévisible par l’employé, proportionnelle à l’objectif poursuivi. En effet, il ressort de la jurisprudence que, plus l’objectif est prééminent, tel que la santé et la sécurité des personnes, plus les décideurs seront enclins à confirmer la légalité de la dénonciation[15]. C’est pour cette raison que, dans l’affaire Syndicat de l’enseignement de l’Ouest de Montréal et Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys[16], l’arbitre indique qu’en matière de santé et de sécurité du travail, « les règles concernant les dénonciations publiques ne doivent pas être appliquées d’une façon aussi rigoureuse qu’elles peuvent l’être dans d’autres situations ».

    De plus, même lorsque la dénonciation publique est justifiée, l’employé demeure soumis à une obligation de loyauté le contraignant à ne dénoncer que les faits pertinents requis par la protection de l’intérêt public[17].

Les déclarations des leaders syndicaux en matière de relations du travail
Bien que les déclarations de dirigeants syndicaux soient soumises au même régime que toute autre dénonciation, elles jouissent d’un adoucissement des règles. La sphère des rapports collectifs entre employeurs et syndicats est propice aux débordements dans l’espace public : c’est une réalité incontournable. Généralement fertiles en déclarations sévères, voire désobligeantes, les échanges entre employeurs et syndicats sont régulièrement rapportés dans les médias, qui servent de plateforme à leurs revendications. La jurisprudence arbitrale prend acte de cette réalité en atténuant les critères exposés précédemment.

En effet, les dirigeants syndicaux peuvent généralement justifier davantage leurs déclarations publiques dans la mesure où celles-ci sont faites dans le cadre de leurs fonctions, à savoir dans un but de promotion et de protection des intérêts des employés représentés[18]. Toutefois, dans l’affaire Marleau c. Pontiac[19], la CRT a tout de même tenu responsable le vice-président du syndicat qui, sous prétexte d’agir pour le bénéfice des membres, avait dénoncé publiquement l’incompétence de son chef de service.

La protection législative de l’employé dénonciateur
Parallèlement à ces critères jurisprudentiels, la législation comporte certaines mesures de protection à l’égard de l’employé qui dénonce son employeur dans des cas spécifiques.

  1. Les lois du Québec
    En premier lieu, les articles 122 (2) de la Loi sur les normes du travail[20] et 227 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail [21] empêchent notamment l’employeur d’imposer des mesures disciplinaires à l’employé qui donne des renseignements à l’organisme chargé d’appliquer les normes du régime législatif afin d’assurer le respect de la loi. Par conséquent, ce type de communication faite raisonnablement ne peut faire l’objet de mesures disciplinaires.
     
  2. Le Code criminel
    L’article 425.1 du Code criminel[22] prévoit que l’employeur, ou un de ses représentants, commet une infraction en imposant une sanction disciplinaire, ou en menaçant de le faire, dans l’intention de forcer un employé à s’abstenir de dénoncer, à l’autorité gouvernementale compétente, des renseignements sur une infraction commise, ou sur le point d’être commise, en contravention de toute loi, provinciale ou fédérale, par l’employeur ou l’un de ses dirigeants, administrateurs ou employés. Un employeur ou son représentant trouvé coupable de cette infraction est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à un emprisonnement de cinq ans[23].

    À la lecture de ces dispositions législatives, force est de conclure qu’elles confirment les critères jurisprudentiels précédemment exposés en protégeant de façon expresse l’employé qui, par sa dénonciation, contribue au respect de règles d’ordre public par l’employeur.

Conclusion
En somme, il faut retenir qu’en présence d’une dénonciation publique d’un employé, l’employeur doit, avant d’imposer quelque sanction que ce soit, analyser les faits à la lumière des principes exposés ci-dessus. À cet égard, la mise en place d’une politique établissant les instances internes responsables de la réception des plaintes permettrait à l’employé d’identifier la « filière hiérarchique » qu’il doit respecter avant de se tourner vers les médias, ce qui d’ailleurs ne serait admissible qu’en dernier recours.

L’employeur, quant à lui, pourrait payer chèrement la note pour avoir tenu des propos diffamatoires portant atteinte à la réputation de l’employé. Par exemple, dans l’affaire Girault c. Tricots Main inc.[24], la Cour supérieure a condamné l’employeur à payer à son employée la somme totale de 25 000 $ à titre de dommages moraux et exemplaires, et ce, pour avoir porté atteinte à sa réputation : l’employeur avait faussement allégué, dans des procédures judiciaires intentées contre elle, qu’elle avait été négligente et incompétente dans le cadre de ses fonctions de directrice des finances. La prudence de la part de l’employeur à l’égard de l’employé est donc de mise.

Marie-Claude Perreault, CRIA, avocate associée, avec la grande collaboration de Vicky Lemelin, avocate et Philippe Levac, CRIA, stagiaire pour le cabinet Lavery de Billy

Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy
 

Source : VigieRT, numéro 28, mai 2008.


1 Voir les articles 3 et 4 de la Charte.
2 Voir notamment l’affaire Syndicat des professeurs du Collège d’enseignement général et professionnel de Ste-Foy et Collège d’enseignement général et professionnel de Ste-Foy, D.T.E. 2004T-354 (T.A.), paragr. 103.
3 L.Q. 1991, c. 64.
4 Syndicat de l’enseignement des Vieilles Forges (CSQ) et Commission scolaire du Chemin-du-Roy, D.T.E. 2008T-52 (T.A.), paragr. 40.
5 Société canadienne des postes et Syndicat des travailleuses et des travailleurs des postes, D.T.E. 2005T-692 (T.A.), paragr. 195; Critères repris par la Commission des relations du travail dans l’affaire Lépine c. Réseau de transport de la Capitale, D.T.E. 2005T-776 (C.R.T.), paragr. 61.
6 Merk c. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural, ornemental et d’armature, section local 771, [2005] 3 R.C.S. 425, paragr. 16.
7 Côté et Hydro-Québec, D.T.E. 2000T-542 (C.T.), paragr. 215 à 217.
8 DUBÉ, Louise et Gilles TRUDEAU, « Les manquements du salarié à son obligation d’honnêteté et de loyauté en jurisprudence arbitrale », Études en droit du travail : à la mémoire de Claude D’Aoust, Éditions Yvon Blais, Cowansville, 1995, p. 121.
9 Syndicat de l’enseignement de l’Ouest de Montréal et Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, D.T.E. 2007T-912 (T.A.), paragr. 141 et 148.
10 Montréal (Ville de) et Fraternité des policières et policiers de Montréal inc., D.T.E. 2006T-618 (T.A.), paragr. 42.
11 Merk c. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural, ornemental et d’armature, section local 771, [2005] 3 R.C.S. 425, paragr. 16.
12 Villa D’Argenteuil 1996 inc. et Union des employées et employés de service, section locale 800, D.T.E. 2002T-446 (T.A.), p. 45-47.
13 Lépine c. Réseau de transport de la Capitale, D.T.E. 2005T-776 (C.R.T.) paragr. 72.
14 BONHOMME, Robert et Simon-Pierre PAQUETTE, « Existe-t-il vraiment un conflit entre l’obligation de loyauté et l’obligation de divulgation interne et externe en milieu de travail?  », Développements récents en droit du travail (2006), Service de la formation continue du Barreau du Québec, p. 199.
15 Syndicat de l’enseignement de l’Ouest de Montréal et Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, précitée, note 9, paragr. 147.
16 Id.
17 Société canadienne des postes et Syndicat des travailleuses et des travailleurs des postes, [2005] R.J.D.T. 1284 (T.A.), paragr. 195.
18 Ross c. Cléry, D.T.E. 2004T-335 (C.Q.).
19 D.T.E. 2006T-548 (C.R.T.), paragr. 80.
20 L.R.Q., c. N-1.1.
21 L.R.Q., c. S-2.1.
22 L.R.C. 1985, ch. C-46.
23 Id., art. 425.1 (2)a).
24 J.E. 2008-935 (C.S.).
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