Vous lisez : Les activités incompatibles et la filature vidéo

La gestion des coûts en matière de santé et de sécurité du travail ainsi que d’assurance collective est une préoccupation commune à tous les employeurs, il est donc normal pour ces derniers de s’assurer de la loyauté de leurs employés lorsqu’ils viennent à bénéficier d’indemnités durant une période d’absence.

L’un des moyens dont disposent les employeurs consiste à recourir à la filature de l’employé et à procéder à la captation d’images vidéo. Dans bien des cas, les images permettront de se prononcer sur le caractère compatible des activités d’un employé avec les motifs justifiant son absence.

La découverte d’une activité incompatible pourra servir à démontrer l’inadmissibilité d’une réclamation à la CSST ou encore au régime d’assurance collective de l’employeur et, dans bien des cas, à congédier un employé déloyal en raison d’une rupture irréversible du nécessaire lien de confiance. Il est donc très important pour un employeur et son service des ressources humaines de connaître les critères d’admissibilité en preuve d’une vidéo permettant à l’employeur de se faire justice.

L’affaire Bridgestone
La Cour d’appel, en 1999, a rendu un arrêt de principe en la matière dans l’affaire Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone de Joliette c. Trudeau et Bridgestone Firestone Canada inc.[1] Dix ans plus tard, tant les tribunaux de droit commun, la Commission des lésions professionnelles que les tribunaux d’arbitrage suivent les principes qui y sont énoncés quant au cadre juridique régissant la légalité des filatures et le droit à la vie privée des employés. Le passage suivant résume très bien la position de la Cour d’appel :

« En substance, bien qu’elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l’extérieur de l’établissement peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi, il faut d’abord que l’on retrouve un lien entre la mesure prise par l’employeur et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’établissement en cause. Il ne saurait s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L’employeur doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider de soumettre son salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer à posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige.

Au départ, on peut concéder qu’un employeur a un intérêt sérieux à s’assurer de la loyauté et de l’exécution correcte par le salarié de ses obligations, lorsque celui-ci recourt au régime de protection contre les lésions professionnelles. Avant d’employer cette méthode, il faut cependant qu’il ait des motifs sérieux qui lui permettent de mettre en doute l’honnêteté du comportement de l’employé.

Au niveau du choix des moyens, il faut que la mesure de surveillance, notamment la filature, apparaisse comme nécessaire pour la vérification du comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins intrusive possible. Lorsque ces conditions sont réunies, l’employeur a le droit de recourir à des procédures de surveillance qui doivent être aussi limitées que possible.

[…]

L’exécution de la surveillance doit ainsi éviter des mesures qui porteraient atteinte à la dignité d’un salarié. Un exemple d’intervention abusive est cité par l’avis de la Commission des droits de la personne, qui évoquait un cas où l’on s’était permis de filmer le salarié dans la chambre à coucher de son domicile. »

Les trois critères suivants doivent donc être réunis pour qu’une preuve vidéo soit jugée recevable ou, en d’autres termes, pour que l’atteinte au droit à la vie privée garanti par la Charte québécoise des droits et libertés soit jugée raisonnable :

  • le lien entre la filature vidéo et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise;
  • les motifs raisonnables préalables à la filature vidéo;
  • la limitation du caractère intrusif de la filature.

L’article 2858 du Code civil du Québec
L’admissibilité d’une preuve vidéo est également régie par l’article 2858 du Code civil du Québec qui prévoit ce qui suit :

« 2858. Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. »

Le législateur propose aux tribunaux une analyse en deux étapes soit, dans un premier temps, de vérifier les conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et, dans un deuxième temps, d’analyser l’effet de la réception d’une preuve sur la considération de l’administration de la justice.

Un premier courant jurisprudentiel[2] indique qu’une atteinte déraisonnable aux droits fondamentaux est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. En d’autres termes, si le recours à une filature vidéo est précédé par des motifs rationnels, que la filature est conduite par des moyens raisonnables et dans des lieux où l’expectative de vie privée n’est pas élevée, l’admission de la preuve ne sera pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Le respect des critères établis dans l’arrêt Bridgestone rendra recevable une preuve vidéo sans déconsidérer l’administration de la justice.

Un second courant jurisprudentiel établi à partir de l’arrêt de la Cour d’appel rendu également en 1999 dans l’affaire Houle c. Ville de Mascouche[3], qui continue de gagner en importance notamment en matière d’arbitrage de grief, prévoit que l’article 2858 C.c.Q. ne constitue pas un mode de réparation en faveur de la victime de violation des droits fondamentaux. Cet article a plutôt pour objet d’introduire une règle d’exclusion d’une preuve au nom de la valeur supérieure que constitue l’intégrité du système de justice civile. Ce principe applicable aux tribunaux de droit commun se transpose à la Commission des lésions professionnelles et en arbitrage de grief où la recherche de la vérité reste l’objet principal de l’institution. Ainsi, un décideur saisi d’une objection sur la recevabilité d’une preuve vidéo aura à s’assurer du maintien de l’équilibre entre la protection des droits fondamentaux et la recherche de la vérité.

L’exercice de proportionnalité entre ces deux valeurs devra tenir compte du facteur de gravité de la violation. La détection d’un abus de système ou d’une fraude commise par un employé qui tenterait d’obtenir une indemnité sans droit constitue une valeur importante. L’exclusion d’une telle preuve serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Selon ce courant jurisprudentiel, une preuve pourrait être admise par un tribunal alors que par exemple, un employeur n’aurait pas démontré la suffisance des motifs préalables à la filature vidéo lorsque la gravité de la violation au droit à la vie privée n’est pas importante.

Récemment, l’arbitre Carol Jobin dans Les travailleurs québécois de la pétrochimie et Ultramar[4] faisait état de la tendance nettement prédominante de la jurisprudence arbitrale favorable à la réception en preuve des éléments obtenus par une surveillance lorsque l’atteinte au droit à la vie privée ne revêt pas une gravité importante. Il mentionnait également qu’une telle atteinte est un moindre mal par rapport à l’exclusion d’une preuve pertinente qui présente un réel intérêt pour la solution du litige, ce qui est la mission première de l’arbitrage. Il poursuivait en mentionnant que la réception en preuve d’un élément ne préjuge pas de sa force probante et qu’il ne compromettait pas le droit à une défense pleine et entière de la partie syndicale et du plaignant.

Nous comprenons donc que l’exclusion d’une telle preuve, alors qu’un employeur tente de démasquer une fraude pourrait, en certaines circonstances, être susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Évidemment, en présence de deux courants jurisprudentiels concernant la recevabilité de la preuve vidéo, un employeur pourrait vouloir jouer de prudence en s’assurant de respecter les critères développés dans l’arrêt Bridgestone mentionnés précédemment.

En effet, dans bien des cas, une preuve vidéo constitue la preuve principale de l’employeur qui cherche à justifier le congédiement d’un de ses employés. Advenant le maintien d’une objection syndicale sur la recevabilité d’une preuve vidéo, un employeur pourrait voir le congédiement de l’employé annulé, se voir imposer le versement d’une indemnité pour perte de salaire en plus de devoir procéder à la réintégration de l’employé en question.

En terminant, un employeur aura intérêt à prendre les mesures nécessaires en vue de s’assurer que la filature vidéo est effectuée dans des conditions où la vie privée de ses employés n’est pas atteinte d’une manière déraisonnable, voire abusive. Ces dernières précautions s’avèrent nécessaires puisque les tribunaux, en cas d’atteinte trop importante au droit à la vie privée, ont condamné des employeurs au versement d’une indemnité pour dommages moraux et punitifs à un employé[5].

Somme toute, le recours à la filature vidéo, s’il est utilisé avec discernement, pourra servir les intérêts d’un employeur et ainsi contribuer à la réduction des coûts en matière de CSST et d’assurance collective.

Pierre-Olivier Lessard, avocat du cabinet Langlois Kronström Desjardins

Cet article a pour but de fournir des commentaires généraux en droit du travail. Il n’a pas pour but de fournir des conseils ou des opinions juridiques. Le lecteur ne doit pas prendre des mesures sur la foi des renseignements sans prendre conseil auprès d’un avocat à l’égard des questions spécifiques qui le concerne.

Source : VigieRT, numéro 43, décembre 2009.


1 [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.)
2 Voir notamment Bowater Produits forestiers du Canada inc. Papeterie de Donnacona c. Francine Beaulieu et Syndicat national des travailleurs des pâtes et papiers de Donnacona inc. (CSN), 2009 QCCS 3212 (C.S.)
3 R.J.Q. 1894
4 D.T.E. 2009T-711
5 Veilleux c. Compagnie d’assurance vie Penncorp, 2008 QCCA 257 (C.A.)
Ajouté à votre librairie Retiré de votre librairie