Vous lisez : Les accommodements raisonnables et le travail

La notion d’accommodement raisonnable fait couler beaucoup d’encre en droit du travail, mais de quoi s’agit-il au juste? C’est une obligation incombant à l’employeur envers un employé qui, par exemple, est atteint d’un handicap ou désire un arrangement en raison de ses croyances religieuses. Au cours des vingt dernières années, certains principes jurisprudentiels et doctrinaux sont venus baliser les facteurs qui permettent aujourd’hui de déterminer si la contrainte créée par l’accommodement est raisonnable ou excessive.

La Cour suprême a suggéré en 1990, dans l’arrêt Central Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission)[1], des facteurs destinés à faciliter l’analyse du pouvoir judiciaire appelé à juger du caractère excessif d’une contrainte. La Cour suprême y cite les six facteurs suivants qui demeurent d’actualité :

  • le coût financier;
  • le moral du personnel;
  • l’atteinte à la convention collective;
  • l’interchangeabilité des effectifs et des installations;
  • l’importance de l’exploitation de l’employeur;
  • la sécurité des employés.

Néanmoins, l’employeur devra démontrer qu’il a épuisé toutes les possibilités raisonnables et que les autres options sont illégitimes, immodérées, oppressives ou irréalistes[2]. Toutefois, dans la décision récente concernant la cause Hydro Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), la Cour Suprême du Canada mentionne :

« [16] Le critère n’est pas l’impossibilité pour un employeur de composer avec les caractéristiques d’un employé. L’employeur n’a pas l’obligation de modifier de façon fondamentale les conditions de travail, mais il a cependant l’obligation d’aménager, si cela ne lui cause pas une contrainte excessive, le poste de travail ou les tâches de l’employé pour lui permettre de fournir sa prestation de travail[3]. »

De plus, l’employeur devra justifier l’impossibilité de trouver des mesures d’accommodement raisonnable et devra démontrer le caractère excessif du préjudice subi ou l’incapacité à fournir une prestation de travail.

Ainsi, nous vous proposons dans cet article de reprendre les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Central Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), de même que le critère sur l’absentéisme excessif afin de démystifier ce qui peut constituer une contrainte excessive.

Le coût financier
C’est en 1994 que la Cour suprême du Canada a affirmé, dans l’arrêt Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin[4], que l’entreprise ne devait pas subir de coûts financiers excessifs, car ceci aurait pour effet d’entraver l’exploitation de celle-ci.

Cependant, plus l’entreprise est grande, plus il sera difficile de faire valoir les coûts comme étant une contrainte excessive[5]. Dans l’arrêt Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 434 (FTQ) c. Banque Laurentienne du Canada, la Cour supérieure a confirmé les propos tenus par l’arbitre et a jugé que l’institution financière ne pouvait se soustraire à son obligation envers une employée en invoquant des coûts excessifs[6].

Le moral du personnel
Bien peu de décisions évoquent l’atteinte au moral du personnel comme élément principal d’une contrainte excessive; ce facteur figure parmi les autres éléments à analyser.

Par exemple, dans l’affaire Syndicat des employées et employés de Guy Métro inc. c. Bastien[7], l’arbitre a confirmé que l’employeur avait rempli son obligation d’accommodement en offrant à un employé au comportement agressif de signer une « entente de dernière chance » et qu’il était excessif de maintenir le plaignant en poste, étant donné que ses comportements avaient des répercussions sur les autres salariés et sur le climat de travail.

L’atteinte à la convention collective
Nous retenons de la jurisprudence qu’aux fins d’organisation du travail, la convention collective ne représente pas en soit un contrat collectif qui doit primer l’obligation d’accommodement.

Accorder un congé sans solde à un employé ayant des pathologies de dépression avec composantes anxieuses et un trouble de personnalité limite n’a pas été jugé excessif, et ce, même si ce congé dépassait la durée de 104 semaines prévue dans la convention collective pour cause de maladie[8]. Il est vrai que cette durée constitue en soi un accommodement raisonnable négocié entre l’employeur et le syndicat, mais obliger l’employeur à accorder un congé qui va au-delà des termes de la convention collective ne constitue pas une contrainte excessive[9].

Par ailleurs, dans la décision récente sur l’affaire Syndicat de l’enseignement du Haut-Richelieu c. Commission scolaire des Hautes Rivières[10], l’arbitre Denis Gagnon est plutôt d’avis que « l’obligation d’accommodement n’impose pas à l’employeur de modifier les conditions de travail d’une façon fondamentale ». De plus, celui-ci mentionne que, à la suite de l’arrêt Hydro-Québec[11], on peut déroger à la convention collective.

L’interchangeabilité des effectifs et des installations
Dans l’affaire Québec (P.G.) c. Commission de la fonction publique, et al.[12], il a été établi que permettre à une avocate qui souffre de dépression majeure de travailler à temps partiel n’est pas manifestement déraisonnable, surtout que cette avenue avait déjà été explorée dans le passé. Au surplus, il y avait suffisamment d’effectifs au sein de la région administrative pour assurer le travail et permettre ce type de mesures.

Par ailleurs, dans la décision Fédération des infirmières et infirmiers du Québec c. Centre hospitalier des Vallées de l’Outaouais[13], l’arbitre a jugé qu’affecter une infirmière atteinte d’un trouble bipolaire à un département en particulier serait contraire à la polyvalence nécessaire à la réalisation de son travail, puisque cela causerait de graves problèmes de remplacement, contreviendrait à la convention collective et influencerait le moral du personnel.

L’importance de l’exploitation de l’employeur
La nature de l’exploitation représente aussi un facteur d’importance. Celui-ci a été soulevé dans la cause Commission des droits de la personne de l’Alberta c. Central Alberta Dairy Pool, et al.[14]. La juge Wilson trace alors un parallèle entre l’importance de l’exploitation de l’employeur et l’impact des coûts pour celui-ci, l’adaptabilité de ses effectifs et de ses installations.

La Cour d’appel indique par ailleurs dans l’arrêt Syndicat des employés-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ) c. Hydro-Québec qu’« Une entreprise de l’ampleur d’Hydro-Québec peut certes tenter d’aménager un poste et un horaire qui contreviendrait à Mme [...]. Il s’agit d’un facteur pertinent qu’il ne faut pas négliger dans l’analyse de la contrainte excessive »[15]. L’entreprise avait, en l’espèce, affirmé que la création d’un poste à temps partiel constituait une contrainte excessive puisqu’il n’y avait aucun poste de cette nature chez elle. L’arbitre a retenu l’argument en première instance tout comme la Cour suprême[16].

Par ailleurs, l’arbitre, Me Denis Gagnon, souligne dans la décision Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 434 (FTQ) c. Banque Laurentienne du Canada qu’il est moins contraignant pour une grande entreprise que pour une petite de composer avec un employé qui a un problème de santé mentale. L’employeur qui a la possibilité de réaffecter un autre employé à un poste peut plus facilement accorder un accommodement à l’employé absent.

L’absentéisme
L’absentéisme pour cause de maladie peut également devenir une contrainte excessive lorsque le délai prévu pour le retour au travail courant est beaucoup trop long. Dans la décision sur la cause Syndicat national des employés municipaux de Pointe-Claire (C.S.N.) c. Boivert, le tribunal a confirmé le congédiement d’un employé qui souffrait depuis de nombreuses années de troubles bipolaires[17]. L’employé, qui avait un taux élevé d’absentéisme, était incapable de fournir en tout ou en partie sa prestation de travail, et ce, dans un proche avenir.

Dans l’arrêt Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 434 (FTQ) c. Me Denis Gagnon, la Cour cite l’arbitre de la première instance qui a affirmé « qu’une mesure d’accommodement même inchangée peut devenir elle-même excessive avec le temps ». Le fait que l’entreprise ait accordé un accommodement à la salariée depuis 1996 pour son handicap physique et ses troubles de somatisation ne l’oblige pas à continuer de le faire indéfiniment, lorsque toutes les mesures d’accommodement ont été épuisées et que l’employée s’absente toujours.

Dans la décision Syndicat des travailleuses et travailleurs du réseau du Suroît (CSN) c. CSSS du Suroît[18], l’employée souffrait d’un trouble dépressif majeur récurrent et avait un taux d’absentéisme de plus de 60 %. L’arbitre a décidé qu’il suffisait « de démontrer une probabilité raisonnable, importante ou significative de rechute dans l’avenir » pour démontrer qu’un salarié ne pourra pas fournir une prestation de travail dans un avenir proche. L’arbitre applique alors le troisième critère de l’arrêt Meiorin et juge impossible pour l’employeur de composer avec des employés qui auraient les mêmes caractéristiques que la plaignante sans en subir une contrainte excessive.

Par contre, dans l’affaire Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57 c. Caisse populaire Deux-Rivières, le taux d’absentéisme de 30 % de la demanderesse n’a pas été jugé excessif malgré les sept périodes d’absence prolongée de celle-ci en raison d’un trouble bipolaire[19].

D’autre part, dans une décision très récente, soit S.A. c. Valeurs mobilières Desjardins inc.[20], la cour a fondé sa décision en s’appuyant sur l’arrêt Hydro-Québec et plus particulièrement au paragraphe 18 où la juge Deschamps écrit :

«  L’incapacité totale d’un salarié de fournir toute prestation de travail dans un avenir prévisible n’est donc pas le critère de détermination de la contrainte excessive. Lorsque les caractéristiques d’une maladie sont telles que la bonne marche de l’entreprise est entravée de façon excessive ou lorsque l’employeur a tenté de convenir de mesures d’accommodement avec l’employé aux prises avec une telle maladie, mais que ce dernier demeure néanmoins incapable de fournir sa prestation de travail dans un avenir raisonnablement prévisible, l’employeur aura satisfait à son obligation. Dans ces circonstances, l’impact causé par la norme est légitime et le congédiement sera réputé non discriminatoire. »

De plus, dans l’affaire Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 571, CTC-FTQ (SEPM) c. Barreau du Québec[21], la Cour d’appel a déterminé que l’impossibilité à déterminer si la plaignante, une avocate travaillant au bureau du Syndic, pourrait un jour recouvrir l’autonomie lui permettant de fournir une prestation de travail, constitue une contrainte excessive pour l’employeur.

La santé et la sécurité
L’employeur pourra aussi refuser à un salarié de mettre en place une mesure pour l’accommoder si son refus vise à maintenir un milieu de travail exempt de problèmes liés à la santé et à la sécurité. Dans l’affaire T.(J.) c. La Commission Scolaire B.[22], l’employé occupait un poste d’enseignant en mécanique automobile et souffrait d’un trouble de personnalité de type paranoïaque. Le tribunal a retenu le témoignage des deux médecins experts selon lesquels il existait « un danger d’éclatement avec violence » s’il devait continuer à travailler dans le même milieu. Cependant, la Commission scolaire ne pouvait le transférer dans un autre lieu puisqu’elle n’avait qu’un seul centre d’enseignement en mécanique automobile. Ainsi, en l’absence d’installations interchangeables, le salarié, en raison de sa situation psychologique, n’avait ni les aptitudes, ni les qualités nécessaires pour occuper un poste d’enseignant. Le licenciement a été jugé non discriminatoire.

De plus, dans l’arrêt Fédération des infirmières et infirmiers du Québec c. Centre hospitalier des Vallées de l’Outaouais (C.H.V.O.)[23], une infirmière atteinte d’un trouble bipolaire avec paranoïa, congédiée à la suite de plusieurs erreurs médicales, a vu son congédiement maintenu, notamment parce que ses comportements causaient des risques déraisonnables aux patients qu’elle soignait.

Dans une autre décision, soit Union des employés et employées de service, section locale 800 et Commission scolaire Riverside[24], on a jugé que l’employeur avait agi de bonne foi en ne voulant pas mettre en péril la santé de son employée, puisqu’il y avait un problème de moisissure à l’école et qu’elle était allergique. Cependant, l’arbitre fait mention dans sa décision que cette décision de la réaffecter aurait dû être temporaire.

En conclusion, il est important de rappeler que chaque cas d’accommodement raisonnable est un cas d’espèce. Ainsi, il s’avère nécessaire de procéder à une analyse approfondie des accommodements déjà mis en place par l’employeur et ceux à venir afin d’évaluer s’il s’agit ou non d’une contrainte excessive pour l’employeur.

Martin Pelletier, avocat, CRIA et François LeBel, avocat du cabinet Langlois Kronström Desjardins

Cet article a pour but de fournir des commentaires généraux. Il n’a pas pour but de fournir des conseils ou des opinions juridiques. Le lecteur ne doit pas prendre des mesures sur la foi des renseignements sans prendre conseil auprès d’un avocat à l’égard des questions spécifiques qui le concernent.

Source : VigieRT, numéro 49, juin 2010.


1 La Cour a par la suite repris ces facteurs dans l’affaire Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU lors de la troisième étape de la méthode unifiée.
2 Conseil des Canadiens avec déficiences c. Via Rail Canada inc., [2007] CSC 15. Voir aussi supra, note 1
3 Hydro Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43, au paragraphe 16.
4 Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin [1994] 2 R.C.S. 525, au paragraphe 89.
5 Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 434 (FTQ) c. Gagnon [2005] D.T.E. 2005T-713, au paragraphe 40.
6 Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 434 (FTQ) c. Banque Laurentienne du Canada [2004] D.T.E. 2004T-229.
7 2009 QCCS 1613.
8 Québec (Procureur général) c. Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) [2005] QCCA 311, au paragraphe 41.
9 Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal [2007] 1 R.C.S. 161, 2007 CSC 4, au paragraphe 18.
10 (T.A. 2008-11-14), D.T.E. 2009t-10.
11 Hydro-Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ), 2008 CSC 43.
12 Québec (Procureur général) c. Commission de la fonction publique et al., D.T.E. 2003T-123.
13 (C.H.V.O.), D.T.E. 2000T-1145.
14 Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission) [1990] 2 R.C.S. 489.
15 Supra, note 1, au paragraphe 100.
16 Supra, note 11.
17 Syndicat national des employés municipaux de Pointe-Claire (C.S.N.) c. Boivert [2000] R.J.D.T. 512.
18 Syndicat des travailleuses et travailleurs du réseau du Suroît (CSN) c. CSSS du Suroît [2008] D.T.E. 2008T-30.
19 Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57 c. Caisse populaire Deux-Rivières [1999] D.T.E. 99T-237.
20 2010 QCCS 766.
21 2007 QCCA 64
22 T.(J.) c. La Commission scolaire B. [1997] D.T.E. 97T-360.
23 Fédération des infirmières et infirmiers du Québec c. Centre hospitalier des Vallées de l’Outaouais (C.H.V.O.) [2000] D.T.E. 2000T-1145.
24 (T.A., 13 mai 2008), AZ-50492870.
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