Pour une majorité de gens, le travail sera l’une des pièces maîtresses de leur vie active. Tel que souligné par la Cour suprême du Canada en 1987, l’emploi :
« (…) est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel. C’est pourquoi les conditions dans lesquelles une personne travaille sont très importantes pour ce qui est de façonner l’ensemble des aspects psychologiques, émotionnels et physiques de sa dignité et du respect qu’elle a d’elle-même. »[2]
En environnement syndiqué, la mise en application de ce contrat est clairement régie. Qu’il s’agisse d’une volonté patronale, syndicale ou d’un salarié, les parties liées à une convention collective ont le droit de se plaindre auprès d’un décideur, l’arbitre de grief, qui, en vertu des pouvoirs qui lui sont dévolus au Code du travail[3] et à la convention collective, rendra une décision sans appel.
À l’inverse, malgré cette même importance consacrée à l’emploi ainsi qu’aux conditions de travail afférentes, les personnes œuvrant en milieu non syndiqué pourront difficilement faire valoir leurs droits relativement aux inconforts pouvant survenir en cours d’emploi. En effet, celles-ci ne disposant d’aucun recours tangible, ce genre de situations sera au mieux négocié ou toléré. Prenons par exemple le cas de la surveillance par caméras mise en place par un employeur dans le motif avoué de gérer sa main-d’œuvre. Ce genre de situation contrevient notamment aux dispositions de la Charte des droits et des libertés de la personne[4]. Cependant, le tout restera lettre morte à jamais, à moins que l’employeur décide de se raviser.
Dans les prochaines lignes, il sera traité de certains éléments particuliers ressortant de la jurisprudence récente relativement à l’utilisation des tribunaux civils de droit commun par des employés afin de contester des incidents survenant en cours d’emploi.
Contestation d’une suspension disciplinaire
D’abord, le pouvoir de l’employeur d’imposer une suspension disciplinaire est sans équivoque tant en jurisprudence qu’en doctrine. Tel que mentionné par la Cour suprême dans l’arrêt Cabiakman, cette faculté :
« (…) découle implicitement du pouvoir de direction de l’employeur. Elle le décrit comme le corollaire nécessaire de ce pouvoir de contrôle et de direction du travail du salarié. Ce pouvoir trouve alors son fondement dans la nature même du contrat de travail et se déduit donc implicitement de l’art. 2085 C.c.Q. ou provient simplement de l’usage, sanctionné par l’art. 1434 C.c.Q. » [5]
Si l’arbitre de grief a la faculté de jauger le bien-fondé ou la sévérité d’une telle mesure en milieu syndiqué, la situation est fort différente pour le personnel non syndiqué. La Loi sur les normes du travail[6] (« LNT ») n’ayant aucune disposition relativement au processus disciplinaire, exclusion faite du congédiement, il va sans dire que celle-ci n’est d’aucun secours à la personne subissant ladite sanction.
Pourtant, contester une suspension est possible devant les tribunaux de droit commun. En effet, un courant jurisprudentiel émanant de la division des petites créances trace des balises intéressantes ouvrant la porte à cette possibilité.
En effet, dans la décision Roy c. Société des Casinos du Québec inc., un cadre intermédiaire non syndiqué s’était vu imposer par son employeur une suspension de deux mois en raison de son comportement inadéquat sur le plan des relations de travail avec le syndicat. Étant en désaccord avec la sanction, l’employé a soumis sa situation au Tribunal afin de récupérer le salaire perdu.
Le Tribunal s’est exprimé ainsi au sujet du droit applicable :
« Or, il n’appartient pas au Tribunal de réviser le jugement discrétionnaire de l’employeur, la SCQ, à l’égard de la sanction appliquée, à moins que M. Roy ne fasse la preuve de la mauvaise foi de son employeur dans l’application de la mesure disciplinaire ou d’une injustice flagrante par rapport aux normes appliquées dans de telles situations. »[7]
Dans ce cas, l’employé n’a pas réussi à rencontrer ce fardeau, et sa demande a été rejetée. Quoi qu’il en soit, il est possible d’imaginer d’autres scénarios où l’employé aurait gain de cause, surtout dans les cas extrêmes de disproportionnalité flagrante entre la faute commise et la sévérité de la suspension. Cependant, la preuve de mauvaise foi ou d’injustice sera toujours excessivement difficile à présenter, la bonne foi se présumant entre les parties.
L’impact des politiques internes de l’employeur
Il est important de mentionner que l’employeur est lié par le contenu de son manuel d’employés ou les politiques mises en place. À titre d’illustration, il n’est pas rare de tomber sur des manuels d’employés où l’employeur s’assujettit à une progression des sanctions prédéterminées, sans tenir compte du principe de proportionnalité lui permettant de tenir compte de la gravité du manquement.
C’est d’ailleurs ce qu’il s’est produit dans la décision Malec c. Conseil de bande des Innus de Natashquan. Une employée avait été suspendue durant cinq jours et réclamait le remboursement de ces journées devant la division des petites créances. Après avoir pris connaissance du Manuel des politiques de gestion des ressources humaines du Conseil des Innus de Natashquan ainsi que de son application passée par les gestionnaires, le Tribunal a conclu ainsi :
« Le Tribunal rappelle que la suspension est une mesure disciplinaire qui, selon les parties et selon une interprétation cohérente de l’article 8.2 du Manuel des politiques de Gestion des ressources humaines du Conseil des Innus de Natashquan, n’est applicable que si l’employé a déjà reçu un avertissement verbal et un avertissement écrit.
Le Tribunal conclut donc de la preuve prépondérante que la demanderesse n’aurait pas dû être suspendue et être privée de son salaire en lien avec l’événement survenu le 7 octobre 2008. »[8]
Ainsi, tout employeur devrait être vigilant dans la rédaction de documents distribués aux employés. Ils peuvent certes constituer des outils utiles en matière de gestion, mais également lui nuire si certains renseignements laissent place à interprétation.
Les recours civils de la CNESST en matière de contrat de travail
Tant l’employeur que l’employé sont tenus de respecter leurs obligations respectives prévues au contrat de travail. De plus, l’employeur a également l’obligation de respecter toutes les normes minimales prévues à la LNT, celles-ci étant d’ordre public.
Le non-respect de ces normes peut engendrer diverses conséquences, dont l’imposition d’amendes en vertu des articles 139 et suivants de la Loi.
En sus de ces dispositions pénales, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (« CNESST ») peut, en vertu du 8e paragraphe de l’article 39 LNT, réclamer devant les tribunaux civils toutes sommes dues en vertu de cette Loi. Cet article est libellé ainsi :
« 39. La Commission peut : (…) 8° intenter en son propre nom et pour le compte d’un salarié, le cas échéant, une poursuite visant à recouvrer des sommes dues par l’employeur en vertu de la présente loi ou d’un règlement et ce, malgré toute loi à ce contraire, une opposition ou renonciation expresse ou implicite du salarié et sans être tenue de justifier d’une cession de créance du salarié. »
Par ailleurs, agissant en son nom propre, un employeur ne peut présenter une demande reconventionnelle[9] à l’endroit de la CNESST, et la possibilité pour lui d’opposer une transaction ou une compensation est à ce jour débattue en jurisprudence[10].
De plus, en vertu de l’article 114 LNT, la Commission réclamera également, « en sus de la somme due en vertu de la présente loi ou d’un règlement, un montant égal à 20 % de cette somme ».
Certes, ces recours seront, dans la très grande majorité des cas, entrepris après la fin de l’emploi, une fois la situation dénoncée à la CNESST.
Néanmoins, ces éléments militent en faveur du respect par les employeurs, tant pendant l’emploi qu’au moment de la terminaison, des versements parfois négligés ou omis des sommes prévues à la LNT tels que les heures supplémentaires, les congés annuels ou les jours fériés.
L’immunité de l’employeur quant à certains dommages
En dernier lieu, il pourrait être tentant pour un employé d’utiliser les tribunaux civils afin de rechercher une compensation relativement à un conflit interpersonnel au travail ou à une situation de harcèlement psychologique.
Cependant, tel que réaffirmé dans la décision récente Mongeon c. Émond[11], en vertu des articles 438 et 442 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (« LATMP »)[12], l’employeur ainsi que les autres employés jouissent d’une immunité civile lorsqu’il s’agit d’un « accident du travail » entraînant une « lésion professionnelle » et que le recours vise à réparer un préjudice autre que l’atteinte à la réputation, et ce, peu importe que le demandeur ait choisi ou non de recourir au régime public d’indemnisation des travailleurs mis en place en vertu de la LATMP.
Ainsi, mis à part les cas d’atteinte à la réputation, les tribunaux de droit civil n’ont aucune juridiction en matière de responsabilité découlant de tels conflits ou de harcèlement psychologique en contexte de travail.
Conclusion
En terminant, nous vous rappelons que ces situations sont exceptionnelles, la grande majorité des litiges en matière de droit du travail se déroulant devant des instances administratives, telles que l’arbitrage, la CNESST ou le Tribunal administratif du travail.
De plus, la décision de poursuivre son employeur en cours d’emploi, souvent reçue comme un affront ou un désaveu par l’employeur, équivaudra pratiquement à rompre la relation. Le résultat est donc simple : seuls les cas extrêmes où les parties auront soit beaucoup à gagner ou peu à perdre seront soumis aux tribunaux de droit commun.
Cependant, une personne gestionnaire en ressources humaines doit être consciente de l’existence de cette possibilité afin de mieux évaluer les conséquences propres à chaque situation.
Source : VigieRT, octobre 2018.
1 | Me Alexandre Pinard, CRIA, avocat chez Boudreau & associés SENCR, avec la collaboration de Gabrielle Moreau, agente RH au CIUSSS MCQ. |
2 | Renvoi relatif au Public Service Employee Relations Act (Alb.) [1987] 1 RCS 313. |
3 | Code du travail, c. C-27. |
4 | Charte des droits et des libertés de la personne, c. C-12. |
5 | Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie [2004] 3 RCS 195. |
6 | Loi sur les normes du travail, c. N-1.1. |
7 | Roy c. Société des Casinos du Québec inc., 2018 QCCQ 1752. |
8 | Malec c. Conseil de bande des Innus de Natashquan, 2011 QCCQ 10814. |
9 | Commission des normes de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail c. Paprima Industries inc., 2018 QCCQ 877. |
10 | Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) c. Partenaire Informatique inc., 2018 QCCQ 3594; Contra. : Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail c. Opsens inc., 2018 QCCQ 1551. |
11 | Mongeon c. Émond, 2018 QCCQ 3973. |
12 | Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, c. A-3.001. |