Dans une société de droit comme la nôtre, certaines balises sont érigées pour éviter que les personnes n’abusent de leurs droits. En effet, le Code civil du Québec[1], codifiant des principes jurisprudentiels préexistants, prévoit clairement que « [t]oute personne est tenue d'exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi[2] » et qu’« aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi[3] ». Le droit d’ester en justice n’y fait point exception.
La procédure civile prévoit certains mécanismes plus concrets pour réprimer l’abus de procédure des justiciables, telle la possibilité pour un tribunal, sur demande ou d’office, de déclarer une demande en justice abusive ou d’imposer des restrictions au droit d’ester en justice d’une personne déclarée quérulente. La partie victime de tels abus de procédure peut également réclamer à la partie fautive des dommages-intérêts pour compenser le préjudice causé par celle-ci.
Dans le cadre des rapports collectifs de travail, l’interdiction d’exercer ses droits d'une manière excessive et déraisonnable s’applique aux parties en présence. Ainsi, le syndicat, qui détient principalement le droit, voire le devoir, d’instituer les contestations par le dépôt de griefs, doit exercer ce droit de bonne foi, avec compétence et intégrité.
Or, dans quelles circonstances peut-on conclure qu’un syndicat n’exerce pas ses droits raisonnablement et qu’il abuse de la procédure de grief et d’arbitrage? Comment l’employeur peut-il se faire compenser les dommages causés par un tel abus de procédure du syndicat?
Nous répondrons à ces questions en analysant les conditions qui permettent à un employeur de soumettre un grief par lequel il réclame le remboursement des frais encourus pour contester un grief abusif.
Compétence de l’arbitre de griefs
La jurisprudence semble unanime en ce qui concerne la compétence de l’arbitre de griefs pour trancher les griefs patronaux réclamant une compensation pécuniaire pour les honoraires et frais encourus en raison de l’abus de procédure du syndicat.
Dans Athanassiadis[4], la Cour d’appel a défini le droit à cet égard en confirmant l’approche proposée par l’arbitre dans l’affaire LAB Chrysotile[5]. Selon cette approche, l’employeur qui, en cours d’audition, constate que le syndicat abuse de ses droits peut soumettre diligemment à l’arbitre saisi du grief initial un grief incident réclamant réparation pour les dommages subis en conséquence. Cette approche se fonde sur le raisonnement suivant : l’arbitre qui a la compétence d’entendre le grief initial possède une juridiction accessoire pour disposer d’une demande patronale de remboursement des honoraires et des frais d’arbitrage occasionnés par le grief initial. Malgré son caractère accessoire, le grief patronal incident ne saurait être affecté par le désistement du syndicat de son grief initial.
D’autres arbitres, en des circonstances similaires, ont estimé avoir compétence pour trancher un tel grief incident au motif qu’un grief contestant l’abus de la procédure de grief et d’arbitrage prévue à la convention collective par le syndicat découlait implicitement de telle convention collective.
Il n’est cependant pas totalement exclu qu’un employeur puisse, dans les délais prescrits à la convention collective ou de façon supplétive au Code du travail[6], déposer un grief patronal pour abus de droit du syndicat, et ce, sans qu’il soit incident à un grief syndical. Il pourrait en être ainsi lorsque l’employeur prend connaissance de l’abus du syndicat bien avant que le grief de ce dernier soit déféré à l’arbitrage.
Critères de détermination de l’abus de procédure
Il va sans dire que tout grief déposé par le syndicat et rejeté par l’arbitre ne saurait donner lieu automatiquement à un grief patronal incident, surtout si l’on considère le devoir de juste représentation des salariés qui incombe au syndicat. En effet, pour avoir gain de cause, l’employeur doit démontrer que le syndicat, en déposant un grief, a fait un usage abusif de ses droits. La tâche incombant dès lors à l’arbitre est celle de distinguer le grief initial, mal fondé en faits et en droit, du grief dont le dépôt équivaut à un abus de procédure. Certains critères ou facteurs ont été développés pour guider les arbitres dans le cadre de cet exercice.
Tout d’abord, les tribunaux apprécient le comportement du syndicat en le comparant à celui qu’aurait eu une personne normalement prudente et diligente qui exerce ses droits de façon raisonnable. Ainsi, il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu malice ou mauvaise foi de la part du syndicat pour conclure que celui-ci a abusé de ses droits; l’élément de faute suffit. La présence de malice ou de mauvaise foi de la part du syndicat peut toutefois engendrer la condamnation à des dommages autres que compensatoires.
Ensuite, l’absence de fondement du grief déposé par le syndicat est un élément à prendre en considération pour déterminer s’il y a matière à abus de procédure. Ainsi, la question en litige ne doit pas être frivole ou dénuée d’apparence de droit pour le syndicat. En effet, si, après une enquête sérieuse et approfondie, le syndicat s’aperçoit que le grief n’a aucune chance d’être accueilli, il doit refuser de le déférer à l’arbitrage.
Les démarches faites par l’employeur dans le but d’éviter des frais inutiles de préparation et d’arbitrage, ou leur absence, peuvent également être pertinentes pour apprécier le comportement du syndicat dans le cadre du processus d’arbitrage. Ainsi, l’employeur qui, à maintes reprises, indique au syndicat que le grief n’a aucune assise conventionnelle, satisfait vraisemblablement ce critère. L’avertissement formel au syndicat par l’employeur qu’il y aura dépôt d’un grief incident en dommages-intérêts si le grief syndical poursuit son cours pourrait également être considéré comme constituant une démarche de l’employeur visant à éviter les frais inutiles.
Exemples jurisprudentiels
L’analyse de la jurisprudence en pareille matière nous démontre que les arbitres de griefs se montrent exigeants envers l’employeur avant d’accueillir un grief patronal. Par exemple, dans Centre d’accueil LaSalle[7], un représentant syndical avait annulé de façon tardive et unilatérale une séance d’arbitrage. Même si le comportement du représentant n’était pas sans reproche, l’arbitre a conclu qu’une simple erreur ou négligence n’était pas suffisante pour constituer de l’abus de droit. L’arbitre a donc rejeté le grief patronal.
D’autres décisions ont toutefois accueilli de tels griefs patronaux.
Ainsi, dans Aéroports de Montréal[8], le grief syndical invoquait la violation par l’employeur d’une lettre d’entente qui n’existait pas. Bien que le syndicat ait eu plusieurs occasions pour constater l’absence totale de fondement de son grief, il ne s’est désisté qu’à la veille de l’audition. L’arbitre a accueilli le grief patronal réclamant les honoraires et frais encourus en raison du désistement tardif et abusif du syndicat.
Dans Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis[9], l’arbitre a conclu que le dépôt par le syndicat de dix-neuf (19) griefs pour le compte du même salarié, dont neuf (9) ont fait l’objet d’un désistement en début d’une audience d’arbitrage, sept (7) autres ont été retirés un peu plus tard et trois (3) ont été rejetés en raison d’un manque de preuves, constituait un abus de la procédure d’arbitrage par le syndicat.
Dans Limocar de l’Estrie inc. (Autocar national Ltée)[10], l’arbitre a accueilli le grief patronal au motif que le grief initial du syndicat, demandant la vérification de la fiche journalière d’un salarié, était manifestement mal fondé dans la mesure où la convention ne contenait aucune disposition pouvant soutenir une telle demande du syndicat.
Tout récemment, dans Cascades Enviropac inc.[11], un grief patronal réclamait les honoraires et frais occasionnés par l’audition d’un grief syndical, au cours de laquelle le syndicat s’était désisté après avoir entendu la preuve patronale, sans lui-même produire de preuve. L’arbitre a accueilli le grief patronal dans la mesure où le syndicat aurait dû se désister en temps opportun de son grief puisqu’il le savait non fondé, et que la preuve patronale ne lui avait rien appris de nouveau à cet égard.
Conclusion
Ainsi, nous pouvons conclure que le droit qu’ont les employeurs de réclamer compensation à l’encontre des syndicats pour abus de procédure n’est plus contesté. Le fardeau de preuve qui incombe aux employeurs dans de tels cas est toutefois très exigeant, ce qui explique vraisemblablement, en partie du moins, le nombre relativement peu élevé de griefs patronaux qui sont soumis à l’arbitrage.
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Source : VigieRT, mars 2011.
1 | L.Q. 1991, c. 64 (ci-après « C.c.Q. »). |
2 | Art. 6 C.c.Q. |
3 | Art. 7 C.c.Q. |
4 | Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis c. Athanassiadis, D.T.E. 99T-462, p. 7 (C.A.). |
5 | LAB Chrysotile, société en commandite et Syndicat des salariées et salariés cléricaux et techniques de l’amiante (C.S.N.), D.T.E. 98T-643, pp. 15-16, Nicolas Cliche, arbitre. |
6 | L’article 71 C.tr. prévoit un délai supplétif de six (6) mois. |
7 | Centre d’accueil LaSalle et Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2869, D.T.E. 99T-234, Pierre Laporte, arbitre. |
8 | Aéroports de Montréal et Alliance de la fonction publique du Canada (unité des pompiers), D.T.E. 2003T-817, pp.12-13, François Hamelin, arbitre. |
9 | Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis c. Syndicat des travailleuses et des travailleurs de l’Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis (CSN), D.T.E. 2007T-474, p. 22, Jean-Yves Durand, arbitre (Requête en révision judiciaire rejetée : AZ-50547747). |
10 | Limocar de l’Estrie inc. (Autocar national Ltée) et Union des employées et employés de service, section locale 800, D.T.E. 2004T- 601 (T.A.), pp. 7-8, Richard Marcheterre, arbitre. |
11 | Syndicat des travailleurs de Cascades Enviropac (CSN) et Cascades Enviropac inc., D.T.E. 2009T-730, par. 23, Pierre Cloutier, arbitre. |