Vous lisez : La suspension d’un employé lors d’une enquête criminelle

Il n’y a pas un mois qui passe sans que les médias relatent le cas d’un employé d’une entreprise ou d’un organisme public qui fait l’objet d’une enquête criminelle et qui sera suspendu pour la durée de l’enquête ou des procédures judiciaires.

Quand un employé fait l’objet soit d’une enquête policière, soit d’une accusation criminelle, son employeur peut-il ou doit-il le suspendre? Souvent, lorsque le délit est en lien direct avec la fonction ou la raison d’être de l’entreprise, la suspension sera la solution préconisée. Citons, à titre d’exemple, le cas d’un préposé aux bénéficiaires accusé de voies de fait à l’égard d’une personne sous sa garde ou le cas d’un comptable d’une entreprise qui fait l’objet d’une enquête parce qu’on le soupçonne d’avoir volé la caisse du baseball mineur de son quartier. Dans ces deux exemples, le lien entre le crime dont l’employé est soupçonné et l’emploi qu’il occupe est clair. Pour l’un, le présumé délit aurait été commis sur les lieux du travail, quant à l’autre, même si le méfait a été perpétré hors de l’entreprise, le lien de confiance est sérieusement compromis du fait que la notion de la probité est au centre de la fonction de contrôleur financier.

Dans les exemples précités, il semble évident que l’intérêt de l’entreprise commande que l’employé soit suspendu soit pour la durée de l’enquête de l’entreprise elle-même soit jusqu’à la fin de l’enquête policière, ou même jusqu’au jugement définitif sur les accusations criminelles. Les fonctions des employés étant liées avec la clientèle, l’employeur doit donc agir de façon à maintenir la confiance du public envers son entreprise. De fait, l’employeur possède les pouvoirs nécessaires pour protéger les intérêts de son entreprise et cela comprend, dans semblables circonstances, le droit de suspendre l’employé.

Mais ce pouvoir entraîne-t-il le droit de le suspendre sans solde?

La Cour suprême a répondu à cette question il y a quelques années dans un litige[1] où l’employé travaillait à titre de directeur des ventes pour une compagnie d’assurance. En plus d’être responsable d’une équipe de vendeurs, celui-ci vendait lui-même des produits de placements et conseillait les clients à ce sujet, notamment sur les transferts d’argent. Alors que l’employé travaillait depuis à peine trois mois au sein de l’entreprise, il a été accusé de tentative d’extorsion contre un courtier en valeurs mobilières avec qui il faisait des affaires avant d’occuper son nouvel emploi. Afin de sauvegarder son image et sa crédibilité auprès de sa clientèle, l’employeur l’a suspendu sans solde jusqu’à la décision ultime des tribunaux sur les accusations criminelles dont il faisait l’objet.

L’employé a finalement été acquitté des accusations criminelles, puis on l’a réintégré dans ses fonctions. Il a contesté la décision de son employeur de le suspendre sans traitement et a réclamé le salaire non perçu et des dommages. La Cour suprême s’est donc penchée sur la question.

Après avoir analysé les formes du contrat de travail et les modes d’exécution des obligations prévues à ce contrat, la Cour a conclu que, même si l’employeur possède le droit de suspendre l’employé dans semblables circonstances en raison de son droit de gérance, ce droit n’entraîne pas le droit de suspendre aussi le salaire de cet employé.

Dans cette affaire, la Cour a rappelé qu’à ce sujet, il s’agit de pondérer les divers intérêts en cause, soit celui de l’employeur de protéger son entreprise, soit le droit de l’employé à son emploi qui constitue « une composante essentielle du sens de l’identité de la personne (…) ». Elle a énuméré ainsi les quatre conditions selon lesquelles un employeur peut imposer une suspension : « la mesure doit être prise de bonne foi; la bonne foi et le devoir d’agir équitablement doivent guider l’employeur dans sa décision d’imposer une suspension administrative; l’interruption provisoire de la prestation de l’employé doit être prévue pour une durée relativement courte, déterminée ou déterminable (…); la suspension est en principe imposée avec solde, sous réserve de cas exceptionnels (…) ».

La Cour a aussi énoncé quelques éléments qui pourraient être pris en compte pour évaluer la légalité de la suspension : « la suffisance du lien entre l’acte reproché et le genre d‘emploi occupé; la nature même des accusations, l’existence de motifs raisonnables de croire que le maintien, même temporaire, du lien d’emploi serait préjudiciable à l’entreprise, la présence d’inconvénients immédiats et importants ne pouvant être contrés de façon pratique par d’autres mesures (par exemple : affecter l’employé à un autre poste) ».

Appliquant ces conditions au cas soumis, la Cour a conclu que l’employeur pouvait suspendre l’employé, mais qu’il devait le faire avec solde, puisque la suspension ne constituait pas un cas d’exception.

Mais qu’en est-il des cas d’exception? Dans cette affaire, les parties étaient liées par un contrat individuel de travail. Il va sans dire que ce contrat ne prévoyait aucunement les droits et obligations de l’une et l’autre partie dans l’éventualité de semblables événements. Dans un contexte où un contrat de travail collectif est en vigueur, la situation peut être différente. En effet, plusieurs conventions collectives comportent des clauses précisant que l’employeur peut suspendre son employé sans solde s’il fait l’objet d’accusations criminelles dont la nature peut lui porter préjudice. Cela constituerait alors un cas d’exception qui permettrait la suspension sans traitement, puisque les parties négociantes l’avaient prévue au contrat collectif de travail.

Parmi les cas exceptionnels, notons aussi les situations dans lesquelles l’employé poursuivi peut être assujetti à des conditions de remise en liberté qui l’empêchent d’accomplir son travail. Pensons au chauffeur d’autobus scolaire accusé de grossière indécence et qui se voit remis en liberté, sous condition de ne pas se trouver, jusqu’au jugement de la cour, en présence d’enfants mineurs. Il se retrouverait donc dans l’incapacité d’effectuer son travail. L’employeur pourrait alors le suspendre sans solde, au moins jusqu’au jugement du tribunal même si la convention collective n’encadre pas de situations semblables. Il faut aussi rappeler que la Loi sur l’instruction publique impose à toute commission scolaire de s’assurer que toute personne œuvrant avec des mineurs n’ait pas d’antécédents judiciaires en lien avec la fonction. Ainsi, le transporteur scolaire doit s’en assurer.

Considérant le jugement de la Cour précité, l’employeur pourrait peut-être avoir à se demander s’il peut placer l’employé dans une autre fonction ou lui faire accomplir des tâches dans lesquelles il ne serait pas en présence d’enfants. Mais au sein d’une petite organisation, cette possibilité est fort mince.

On doit donc retenir de l’enseignement de la Cour suprême qu’il est possible de suspendre un employé accusé d’acte criminel ou qui fait l’objet d’une enquête criminelle, si « l’infraction alléguée a des effets sur la relation d’emploi de façon telle que la continuation de celui-ci, (…) présenterait des risques sérieux et immédiats suffisants contraires aux intérêts légitimes de l’employeur (…) » et qu’il n’est pas possible de mitiger ce risque « par une meilleure supervision du salarié ou une affectation à un autre poste ». On comprendra alors qu’en raison du préjudice subi par l’employé, le pouvoir de le suspendre sans traitement est exceptionnel.

 

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Source : VigieRT, décembre 2010.


1 Arrêt Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’assurances sur la vie, 2004, CSC 55.
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