Vous lisez : La notion de « délai raisonnable » en matière d'imposition de mesures disciplinaires

Dans quel délai une mesure disciplinaire doit-elle être remise à un salarié? Quelles sont les conséquences pour un employeur de tarder à imposer une sanction à l’un de ses employés?

En milieu syndiqué, de nombreuses conventions collectives prévoient des clauses spécifiques relatives à la remise des mesures disciplinaires aux travailleurs et plus particulièrement, aux délais requis pour la transmission desdits avis ou encore pour leur dépôt au dossier de l’employé visé. Par conséquent, lorsque ces clauses sont rédigées en termes clairs et impératifs et qu’elles sont assorties d’une clause de déchéance, l’arbitre de griefs est lié par ces dispositions[1].

En ce sens, le Tribunal d’arbitrage, dans une sentence interlocutoire, a récemment fait droit à une objection préliminaire syndicale portant sur le défaut pour l’employeur d’avoir déposé une lettre de congédiement au dossier d’un salarié[2]. Dans cette décision, l’une des dispositions de la convention collective prévoyait précisément que seuls les motifs invoqués dans une mesure disciplinaire ayant préalablement été déposée au dossier personnel d’un salarié pourraient être mis en preuve dans le cadre d’un arbitrage de griefs. Cette clause a été considérée par l’arbitre comme impérative et son non-respect, un vice de fond qui a entraîné l’annulation du congédiement et la réintégration du salarié dans son poste.

Cependant, même dans les cas où la convention collective ne prévoit aucune disposition spécifique relative au délai requis pour l’imposition d’une mesure disciplinaire, il a clairement été établi par les tribunaux d’arbitrage que l’imposition de cette mesure doit se faire dans un délai raisonnable, à défaut de quoi ladite sanction peut se voir annulée.

À cet égard, dans l’arrêt Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale, loge 1148 et Frigidaire Canada (usine de l’Assomption)[3], décision de principe sur la notion de « délai raisonnable », l’arbitre de griefs passe en revue la jurisprudence portant sur cette question. Il en arrive à la conclusion que l’écoulement d’un délai de six mois entre l’acte fautif et le congédiement est, à lui seul, suffisant pour justifier l’annulation du congédiement, et ce, même si le salarié est absent du travail (par exemple, pour cause de maladie) au moment où l’employeur prend connaissance des faits donnant lieu à la sanction. L’arbitre de griefs souligne notamment le fait qu’un salarié qui se voit remettre une mesure disciplinaire tardivement est fondé à croire que la faute à l’origine de cette mesure lui a, dans l’intervalle, été pardonnée.

En matière de relations individuelles du travail, cette notion de « délai raisonnable » n’avait, jusqu’à tout récemment, jamais été explicitement reprise par les tribunaux, qui n’en faisaient qu’une application timide et indirecte.

Par exemple, en 2009, dans la décision Éric Dion c. Municipalité de Piedmont[4], le Tribunal administratif du travail[5] (ci-après, « Tribunal ») était saisi d’une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail (ci-après, « L.n.t. »). L’employeur reprochait au salarié des propos désobligeants tenus envers ses collègues de travail ainsi que ses supérieurs au cours du mois de février 2008. Cependant, ce n’est qu’en juin 2008 que le salarié avait été congédié pour ce motif.

Dans cette décision, le Tribunal a conclu que le fait que l’employeur ait fait preuve de laxisme en permettant au salarié de continuer à exercer ses fonctions durant près de trois mois après la survenance des faits reprochés justifiait l’annulation du congédiement. Néanmoins, les propos inappropriés du plaignant, bien qu’ils lui aient été reprochés tardivement, sont tout de même pris en considération par la juge administrative qui substitue au congédiement une suspension de deux semaines.

Or, en 2015, deux décisions reprenant explicitement la notion de « délai raisonnable » établie par la jurisprudence arbitrale ont été rendues en matière de relations individuelles de travail.

Tout d’abord, en mars 2015, dans la décision René Marcil c. Hydro-Québec (région Saguenay)[6], un salarié alléguait avoir fait l’objet d’un congédiement sans cause juste et suffisante au sens de l’article 124 L.n.t., notamment en raison du délai d’inaction dont avait fait preuve son employeur avant de lui imposer cette peine capitale. En effet, dans cette affaire, plus de quatre mois s’étaient écoulés entre la découverte par l’employeur d’irrégularités concernant des rapports de dépenses du plaignant et son congédiement, entre autres, pour ce motif.

Dans cette affaire, la juge administrative a expressément analysé la notion de « délai raisonnable », notant par le fait même que ce délai dépasse rarement six mois à compter de la connaissance des évènements par l’employeur. Elle a conclu qu’en l’espèce, le long délai d’inaction de l’employeur est significatif et se doit d’être pris en considération. Néanmoins, elle s’est dissociée de la jurisprudence arbitrale en précisant que ce long délai ne peut, à lui seul, justifier l’annulation de la sanction. C’est donc au regard du délai déraisonnable pour l’imposition du congédiement, combiné à d’autres motifs (à savoir, notamment, l’absence d’intention frauduleuse), que la juge administrative a fait droit à la plainte du plaignant et a annulé le congédiement dont ce dernier avait fait l’objet.

Enfin, en octobre 2015, dans la décision Patrice Meunier c. Le Groupe Nepveu Inc.[7], le Tribunal, à nouveau saisi d’une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante déposée en vertu de l’article 124 L.n.t., fait cette fois siennes les conclusions des tribunaux d’arbitrage relatives à la notion de « délai raisonnable ».

En effet, dans cette affaire, l’employeur alléguait avoir congédié le plaignant en raison de manquements disciplinaires survenus avant son départ en absence-maladie, un an plus tôt. Par ailleurs, toujours selon l’employeur, l’annonce au plaignant de son congédiement avait eu lieu avant le départ en maladie de ce dernier. Cependant, un relevé d’emploi indiquant que le salarié était uniquement absent pour cause de maladie lui avait été émis et il avait pu, durant la totalité de son absence, bénéficier du régime d’assurance collective mis en place au sein de l’entreprise.

Dans sa décision, la juge administrative a conclu non seulement que le congédiement est survenu plus d’un an après la connaissance par l’employeur des faits y donnant lieu, mais également que, pendant ce délai, le plaignant était fondé à croire que l’employeur lui avait pardonné ses fautes. Conséquemment, l’employeur fut forclos d’invoquer ces faits au soutien du congédiement du plaignant. C’est donc uniquement sur la base de cette tardiveté à imposer le congédiement que ce dernier a été annulé :

« [125] Pendant plusieurs mois suivant la délivrance de ce relevé d’emploi, l’employeur ne fait rien, ne communique pas avec le plaignant, ne l’informe pas qu’il veut finalement le sanctionner. Il lui permet de recevoir des prestations d’assurance-emploi, puis ne s’oppose pas à ce qu’il bénéficie du régime d’assurance invalidité de ses employés. Le plaignant était donc fondé à croire que l’employeur avait décidé de passer l’éponge, tout comme il l’avait d’ailleurs fait à quelques reprises dans l’année précédant son congé de maladie.

[…]

[127] Ce n’est qu’une année plus tard, lorsqu’il apprend que le plaignant va revenir, après avoir passé à travers une saison de déneigement sans lui, avec monsieur Bérubé nouvellement embauché, que l’employeur décide d’agir pour mettre fin à son emploi. Dans les circonstances, la Commission estime qu’il était alors forclos d’invoquer les incidents de septembre 2012 au soutien du congédiement du plaignant.

[128] Ainsi, il y a lieu d’accueillir la première plainte déposée par le plaignant le 6 septembre 2013. Quant à la deuxième, elle devient ainsi sans objet. »[8]

En somme, bien que la notion de « délai raisonnable » dans l’imposition des mesures disciplinaires semblait initialement appliquée uniquement en matière syndicale, les tribunaux administratifs ont récemment étendu ce principe aux relations individuelles de travail, allant même jusqu’à conclure qu’un délai déraisonnable entre la survenance d’un comportement fautif et l’imposition d’une sanction afférente à ce comportement pouvait avoir pour conséquence de rendre l’employeur forclos d’invoquer ces incidents dans le cadre d’une audience portant sur ladite sanction.

Cependant, cette dernière décision faisant actuellement l’objet d’une requête en révision judiciaire, il sera intéressant de voir, au cours des prochains mois, les développements relatifs à cette notion de « délai raisonnable ».

Source : VigieRT, mai 2016.


1 Rodrigue BLOUIN et Fernand MORIN, Droit de l’arbitrage de grief, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2000, p. 305 et 306.
2 Syndicat des salariés de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (SSAPTS) et L’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), 2014, CanLII 11044 (QC SAT).
3 [1997] T.A. 292.
4 2009 QCCRT 0208.
5 Avant le 1er janvier 2016, il s’agissait de la Commission des relations du travail.
6 2015 QCCRT 0141.
7 2015 QCCRT 0567.
8 Ibid., par.125, 127 et 128.
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