Depuis les dernières années, la fonction publique provinciale est en mode négociation. En effet, plusieurs conventions collectives sont venues à échéance, que l’on pense notamment aux policiers, aux professeurs et au secteur de la santé. Et négociation de convention collective rime avec moyens de pression. Ces derniers sont exercés de diverses manières, que ce soit, entre autres, par du piquetage, le port de macarons ou de chandails à messages syndicaux, la pose d’autocollants ou la distribution de tracts. Les syndicats tentent, par divers moyens, de faire entendre leur cause à la population afin d’obtenir son appui.
En 2015, les ingénieurs du gouvernement du Québec étaient eux aussi en phase de renouvellement de leur convention collective. Or, un des enjeux de cette négociation était le salaire. Afin de rallier une partie de la population à leur cause, les ingénieurs ont ajouté au bas de leur signature de courriel le message suivant :
« Message important des ingénieurs du gouvernement du Québec en négociation.
En 2011, le rapport de l’Unité anticollusion a mis en évidence que la perte d’expertise en ingénierie constitue “le tout premier facteur de vulnérabilité” du gouvernement. Reconstruire cette expertise exige de verser des salaires compétitifs avec des employeurs de marque tels qu’Hydro-Québec ou le gouvernement fédéral. L’Institut de la statistique du Québec confirme que la rémunération globale des ingénieurs du gouvernement accuse un retard de plus de 40 % par rapport aux employeurs du secteur “autre public”.
Au lieu de combler cet écart, le gouvernement propose de le creuser.
Soucieux de protéger le public et d’offrir un service de qualité aux citoyens, nous croyons que la pérennité des biens collectifs et la saine gestion des fonds publics commandent plutôt la reconnaissance de notre expertise.
Notre signature vaut plus! »
Estimant que ce message portait atteinte à sa réputation et à son droit de propriété (utilisation du courriel de l’employeur) et qu’il allait à l’encontre de l’obligation de loyauté et de réserve des ingénieurs, l’employeur a demandé au syndicat que ses membres retirent ce message. Il a également remis un avis écrit à chacune et à chacun des employés en faisant usage. Le syndicat a maintenu sa position et déposé une plainte pour entrave syndicale à la Commission des relations du travail[1] (ci-après la « CRT »).
Le débat devant la CRT[2] a notamment porté sur l’opposition de deux droits fondamentaux : le droit à la liberté d’expression et le droit de propriété de l’employeur. La juge administrative a réitéré dans un premier temps que le droit à la liberté d’expression est un droit bénéficiant d’une interprétation large et généreuse. Ce droit permet aux salariés de sensibiliser la population et de plaider en faveur de meilleures conditions de travail. Cette liberté est une pierre angulaire dans notre société. Elle a également précisé que dans un contexte impliquant des employés de l’État, le débat social recherché par les messages du syndicat revêtait une importance toute particulière dans une société démocratique comme la nôtre. Ainsi, pour limiter ce droit, il faut nécessairement une justification raisonnable pour le faire.
La juge a estimé qu’en l’espèce, le droit de propriété invoqué par l’employeur ne suffisait pas à restreindre la liberté d’expression du syndicat et de ses membres. En effet, l’employeur invoquait qu’en raison de son droit de propriété sur les ordinateurs, les logiciels et l’ensemble de l’équipement informatique utilisé par les ingénieurs, il pouvait encadrer leur utilisation. Or, la juge administrative a estimé que le droit de propriété ne donnait pas raison à l’employeur puisqu’il est inférieur aux autres droits de la Charte des droits et libertés de la personne[3] (ci-après la « Charte »). En effet, le libellé de l’article 6[4] de la Charte limite le droit de propriété à ce qui peut être prévu dans d’autres lois. Ce droit est donc sujet aux limites de diverses lois, ce qui n’est pas le cas pour le droit à la liberté d’expression. De plus, elle a précisé qu’un employeur peut surveiller l’utilisation des courriels de ses employés en vertu de son droit de gérance et non pas en vertu de son droit de propriété. Elle a également ajouté qu’en 2015 (année des événements), il fallait tenir compte de l’évolution sociale et que dorénavant, il était normal, voire usuel, que les employés utilisent le matériel de l’employeur à des fins personnelles, par exemple le cellulaire ou l’ordinateur portable. Ainsi, le droit de propriété ne peut restreindre le droit à la liberté d’expression.
L’employeur a également allégué une entrave à l’obligation de loyauté et de réserve de ses employés. Pour la juge administrative, ces obligations ne pouvaient constituer un frein absolu dans un contexte de moyens de pression et de négociation de convention collective, d’autant plus qu’elle a jugé que le message ajouté au bas des courriels contenait des informations exactes, qu’il était rédigé correctement et qu’il visait à informer des tiers et à les convaincre d’appuyer la cause des ingénieurs. À cet égard, l’employeur a aussi soulevé l’atteinte à sa réputation. La juge administrative a conclu que l’employeur n’a pas fait la preuve d’un préjudice lui permettant de retenir cet argument.
Ainsi, en évaluant la balance des droits, la juge administrative a estimé qu’elle penchait en faveur du syndicat et de ses membres puisque le droit fondamental à la liberté d’expression revêt une grande importance dans une société démocratique. Elle a retenu que l’employeur n’avait pas fait la démonstration que le message avait des effets néfastes sur lui ou qu’il portait atteinte à la fonction publique. Elle a donc conclu que l’employeur avait entravé les activités syndicales.
Insatisfait de cette décision, l’employeur a intenté un recours en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure[5] . Selon lui, la liberté d’expression du syndicat et de ses membres devait être exercée dans le respect des obligations de loyauté, de neutralité et de réserve qui s’impose aux employés de l’État. La juge de la Cour supérieure a estimé que la décision de la CRT devait être révisée puisque la juge administrative n’avait pas suffisamment tenu compte de l’atteinte à la réputation de l’employeur.
D’abord, la juge a estimé que le message véhiculé par les ingénieurs du gouvernement ne pouvait être qualifié de correct comme l’a fait la juge de la CRT. Pour la Cour supérieure, la CRT n’a pas tenu compte de la longueur du message. La juge a estimé que par ses 15 lignes et ses 4 paragraphes, le message ne pouvait être qualifié de discret. Elle a également retenu qu’il était adressé par des employés de l’État à des tiers identifiés et que ceux-ci ont pour mandat de servir ou d’informer au nom de l’État. La Cour supérieure a estimé que le ton du message était inadéquat. Elle l’a qualifié d’équivoque, voire de tendancieux et de désobligeant, et a jugé qu’il mettait volontairement en doute la probité des employés de l’État et de leur employeur ainsi que de leur expertise.
En se référant à la Loi sur la fonction publique[6], la juge de la Cour suprême a affirmé que la mission première des employés de l’État est de fournir au public les services de qualité auxquels il a droit. Elle a estimé que dans ces circonstances, le message véhiculé par les ingénieurs compromettait l’image de la fonction publique en tant qu’employeur et pouvait miner la confiance des destinataires à l’égard de la qualité des services qui leur sont offerts par l’État. Ainsi, le message porte atteinte à la mission de tout fonctionnaire d’agir dans l’intérêt du public. Pour la juge, le fait que l’employeur n’ait pas été en mesure de faire la preuve d’un réel préjudice n’est pas un obstacle en soi. Elle a conclu que dans le contexte de services publics, l’employeur n’avait pas à attendre qu’un préjudice ou des répercussions négatives surviennent pour intervenir. Elle a estimé que la CRT aurait dû pondérer le droit à la liberté d’expression à l’égard de l’intérêt public et ainsi conclure que l’employeur n’avait pas entravé les activités du syndicat.
Il ressort donc de la décision de la Cour supérieure que l’analyse des droits fondamentaux dans un contexte d’employeur public doit être faite à la lumière de l’intérêt public et du droit à la population de recevoir des services de qualité. Il semble ainsi que l’atteinte à la réputation d’un employeur de la fonction publique soit de plus grande importance que l’atteinte à la réputation d’une entreprise privée. La confiance du public s’avère donc un élément important dans un tel contexte. La Cour d’appel sera appelée à se prononcer sur la question, puisque l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec a porté la décision de la Cour supérieure en appel. Il sera intéressant de voir comment le plus haut tribunal de la province interprétera cette notion d’intérêt public.
Source : VigieRT, janvier 2017.
1 | Devenue le Tribunal administratif du travail le 1er janvier 2016. |
2 | Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec et gouvernement du Québec, 2015 QCCRT 0460, Myriam Bédard, juge administrative. |
3 | RLRQ, chapitre C-12. |
4 | Article 6: «Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens,sauf dans la mesure prévue par la loi.». |
5 | Québec (Procureure générale)c.Commission des relations du travail, 2016 QCCS 5095, Alicia Soldevila, jcs |
6 | RLRQ, chapitre F-3.1.1 |