Vous lisez : L’imposition par l’employeur de clauses de non-concurrence en cours d’emploi

L’auteur désire remercier Louis Ratté, stagiaire en droit chez Heenan Blaikie Aubut, pour sa contribution à ce texte.

Un employé qui quitte une entreprise pour joindre les rangs d’un compétiteur peut causer bien des ennuis à son ex-employeur. La loi permet à un employeur de remédier à ces inconvénients en lui donnant le droit d’inclure une clause de non-concurrence au contrat de travail d’un employé. Le Code civil permet donc de prévoir au contrat de travail « que même après la fin du contrat, le salarié ne pourra faire concurrence à l’employeur ni participer à quelque titre que ce soit à une entreprise qui lui ferait concurrence[1] ».

La conclusion d’une entente de non-concurrence s’envisage généralement lors de la formation du contrat de travail. Mais qu’en est-il lorsque l’employeur désire imposer une telle entente en cours d’emploi? L’employeur peut-il imposer unilatéralement au salarié une clause de non-concurrence ou doit-il obtenir le consentement du salarié? Répondre à ces questions revient à analyser la possibilité pour l’employeur de modifier unilatéralement le contrat de travail en cours d’emploi.

Modifications au contrat de travail en cours d’emploi
Le contrat de travail est un contrat nommé prévu au Code civil du Québec. En plus des dispositions spécifiques à son égard que l’on retrouve aux articles 2085 à 2097 du Code civil, le contrat de travail est régi par les dispositions portant sur les obligations générales.

Comme tout autre contrat, le contrat de travail est un accord de volonté par lequel un salarié s’oblige envers un employeur à exécuter une prestation de travail selon les modalités déterminées par les parties. Les obligations découlant du contrat de travail peuvent être dégagées en fonction de ce qu’implique expressément et implicitement le contrat[2]. Les parties sont donc liées par l’ensemble des obligations qu’elles ont prévues au contrat, mais également par ce qui découle de la nature de la convention, de l’équité, de l’usage et de la loi.

En vertu de l’article 1439 du Code civil, le contrat de travail ne peut être modifié que par les causes reconnues par la loi ou par l’accord des parties. En effet, une modification au contrat de travail ne pourrait être imposée unilatéralement par l’employeur qu’en conformité avec les engagements auxquels il s’est obligé au moment de la conclusion du contrat de travail.

La question de la modification du contrat de travail par l’employeur a été majoritairement étudiée sous l’éclairage de la notion du congédiement déguisé. La Cour suprême du Canada, dans l’affaire Farber c. Cie Trust Royal[3], a élaboré la notion de congédiement déguisé lorsque l’employeur apporte une ou des modifications substantielles d’un élément essentiel du contrat de travail :

« Pour arriver à la conclusion qu’un employé a fait l’objet d’un congédiement déguisé, le tribunal doit donc déterminer si la modification unilatérale imposée par l’employeur constituait une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail de l’employé. Pour ce faire, le juge doit se demander si, au moment où l’offre a été faite, une personne raisonnable, se trouvant dans la même situation que l’employé, aurait considéré qu’il s’agissait d’une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail. »

En somme, lorsque la modification au contrat de travail imposée par l’employeur est substantielle, elle est assimilée à un congédiement donnant droit à l’employé de réclamer un préavis ou d’exercer un recours à l’encontre de cette mesure. On ne peut donc modifier unilatéralement le contrat de travail en raison de la force obligatoire des obligations.

Toutefois, l’employeur détient un pouvoir de direction (droit de gérance) découlant notamment de la subordination juridique qui caractérise le contrat de travail. Ce pouvoir de gestion lui permet de modifier implicitement certaines conditions de travail reliées à la façon dont doit être exercée la prestation de travail. Par exemple, un employeur peut déterminer l’horaire de travail des salariés ainsi que des politiques de gestion sans obtenir le consentement de ses salariés. Ces modifications ne constituent pas des altérations, mais bien des applications du contrat de travail. Les limites de ce pouvoir de direction peuvent être plus ou moins étendues selon ce qui a été entendu entre les parties lors de la conclusion du contrat de travail.

Le droit civil québécois tirant son origine du droit français, nous avons étudié quelle approche a été privilégiée en France. Dans l’affaire Rubin[4], la Cour de cassation française a adopté une approche similaire à celle que nous avons présentée ci-dessus, en distinguant le changement aux conditions de travail de la modification pur et simple du contrat de travail. Selon cette approche, les éléments du contrat de travail ayant fait l’objet d’ententes entre les parties lors de sa formation doivent respecter la force obligatoire du contrat et ne peuvent donc être modifiées qu’avec le consentement de l’employé. À l’inverse, les modifications se situant dans le champ de son pouvoir de direction apportées aux conditions de travail par l’employeur peuvent être imposées unilatéralement.

L’ajout de la clause de non-concurrence
L’ajout en cours d’emploi d’une clause de non-concurrence constitue-t-il une modification illégale du contrat de travail ou s’inscrit-il dans les limites du pouvoir de direction de l’employeur? Mentionnons d’abord qu’à notre connaissance, cette question n’a jamais été abordée par les tribunaux québécois.

Compte tenu de l’état du droit, il est plus prudent pour un employeur d’obtenir le consentement du salarié afin de mettre en œuvre une obligation de non-concurrence. Nous croyons que l’imposition unilatérale d’une telle clause pourrait la rendre illégale, sans toutefois que le tout soit considéré comme une modification substantielle du contrat de travail entraînant ainsi un congédiement déguisé.

L’employeur pourrait toutefois obtenir le consentement du salarié de diverses façons, par exemple en assujettissant une augmentation salariale ou l’accession à une promotion hiérarchique à la signature d’une telle clause.

Autrement, sans consentement du salarié, l’employeur doit détenir un très large pouvoir de direction prévu expressément au contrat de travail. Il peut par exemple inclure dans le contrat une disposition où il se garde le pouvoir d’imposer une clause de non-concurrence pour des motifs raisonnables.

Il sera intéressant de suivre l’évolution jurisprudentielle sur cette question. Avec la mobilité croissante de la main-d’œuvre ainsi que sa rareté, nul doute que les tribunaux seront appelés à se prononcer sur cette importante question. Pour éviter toute ambigüité, l’employeur a tout intérêt à prévoir dès le départ une obligation de non-concurrence au contrat initial de travail.


Gilles Rancourt, CRIA, avocat du droit du travail et de l'emploi pour le cabinet Heenan Blaikie Aubut partie intégrante de Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L., SR

Source : VigieRT, numéro 27, avril 2008.


1 C.c.Q., art. 2089.
2 C.c.Q., art. 1434.
3 [1997] 1 R.C.S. 846
4 Cass. Soc. 17 octobre 1996, Rubin, arrêt no 3822 D.
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