Vous lisez : L’imposition de clauses de non-concurrence au contrat de travail

À l’heure actuelle, la complexification constante des technologies ainsi que la compétitivité toujours croissante entre les différentes entreprises d’un même domaine font en sorte que les employeurs doivent investir dans une main-d’œuvre de plus en plus spécialisée. Or, en cours d’emploi, les salariés[i]qui forment cette main-d’œuvre auront accès à de nombreuses informations privilégiées relatives à l’entreprise, tels les procédés de fabrication mis en place par cette dernière ou encore sa liste de clients.

C’est dans ce contexte que l’ajout de clauses de non-concurrence au contrat de travail des employés revêt une importance capitale afin de s’assurer qu’ils respectent leur obligation de loyauté, et ce, tant à ce titre qu’après la fin de leur lien d’emploi.

Au Québec, ce sont principalement les articles 2089 et 2095 du Code civil du Québec (ci-après « CCQ ») qui viennent encadrer la portée de telles clauses. Notamment, le deuxième alinéa de l’article 2089 du CCQ prévoit qu’une clause de non-concurrence doit, pour être valide, « être limitée, quant au temps, au lieu et au genre de travail, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur ».

Cependant, malgré ces dispositions législatives, certaines questions demeurent. Les clauses de non-concurrence peuvent-elles être imposées par un employeur à tout moment du lien d’emploi? Quelles sont les conséquences, pour un employeur, de tarder à ajouter lesdites clauses à un contrat d’emploi?

D’entrée de jeu, mentionnons qu’il y a lieu de distinguer les clauses imposées par un employeur en début d’emploi aux clauses imposées en cours d’emploi.

En effet, l’employeur qui, dès l’embauche de l’un de ses employés, prévoit à son contrat de travail une clause de non concurrence doit simplement s’assurer qu’elle respecte les paramètres fixés par l’article 2089 du CCQ.

Toutefois, la situation est plus complexe lorsqu’un employeur souhaite, en cours d’emploi, modifier unilatéralement le contrat de travail dont il a initialement convenu avec un employé afin d’y ajouter une clause de non-concurrence. Dans ce dernier cas, la modification unilatérale du contrat de travail est susceptible de produire deux principales conséquences.

Premièrement, cette clause de non-concurrence pourra être considérée comme une modification substantielle aux conditions essentielles de travail de l’employé, et donc être assimilable à un congédiement déguisé. Ainsi, l’imposition d’un tel type de clause en cours d’emploi pourrait, entre autres, ouvrir la porte, pour le salarié visé par la modification, au dépôt d’une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail (ci après « LNT »).

Avant 2012, la question de l’imposition de clauses de non-concurrence en cours d’emploi n’avait fait l’objet que d’une interprétation timide et indirecte par les tribunaux.

En octobre 2008, par exemple, dans l’affaire Sylvie Gavard c. Corporation Presse Commerce[1], le Tribunal administratif du travail[2] (ci-après « Tribunal ») était saisi d’une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante en vertu de l’article 124 de la LNT. La salariée prétendait avoir fait l’objet d’un congédiement déguisé au cours du mois de février 2007 puisque, au cours de ce mois, son employeur lui avait annoncé qu’il mettait fin à l’entente de travail à domicile conclue avec elle en 2002. Par le fait même, il lui proposait notamment de devenir travailleuse autonome, ce qui impliquait cependant pour la salariée de signer un nouveau contrat d’emploi contenant une clause de non-concurrence à laquelle elle n’avait jusqu’alors jamais été assujettie.

Dans sa décision, le juge administratif a conclu que la salariée avait été victime d’un congédiement déguisé. Sans se pencher explicitement sur la question de l’imposition d’une clause de non-concurrence, il a conclu néanmoins que l’offre présentée à la salariée (c.-à-d., travailler à titre de travailleuse autonome) de même que le contrat afférent à cette offre constituaient des modifications substantielles aux conditions essentielles de travail de la salariée.

À compter de 2011, cependant, deux décisions de la Cour d’appel du Québec sont venues établir clairement le principe voulant que l’imposition à un employé d’une clause de non-concurrence après la conclusion du contrat de travail initial constitue une modification substantielle à ses conditions essentielles de travail.

Tout d’abord, dans l’affaire Patrick Jean c. Omegachem inc.[3], un salarié alléguait avoir fait l’objet d’un congédiement sans cause juste et suffisante au sens de l’article 124 de la LNT. L’employeur, quant à lui, prétendait que le salarié avait plutôt été congédié en raison de son refus de signer une clause de non-concurrence en cours d’emploi.

En février 2012, la Cour d’appel du Québec, cassant les décisions préalablement rendues par le Tribunal ainsi que la Cour supérieure du Québec, a conclu que le salarié avait été victime d’un congédiement déguisé.

Ce même raisonnement a été repris dans l’affaire Pierre Lambert c. Les Parquets Dubeau ltée[4], dans le contexte de laquelle un salarié soutenait avoir été victime d’un congédiement sans cause juste et suffisante au mois de novembre 2007.

L’employeur, quant à lui, alléguait que le salarié avait démissionné au cours de ce même mois, puisqu’il avait refusé de signer le nouveau contrat de travail qui lui avait été proposé. Or, ce contrat contenait non seulement d’importantes modifications au mode de rémunération du salarié, mais également une clause de non-concurrence à laquelle il n’avait jamais été assujetti auparavant. Dans sa décision, le juge administratif a conclu que :

« la clause de non-concurrence que l’intimé a voulu imposer au plaignant constituait à elle seule une modification substantielle aux conditions essentielles de son contrat, en ce qu’elle aurait eu pour effet, en pratique, de l’empêcher de gagner sa vie dans le même secteur partout au Canada, pour une période de douze mois suivant la fin de son emploi[5]. »

En février 2014, la Cour d’appel a fait siennes les conclusions du Tribunal en décrétant, relativement à la clause de non-concurrence, ce qui suit :

« Pour ce seul motif, il y [a] matière à conclure à congédiement et, qui plus est, à congédiement sans cause juste et suffisante[6]. »

Néanmoins, une mise en garde s’impose. En effet, il a clairement été établi par les tribunaux que « [l]orsque le congédiement ne constitue qu’une probabilité ou une hypothèse, le dépôt d’une plainte est alors prématuré[7] ». Conséquemment, si la clause de non-concurrence n’a pas un caractère définitif, mais en est encore uniquement au stade des négociations, par exemple, il ne saurait être question de congédiement déguisé.

C’est notamment ce qui ressort de la décision dans l’affaire René Dufresne c. Ciment Lacasse ltée[8], où le Tribunal était saisi, entre autres, de deux plaintes pour congédiement sans cause juste et suffisante. Plus particulièrement, le plaignant alléguait avoir été congédié parce qu’il avait refusé des modifications à son contrat de travail, dont certaines consistaient en des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation.

Dans sa décision, le Tribunal, en rejetant les plaintes, a conclu que, dans la mesure où les modifications au contrat de travail proposées par l’employeur n’avaient jamais été mises en œuvre et que « des pourparlers étaient encore possibles et les changements souhaités n’avaient pas un caractère définitif au moment où le plaignant a déposé ses deux premières plaintes », les modifications suggérées devaient être assimilées non pas à un congédiement déguisé, mais plutôt à un congédiement appréhendé.

Deuxièmement, la décision d’un tribunal selon laquelle un salarié a été victime d’un congédiement injustifié par l’imposition d’une clause de non concurrence en cours d’emploi est susceptible d’avoir un impact important sur les éventuels recours civils dont dispose l’employeur en matière de non-concurrence. En effet, l’article 2095 de la CCQ prévoit que « l’employeur ne peut se prévaloir d’une stipulation de non-concurrence, s’il a résilié le contrat sans motif sérieux ou s’il a lui même donné au salarié un tel motif de résiliation ». En ce sens, en imposant à un employé une clause de non-concurrence en cours d’emploi, non seulement l’employeur s’expose-t-il à une condamnation par un tribunal pour congédiement illégal, mais il pourrait également se voir forclos d’invoquer ladite clause de non-concurrence dans le cadre d’un éventuel recours civil contre cet employé, et ce, même si ce dernier lui livre une concurrence directe.

En somme, l’imposition par un employeur d’une clause de non-concurrence en cours d’emploi est susceptible de produire de fâcheuses conséquences sur son entreprise. Il est donc préférable qu’il fasse bon usage de l’adage « mieux vaut prévenir que guérir » et qu’il insère ce type de clause dès l’embauche de ses employés dans leur contrat d’emploi initial.

Source : VigieRT, novembre 2016.


i Remarque : Dans ce document, le genre masculin (notamment les termes employé et salarié) est utilisé comme générique, dans le seul but de ne pas alourdir le texte.
1 2008 QCCRT 0463.
2 Avant le 1er janvier 2016, il s’agissait de la Commission des relations du travail.
3 2012 QCCA 232.
4 2011 QCCRT 0422.
5 Ibid., par. 50.
6 2014 QCCA 423.
7 Sénécal c. Outils Snap-On du Canada ltée., [2001] R.J.D.T 1269 (C.T.).
8 2015 QCCRT 585, par. 132.
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