Bien que le droit du travail québécois vise notamment à enrayer toute forme d’iniquité pouvant être causée à un salarié dans le cadre de son emploi, lorsque celui-ci conclut un contrat de travail, il accepte d’une certaine façon de se placer en position d’inégalité vis-à-vis de son employeur. Cette situation est due au lien de subordination qui lie l’employé à l’employeur, et qui soumet le travailleur à l’obligation d’effectuer son travail sous la direction et le contrôle de l’employeur.
Suivant ce principe, l’employeur est en droit de contrôler et de surveiller la gestion, l’organisation et tous les aspects économiques de l’entreprise de manière à s’assurer de son bon fonctionnement. Toutefois, ce droit de contrôle et de surveillance ne pourra être exercé selon sa seule discrétion. En effet, celui-ci devra s’accomplir dans le respect des droits fondamentaux des salariés, puisque bien que l’employé ait consenti à une position de subordination, en aucun cas il n’a consenti à l’abandon de la protection de ses droits fondamentaux, dont le droit au respect de sa vie privée.
À l’ère des technologies de l’information, alors que de nombreuses entreprises mettent à la disposition de leurs employés un réseau Internet ainsi qu’une adresse électronique, on peut se questionner sur l’expectative de vie privée du salarié dans la perspective du droit de gérance de l’employeur.
La protection législative du droit à la vie privée
La protection du droit fondamental à la vie privée est assurée notamment par le Code civil du Québec et la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12.
Code civil du Québec :
3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels que le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles.
[…]
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou que la loi l’autorise.
Charte des droits et libertés de la personne :
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
[…]
La vie privée en milieu de travail
Tout d’abord, le droit québécois a reconnu à plusieurs occasions, l’existence du droit à la vie privée des salariés sur les lieux du travail. En effet, dans l’arrêt Bridgestone/Firestone[1], la Cour d’appel avait exprimé ce qui suit :
« Ce rapport de dépendance juridique et fonctionnelle ne colore pas cependant toutes les relations entre l’employeur et le salarié, notamment hors de l’établissement. Même à l’intérieur de celui-ci, peuvent se poser des problèmes de protection du droit à la vie privée et à la dignité du travailleur qui seront sans doute examinés lorsque l’occasion se présentera. La relation de dépendance dans l’exécution du travail ne permet pas d’induire un consentement du salarié, au sens de l’article 35 C.c.Q., à toute atteinte à sa vie privée. »
Il est important de préciser que bien que l’employé conserve son droit à la protection de la vie privée au travail, celui-ci demeure limité. L’employeur pourra également venir réduire l’expectative de vie privée de ses salariés en instaurant des mesures et des directives relatives à l’utilisation des outils électroniques. À titre d’exemple, l’expectative de vie privée d’un salarié sera minime lorsque son employeur précisera que l’usage des courriels et d’Internet est strictement interdit pour toutes fins personnelles.
Relativement à l’examen du contenu de l’ordinateur mis à la disposition de l’employé, notamment de ses courriels, il demeure que même si un employé a le devoir de ne pas détourner l’utilisation de l’outil informatique mis à sa disposition, c'est-à-dire de ne pas en faire un usage personnel déraisonnable, et malgré son droit à la protection de la vie privée, les fichiers consultés et les courriels envoyés et reçus sont emmagasinés sur un disque dur et peuvent être consultés par l’employeur à l’insu du salarié[2].
Toutefois, bien que l’employeur puisse avoir accès à la base de courriels de ses employés sans trop de difficulté, il ne pourra se prévaloir de cette prérogative que lorsqu’il entretient des doutes et motifs raisonnables de croire que l’employé utilise l’outil informatique à des fins autres que professionnelles ou de manière abusive[3].
Ainsi, l’état du droit actuel permet à l’employeur de consulter les courriels d’un employé au travail à l’insu de ce dernier et il n’indique pas que pareille initiative porte nécessairement atteinte au droit à la vie privée de l’intéressé[4]. Il s’agit tout de même d’un droit dont l’employeur devra faire usage avec précaution.
L’expectative de vie privée du salarié sera au nombre des critères à considérer afin de déterminer l’existence d’une atteinte à la vie privée. Nous retrouverons également à cette liste, de manière non exhaustive, la nature des communications surveillées, la propriété des outils informatiques, la nature du travail exercé par l’employé, la tolérance de l’employeur relativement à l’utilisation d’Internet ou du courriel à des fins personnelles, l’existence d’une politique de sécurité sur les technologies de l’information, etc. Il s’agira donc d’une analyse principalement contextuelle, puisqu’en cette matière, chaque cas demeure un cas d’espèce.
En février 2011, dans la décision Université Laval et Association du personnel administratif professionnel de l’Université Laval[5], l’arbitre avait jugé que l’employeur avait exercé ses droits de direction de façon abusive et avait porté atteinte au droit à la vie privée en interceptant sans motif raisonnable un courriel envoyé par une salariée à son syndicat.
Dans ce cas, une employée syndiquée, informée par son supérieur immédiat d’une réorganisation du travail au sein de son service, avait communiqué par courriel avec le président de son syndicat afin de l’en informer, croyant cette réorganisation contraire à la convention collective. À la suite de discussions entre le syndicat et le supérieur, ce dernier, qui voulait savoir qui avait communiqué cette information au syndicat, a obtenu un accès aux courriels transmis au syndicat. Un grief fut déposé par le syndicat reprochant à l’employeur d’avoir contrevenu à une politique de l’entreprise reconnaissant la confidentialité d’un courriel et d’avoir porté atteinte à son droit à la vie privée et à celui de l’un de ces membres.
C’est en considérant que la politique instaurée chez l’employeur accordait une expectative légitime, raisonnable et concrète de confidentialité d’un courriel et une utilisation personnelle de la messagerie que l’arbitre conclut qu’une telle violation de la confidentialité constituait un exercice abusif des droits de direction. L’employeur a été condamné à payer au syndicat une somme équivalant aux frais d’arbitrage du syndicat, à titre de montant réparateur punitif.
En conclusion
En somme, un employé jouit de la protection de son droit à la vie privée dans le cadre de son milieu de travail. Toutefois, l’expectative de vie privée en milieu professionnel demeure limitée. Ainsi, dans certaines situations, l’employeur pourra user de son droit de gérance en interceptant ou consultant les courriels de ses employés, mais l’intrusion devra être la plus restreinte possible.
L’employeur devra tout de même se montrer des plus vigilants dans l’exercice de ses droits de direction, puisque la position d’autorité dont il jouit envers ses employés ne les prive pas de se prévaloir de la protection des droits fondamentaux, notamment du droit à la vie privée. Ainsi, en cas de litige, le fardeau de prouver qu’il avait des motifs raisonnables d’intercepter ou de consulter les courriels de ses employés reposera sur l’employeur.
Pour obtenir des renseignements sur le cabinet ou pour consulter ses publications, cliquez ici.
Source : VigieRT, octobre 2011.
1 | Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.) |
2 | LEFEBVRE, Sylvain, Naviguer sur internet: et si on nageait en aux troubles?, dans barreau du Québec, Service de la formation continue. Développements récents en droit du travail (2008). Volume 293. Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 51-128, p. 67. |
3 | Id. |
4 | Université Laval et Association du personnel administratif professionnel de l’Université Laval (APAPUL), D.T.E. 2011T-189. |
5 | Id. |