Vous lisez : L’enquête sur la violence, un outil de diagnostic organisationnel

Depuis près de dix ans maintenant, la majorité des organisations se sont dotées d’une politique visant la prévention de la violence et du harcèlement. Il ne se passe plus une semaine sans que des offres de sessions de formation et des ateliers de perfectionnement sur ce sujet s’affichent dans nos boîtes de réception de courriels. Les approches juridiques fusent. C’est nécessaire. Jetons un regard sur ce phénomène...

Outil de diagnostic organisationnel
Notre pratique de gestion est souvent orientée par les tableaux de bord organisationnels que nous mettons en place. Ces tableaux sont des outils de référence prospective. À cet égard, le père des tableaux indicateurs, Robert S. Kaplan[1] nous rappelle qu’apprendre ne signifie pas seulement former. Apprendre, c’est miser sur l’expérience des mentors et des tuteurs naturels ou organisationnels. Ceci inclut également les outils conçus par l’organisation de façon à atteindre l’efficacité du développement managérial. La finalité étant d’exercer le gestionnaire à prendre des décisions, à innover, à s’améliorer de sorte que ce mode devienne une façon organisationnelle de « vivre ».[2],[3] Traditionnellement, « le tableau de bord prospectif permet au gestionnaire d'être comme un pilote devant une série d'instruments de contrôle et d'indicateurs, à partir desquels il prendra des décisions et développera des stratégies. »[4] Bien souvent, les interventions sont ponctuelles et les indicateurs que nous pouvons en tirer sont difficilement utilisables de façon prospective. La déclaration de situations conflictuelles susceptibles d’engendrer de la violence ou du harcèlement doit servir d’indicateur en matière de prévention ou aider les gestionnaires de la direction des ressources humaines à évaluer le climat de travail de l’organisation. Cette déclaration doit être liée aux résultats de l’enquête et à la cause profonde du malaise. Par exemple, le non-respect d’un horaire de travail est souvent source de conflit entre les employés, la compétence également. Si les indicateurs tiennent compte seulement du symptôme (un employé qui s’emporte auprès d’un autre employé) et non de la cause de l’événement, nous faussons le tableau d’indicateurs. Pour le dirigeant, savoir que des employés sont violents l’un envers l’autre est une interprétation restreinte et superficielle. Si toutefois, le dirigeant comprend par son tableau d’indicateurs que des problèmes de gestion (horaire de travail, compétence) ou culturels (racisme, religion) sont à la base d’événements violents, ses actions seront différentes et ses interventions organisationnelles le seront autant.

Interprétation des faits
Le gestionnaire banalise souvent les événements en apparence anodins. Ainsi, les échanges entre employés générant des plaintes écrites pour violence ou harcèlement ou toutes les attitudes négatives pouvant mener au harcèlement professionnel (groupe de personnes qui s’entraident pour détruire un autre individu ou groupe d’individus) sont des indicateurs idéaux pour débusquer certains employés pervers dont le comportement est jusque-là demeuré latent. Ces employés sont souvent passés maîtres dans l’art de faire exécuter leurs ordres par des tiers. Le gestionnaire doit alors intervenir lorsqu’un employé est susceptible d’être heurté dans ses valeurs par ces actions ou ces affirmations. En 1961, Stanley Milgram[5] mettait déjà en lumière le harcèlement professionnel (mobbing). Il menait alors une série d'expériences permettant d'estimer à quel point un individu pouvait se plier aux ordres d'une autorité (voir ici gestionnaire ou collègue de travail), même lorsque cela entrait en contradiction avec son système de valeurs morales et éthiques. Or, Milgram démontre par ses études que les complices de ces attentats contre la personne sont le plus souvent de bonnes personnes qui ne réalisent pas l’impact de leurs actions.

Ainsi, lors d’une enquête pour violence et harcèlement, seul un gestionnaire à l’affût des signes accompagné par un spécialiste aguerri des ressources humaines pourront détecter ces éléments tendancieux, faire un diagnostic éclairé et ainsi proposer des solutions. À moins d’une intervention immédiate et difficilement prévisible par des indicateurs, les victimes n’ont malheureusement aucune chance de s’en sortir.

L’enquête
Une politique de prévention de la violence et du harcèlement est un outil qui vise la prévention de la violence. Elle ne représente pas une solution. Bien sûr, elle énoncera les valeurs de l’organisation en matière de prévention de la violence, elle fera siens les objectifs organisationnels, énoncera des définitions, donnera des responsabilités à des membres de l’organisation, établira des mécanismes d’enquête. L’application simpliste de cette politique pourrait être un piège dans lequel le gestionnaire tombera s’il traite seulement les « signes cliniques » d’un événement. Le diagnostic doit être posé à la suite de l’enquête.

Malheureusement, un gestionnaire non éclairé pourrait facilement être tenté de traiter uniquement les signes cliniques et ne pas approfondir les choses. Même la plus simple des altercations peut être le symptôme d’un mal important en état de veille dans un service. Le traitement du symptôme par un simple arrêt d’agir, en imposant une mesure disciplinaire à un employé qui aurait dit des mauvais mots à un autre employé sur un ton agressif et en gesticulant devant des clients est souvent une méthode expéditive qui mène à l’échec. Dans tous les cas d’enquête pour violence ou harcèlement, le gestionnaire doit impérativement tenter de comprendre et de contextualiser. Par exemple, à la suite du dépôt d’une plainte écrite d’un employé contre un collègue qui s’en était pris à lui verbalement, l’enquête a fait ressortir que l’agresseur était victime depuis longtemps d’invectives ouvertes ou d’actions insidieuses de la part de l’agressé. Ce dernier lui faisait délibérément du mal ou cherchait à en faire le plus souvent de façon ouverte et agressive. L’enquêteur qui n’aura pas remis la situation dans son contexte ne pourra pas intervenir de façon efficace. Souvent, devant une telle situation, le gestionnaire sera tenté d’administrer une sanction disciplinaire à la personne qui faisait l’objet de la plainte, d’administrer une sanction disciplinaire aux deux belligérants, de pardonner à l’agresseur et de sanctionner le plaignant ou de donner simplement un avis verbal aux deux employés!

Ces situations sont fréquentes en milieu de travail. L’enquêteur doit être en mesure de comprendre l’origine des agissements. Ainsi, l’enquête approfondie révélera souvent un problème organisationnel comme étant la source du conflit initial. Les problèmes peuvent provenir d’un horaire de travail non respecté, d’un travail mal exécuté, d’un événement non géré par le gestionnaire précédent (ou le gestionnaire qui mène l’enquête avec vous… ce qui est plus délicat!), d’un problème de compétence (ou d’incompétence!), d’un problème d’attitude chez un ou plusieurs employés, d’un triangle amoureux, d’une confrontation de culture ou de religion. Lors de l’enquête, le spécialiste en gestion des ressources humaines devra être à l’affût d’indices et les approfondir afin de poser un diagnostic efficace et recommander ainsi des actions préventives. Évidemment, la mesure disciplinaire peut faire partie des recommandations. Mais elle doit rarement être la seule.

Mesures et contextualisation
Les mesures administratives imposées en parallèle aux autres mesures, telles que la mise sur pied d’un programme de formation particulier pour un ou des employés, le rappel au gestionnaire de faire respecter ses horaires de travail, le changement de quart de travail de l’un ou de l’autre des employés ou la standardisation du travail des employés, doivent être imposées afin d’agir de façon préventive lorsque requis. Par exemple, certains irritants liés à ce qui pourrait être interprété comme du favoritisme envers certains employés (tolérer les retards réguliers de jeunes mères de famille) pourrait être une source de violence ou de harcèlement. Des recommandations visant à corriger de telles situations devraient être énoncées au rapport d’enquête.

Même s’il est tentant de pardonner ou de comprendre le geste posé, il est important de garder en mémoire que la non-intervention est une intervention en soi. La non-action est une action. Si un geste violent a été fait et que ce geste heurte les valeurs de l’enquêteur et de l’organisation (ce qui doit être validé à chacune des enquêtes auprès du directeur des ressources humaines et du directeur des gestionnaires des employés concernés), une mesure coercitive doit être prise. Et ce, peu importe le contexte que vous aurez pu établir en enquête.

Conclusion
La violence et le harcèlement ont déjà fait couler beaucoup d’encre dans les dernières années. Nous devons habiliter les gestionnaires de nos organisations à effectuer les enquêtes pour violence ou harcèlement ou du moins à être sensibles aux éléments composant l’enquête. Celle-ci est une source intarissable de renseignements organisationnels et donne l’occasion à la direction des ressources humaines de sentir le climat de travail dans un service, de le palper, de comprendre la situation du gestionnaire, d’entendre de la bouche des employés les impacts des différents changements organisationnels, de valider la nécessité d’un changement dans un service, de comprendre l’inconfort et finalement de comprendre et de ressentir le climat de travail. Nous devons accompagner les gestionnaires pendant l’enquête. Il faut éviter le piège de l’effectuer pour eux ou pire de les laisser seuls devant le problème.

Le rôle du professionnel de la gestion des ressources humaines est de faire ressortir les actions et les questions, d’orienter le déroulement de l’enquête et d’expliquer au cadre la façon de procéder. En agissant de la sorte, vous aurez agi en mentor ou en tuteur organisationnel, et ce, à titre de conseiller en gestion des ressources humaines.

Vous pourrez alors partager votre nouvelle expérience avec votre directeur et vos collègues du service des ressources humaines. En bref, vous aurez fait votre travail!

Robert Gauvin, CRHA, coordonnateur santé et sécurité au travail, Direction des ressources humaines, CSSS du Sud-Ouest - Verdun[6]

Source : VigieRT, numéro 32, novembre 2008.


1 Robert S. Kaplan est un professeur à la Harvard Business School et créateur avec David Norton du Tableau de bord prospectif (en anglais Balanced Scorecard), une méthode de management visant à lier les actions de l'entreprise à ses buts à long terme. Cette méthode élaborée au début des années 1990 a été adoptée par plusieurs grandes entreprises.
2 High performance systems, Monthly Labor review, pages 29-38, Jeffrey King, mai 1995.
3 Traduction et adaption libre de Kapland Norton : “emphasize that 'learning' is more than 'training'; it also includes things like mentors and tutors within the organization, as well as that ease of communication among workers that allows them to readily get help on a problem when it is needed. It also includes technological tools; what the Baldrige criteria call high performance work systems." 
4 Mastering the Management System, Robert S. Kaplan and David P. Norton, Harvard Business Review, Janvier 2008.
5 Stanley Milgram
6 Le Centre de santé et de services sociaux du Sud-Ouest – Verdun est issu du regroupement du CLSC de Saint-Henri, du CLSC de Verdun, du CLSC de Ville-Émard–Côte-Saint-Paul, du centre d’hébergement (CH) Louis-Riel, du CH Réal-Morel, du CH Champlain, du CH du Manoir-de-Verdun, du CH Yvon-Brunet, du CH des Seigneurs, du CH de Saint-Henri et de l’Hôpital de Verdun.
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