Vous lisez : Procédure de grief en matière de harcèlement

Les dossiers de harcèlement au travail sont souvent complexes et mettent en scène plusieurs scénarios. L’un de ceux-ci est parfois l’instrumentalisation de la plainte de harcèlement à d’autres fins que celle prévue par la loi, par exemple, l’employé voulant intimider, par une plainte ou un grief, son supérieur immédiat qui lui a imposé une mesure disciplinaire ou encore cherchant simplement à se venger d’un collègue de travail.

Des décisions récentes ont traité de l’abus de la procédure de grief en matière de harcèlement psychologique. Nous proposons ici un état rapide de la question.

Affaire Convoyeur Continental
Dans cette affaire[1], l’arbitre a été saisi, au départ, d’un grief de harcèlement psychologique, d’abus de droit, de pouvoir et d’irrespect de la convention collective visant un salarié qui avait occupé le poste de président du syndicat durant plusieurs années.

Un changement de l’horaire de travail des salariés modifiant la durée de la pause-repas d’une heure à une demi-heure était à l'origine du grief. Le salarié s’opposait à ce changement et continuait à prendre une heure de pause-repas. Il s’en est suivi des coupures de traitement, un avertissement et une suspension. Le salarié a finalement accepté de se soumettre au nouvel horaire (autorisé par ailleurs par le syndicat). Le salarié a prétendu avoir fait l’objet de harcèlement de la part de l’employeur au cours de cette histoire et a déposé un grief.

En cours d’audition, l’histoire s’est compliquée. Le syndicat a amendé à trois reprises le grief alléguant quatre nouvelles conduites de nature vexatoire de la part de l’employeur. Ainsi, le syndicat a dénoncé le non-rappel au travail du plaignant à la suite d’une mise à pied, le refus de l’employeur de maintenir le salaire du plaignant après qu’il ait accepté un emploi moins bien rémunéré, le refus de l’employeur d’octroyer une prime à des salariés au prétexte que l’audition du grief du plaignant aurait coûté cher et enfin une demande de l’employeur d’ordonner aux salariés de ne plus adresser la parole au plaignant durant les heures de travail.

Aussi, au terme de la preuve syndicale et à la suite d’une mise en demeure au syndicat de se désister du grief, l’employeur a déposé un grief pour abus de procédure réclamant des dommages compensatoires.

L’arbitre a rejeté le grief amendé de harcèlement psychologique et a fait droit au grief patronal au motif que le syndicat n’avait pas fait une enquête sérieuse et qu’il s’était tout simplement placé à la remorque de son ancien président.

L’arbitre a déclaré que si le syndicat s’était limité au grief initial de la période de prise de repas, il n’y aurait pas eu un abus de procédure même si les chances de réussite étaient plutôt minces. L’abus serait né des amendements à répétition acceptés par l’arbitre. Or, l’arbitre a décidé au fond à la fois le grief initial et chacun des allégués soulevés par les amendements par une analyse minutieuse de la preuve contradictoire. Jamais l’arbitre n’a abordé la pertinence des amendements.

Révision judiciaire
Le 1er novembre 2012, la Cour supérieure casse la décision de l’arbitre[2]. Pour la cour, le reproche de l’abus de procédure signifiait que le syndicat n’a pas exercé correctement son devoir de juste représentation prévu à l’article 47.2 du Code du travail. En l’espèce, le syndicat avait l’obligation de considérer sérieusement les doléances du plaignant et de les analyser dans le contexte particulier qu’il était un président de syndicat démissionnaire avec une histoire connue de militantisme syndical et ayant déjà fait l’objet de sanctions injustifiées par l’employeur.

Or, la cour a constaté que l’arbitre avait fait un récit très exhaustif de la preuve portant tant sur le grief initial que sur les amendements. De plus, l’arbitre a compétence pour gérer l’audience et délimiter le cadre du litige en admettant la preuve qu’il suppose pertinente. La cour a estimé qu’il était déraisonnable de blâmer en bout de piste une des parties pour une preuve qu’elle croyait administrer avec la permission de l’arbitre, sans objection de la partie adverse et au surplus en en tenant compte dans ses conclusions. Enfin, la cour estime que pour chacune des allégations, une preuve contradictoire était effectivement nécessaire et que l’arbitre a procédé finalement à une analyse de l’ensemble de la preuve pour établir s’il y a avait eu harcèlement ou non.

La cour d’appel a confirmé la décision de la cour supérieure. Il est établi par la cour que l’abus de droit échappe au domaine d’expertise des arbitres de grief et que toute décision est révisable par les tribunaux judiciaires. La cour a établi clairement que la norme applicable est l’absence de chance véritable de succès pour considérer une procédure abusive et que l’abus de procédure ne doit pas constituer une contrainte à la liberté d’expression ni dissuader une partie de faire valoir une thèse fragile aux yeux de l’autre partie.

Affaire Telus[3]
Dans la foulée de la décision Convoyeur Continental, l’arbitre fait également droit à un grief patronal pour abus de procédure déposé à la suite de la preuve syndicale administrée dans le cadre de l’audition de deux griefs de harcèlement.

Dans cette affaire, le plaignant occupait une fonction de dirigeant syndical, et les griefs se situaient dans le contexte d’une réorganisation entraînant une mutation du plaignant, fort mal accueillie par l’intéressé, bien que conforme à la convention collective. En fait, l’arbitre a estimé que le syndicat a déposé des griefs en réponse aux demandes du plaignant, un dirigeant syndical, afin de faire pression sur l’employeur.

Cette faute du syndicat est d’autant plus lourde qu’il aurait dû constater, selon l’arbitre, l’absence de preuve d’acte vexatoire et mettre fin aux procédures. Au lieu de cela, le syndicat a maintenu les griefs même si une personne, la supérieure immédiate, a été ainsi mise en cause dans un litige aux répercussions importantes tant sur le plan personnel que professionnel.

Malgré une preuve contradictoire, l’arbitre a évalué qu’il y avait abus de procédure en se basant sur le critère de l’enquête déficiente comme révélateur de la mauvaise foi en l’espèce

Analyse
Le critère de l’absence de chance véritable de succès établi par la Cour d’appel pour déclarer une procédure abusive s’harmonise bien avec l’obligation de représentation du syndicat prévu à l’article 47.2 du Code du travail. Ainsi, un grief patronal pour abus de procédure déposé à l’occasion d’un grief de congédiement peut s’apparenter à la poursuite-bâillon que le législateur a voulu éliminer devant les tribunaux judiciaires. Dans un tel contexte, le syndicat doit pouvoir exercer ses fonctions fondamentales sans se placer en situation de vulnérabilité.

Rappelons que le législateur, à l’article 47.3 du Code du travail, a attribué à la CRT le pouvoir de déférer à l’arbitrage un grief ou une plainte de harcèlement d’un salarié si le syndicat a contrevenu à son obligation de représentation. La Loi accorde ainsi la même importance au harcèlement qu’aux mesures disciplinaires et au renvoi.

Toutefois, les charges utilisées par la Cour supérieure pour confirmer l’abus sont moins étayées en matière d’arbitrage de grief concernant le harcèlement. En effet, la cour utilise comme indice la longueur de la preuve administrée, l’ampleur du délibéré et la nécessité de faire une analyse exhaustive de la preuve pour décider du litige.

Or, en matière de harcèlement, l’arbitre reçoit régulièrement une longue preuve comprenant des faits, souvent d’apparence banale, se déroulant parfois sur une période très étendue, tant antérieure que postérieure au grief. La pertinence de certains éléments de preuve n’est pas toujours apparente a priori. S’il y a objection à la preuve, l’arbitre prendra, sauf exception, celle-ci sous réserve. En bout de course, l’arbitre trouvera plus prudent de procéder à une analyse de la preuve sur le fond plutôt que de s’évertuer à rejeter des faits selon le critère de la pertinence. Ainsi, l’arbitre ne pourra généralement constater un détournement des fins d’un grief de harcèlement qu’au terme de la preuve.

Le harcèlement au travail est un domaine d’intervention très particulier. Les recours croisés entre salariés ou entre salarié et supérieur immédiat sont fréquents et constituent parfois un moyen de défense ou d’attaque pour influer sur une situation qui ne relève pas de la prévention de harcèlement. Le syndicat ou un dirigeant syndical peuvent aussi instrumentaliser un tel recours. D’ailleurs, certains arbitres ont jugé sévèrement le comportement d’un salarié qui dépose une plainte de harcèlement dans un contexte caractérisé par une confusion entre son rôle de dirigeant syndical et celui de présumée victime de harcèlement[4].

Enfin, si le harcèlement est inadmissible dans un milieu de travail, une fausse allégation de harcèlement est également inadmissible. Ces effets sont aussi dévastateurs sur la personne victime d’une telle allégation.

Aussi, et malgré le cadre étroit défini par les tribunaux judiciaires en matière d’abus de procédure, d’autres décisions à ce sujet seront rendues, compte tenu notamment de la spécificité du droit du travail. Ces décisions contribueront donc à contribuer à adapter le cadre d’analyse au contexte du milieu de travail.

Source : VigieRT, septembre 2014.


Faucher, Nathalie. L’abus de droit. Texte disponible sur le site de la Conférence des arbitres. 17 novembre et 1er décembre 2011.
1 Syndicat des travailleurs d’usine de Convoyeur Continental (FISA) c. Convoyeur Continental et usinage ltée, 2011 CanLII 22809 (QC SAT), arbitre Marcel Morin.
2 Syndicat des travailleurs d’usine de Convoyeur continental (FISA) c. Morin, 2012 QCCS 6207 (CanLII).
3 Syndicat québécois des employés de Telus, section locale 5044 c Telus, 2013 CanLII 26490 (QC SAT). Requête en révision judiciaire déposée.
4 Voir à ce sujet les décisions suivantes :
  • Syndicat des avocat(e)s de l’Aide juridique de Montréal (FP/CSN) c Centre communautaire juridique de Montréal, 2012 CanLII 65907 (QC SAT), arbitre Diane Sabourin.
  • Syndicat des pompiers et pompières du Québec FTQ, section locale Saint-Jean-sur-Richelieu, 2009 CanLII 6105 (QC SAT), arbitre Denis Provençal.
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