Le nez collé à son ordinateur, les sourcils froncés, un travailleur de la boîte semble absorbé par son travail. Ses doigts parcourent rapidement le clavier. Un employé modèle? Peut-être pas. De plus en plus de travailleurs naviguent sur le Web à des fins personnelles au boulot. Le problème a atteint une telle ampleur, que les entreprises n’ont d’autre choix que de prendre les choses en main.
Deux travailleurs sur cinq admettent utiliser Internet à des fins personnelles au travail en moyenne 22 minutes par jour, selon un sondage CROP réalisé pour l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés en 2007.
Facebook, MySpace, YouTube, sites d’agences de voyage ou de services bancaires électroniques : le Web est une source de divertissement intarissable pour les travailleurs qui veulent passer le temps. Les entreprises l’ont déjà bien compris. Un récent sondage de l’Ordre révèle que les trois quarts des entreprises québécoises se sont dotées d’une politique qui encadre l’utilisation d’Internet au travail.
Chez Groupe Archambault, l’usage du Web à des fins personnelles n’est tout simplement pas permis. « Internet est un outil de travail, point à la ligne, soutient le directeur des ressources humaines, Alain Fontaine, CRHA. Les sites de réseautage et de divertissement sont interdits. On ne veut pas que les gens clavardent durant les heures de travail. »
Certaines entreprises sont plus permissives. Desjardins, par exemple, opte pour une politique plus souple, qui suggère une utilisation « responsable et raisonnable ». Ainsi, les employés doivent juger par eux-mêmes de ce qui est correct ou non.
Perte de temps
Pour Claude Gravel, avocat spécialisé dans le droit du travail chez Gowlings, tolérer l’usage personnel d’Internet au bureau ouvre la porte aux abus, puisque les règles sont trop floues. « Qu’entend-on par tolérer? questionne-t-il. Si ça signifie cinq minutes d’utilisation personnelle aux deux semaines, je crois que c’est acceptable. Mais si ça veut dire cinq minutes par jour, je vous invite à faire le calcul du temps perdu sur une base annuelle. »
Pour une entreprise qui compte cent travailleurs, cela représenterait environ 250 jours de travail perdus chaque année. « C’est une perte de temps et de productivité pour les entreprises », affirme Me Gravel. Ainsi, l’avocat suggère aux entreprises avec qui il fait affaire d’adopter une politique de tolérance zéro.
De son côté, Pierre Trudel, titulaire de la Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l’information et du commerce électronique à l’Université de Montréal, croit qu’interdire complètement l’usage personnel d’Internet est excessif. « Internet est le téléphone d’aujourd’hui, illustre-t-il. Un employé a le droit d’appeler sa femme pour la prévenir qu’il sera en retard. »
Dominique April, consultant en ressources humaines chez FDA Consultant, est lui aussi contre l’idée d’imposer des mesures draconiennes pour quelques employés qui abusent du système. « Si on choisit de le faire, il faut s’attendre à fâcher tout le monde. Il faut que les gens soient heureux en rentrant au boulot le matin. S’ils se sentent contrôlés, ça mine la qualité du milieu de travail. »
Selon monsieur April, il est préférable d’opter pour la prévention plutôt que d’imposer des mesures coercitives. « C’est plus payant à long terme », dit-il.
Employés sous surveillance
Une fois les règles établies, les entreprises doivent s’assurer de les faire respecter. Elles sont donc de plus en plus nombreuses à vérifier ce que font leurs employés sur la Toile durant les heures de travail, constate Me Gravel.
Un récent sondage de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés sur la cybersurveillance confirme cette tendance. Des 85 entreprises qui ont été sondées en mars dernier, près de 60 % avouent contrôler ou vérifier le temps que leurs employés passent sur le Web.
Pour ce faire, toutes sortes de logiciels sont disponibles sur le marché. Certains permettent aux patrons de savoir combien de temps chaque employé passe sur le Web et quels sites ont été visités. D’autres interceptent les courriels qui contiennent certains mots-clés. Aussi, des logiciels permettent de bloquer l’accès à des sites comme Hotmail, Facebook ou YouTube.
Desjardins fait partie des entreprises qui utilisent ce type de logiciel. L’entreprise bloque certains sites de manière préventive et ne donne tout simplement pas de connexion Internet à des employés qui n’en ont pas besoin pour effectuer leurs tâches. Me Gravel privilégie cette approche.
Pour ce qui est de la cybersurveillance, elle ne se fait pas de façon systématique, selon une porte-parole de Desjardins, Nathalie Genest. « On ne veut pas espionner nos employés, précise-t-elle. On essaye de leur faire confiance. » En cas de doute, toutefois, l’entreprise se réserve le droit de vérifier.
« Les gens ont la fausse impression que l’ordinateur du bureau leur appartient, déplore Me Gravel. En tout temps, l’employeur peut vérifier ce qu’il y a sur votre poste et les fichiers que vous avez envoyés. L’expectative de la vie privée au travail est très réduite. »
Le professeur de droit, Pierre Trudel, nuance ces propos. « Si l’employeur effectue de la surveillance, il doit être capable de démontrer pourquoi et doit prévenir les employés. Sinon, ça pourrait être contesté en arbitrage, selon la Charte des droits et libertés. »
Au banc des accusés
Depuis les dernières années, plusieurs cyberflâneurs ont appris à leurs dépens que surfer sur Internet pendant les heures de travail coûte cher.
Un des cas les plus médiatisés est celui des vingt-sept employés municipaux de la Ville de Québec, qui ont été réprimandés pour leur utilisation abusive d’Internet. Les gestes reprochés allaient des échanges de courriels personnels au magasinage de voyages en ligne, en passant par le transfert de fichiers pornographiques.
Les sanctions ont été plus au moins sévères : certains ont reçu de simples lettres tandis que d’autres ont été suspendus de trois jours à un an sans solde. Douze employés attendent encore d’être évalués par un comité de discipline. Aucun travailleur n’a contesté la sanction qu’il a reçue, pas plus que le syndicat.
Depuis l’an 2000, une quarantaine de cas liés à l’utilisation abusive du Web au boulot ont été rapportés à la Commission des relations du travail. Ce ne serait toutefois qu’un mince aperçu de l’ampleur du phénomène, selon Me Gravel, puisque souvent les travailleurs n’ont pas intérêt à ce que leur histoire devienne publique.
Parmi les cas d’arbitrage de grief, l’affaire Pratt & Withney Canada frappe l’imaginaire. L’employeur a réalisé une enquête sur cent vingt-cinq employés en 2005 concernant l’usage d’Internet et des courriels sur son réseau interne. Du nombre, soixante-quinze ont été sanctionnés.
Selon Pierre Trudel, la plupart des arbitres ont jugé l’utilisation d’Internet comme toutes les activités en marge du travail. « Au lieu de parler autour de la machine à café, on parle sur Facebook. Ce qui est illégal, ce sont les abus. Est-ce que le temps passé sur Internet dépasse le temps attribué au travailleur pour la détente ou les pauses? Est-ce que cela a retardé son travail? »
Plus blanc que noir
Malgré les risques d’abus, Najoua Kooli, directrice de projet au Centre francophone d’informatisation des organisations, soutient que les avantages sont plus grands que les inconvénients. « Il faut que les entreprises arrêtent de voir Internet comme une bête noire et qu’elles le considèrent plutôt comme un levier qui permet de fonctionner de façon plus rapide, plus dynamique et interactive. »
Selon elle, les entreprises ont beaucoup à gagner en utilisant des « wiki », une plate-forme de collaboration sur le modèle du très populaire site Wikipedia. « Dans le cadre d’un projet, par exemple, quatre employés peuvent ajouter du contenu, faire des modifications. Ça permet une meilleure collaboration et c’est plus rapide. » Elle ajoute que les sites de réseautage comme Facebook peuvent aussi être utiles pour annoncer des événements ou recruter des travailleurs.
Pour Najoua Kooki, il ne fait aucun doute que les entreprises devront s’adapter, surtout avec l’arrivée sur le marché du travail d’une nouvelle génération « accro à Internet ».
Marie-Ève Maheu, journaliste indépendante
Source : VigieRT, numéro 32, novembre 2008.