Vous lisez : Harcèlement psychologique, CRT et CLP

La notion de harcèlement psychologique, bien qu’introduite à la Loi sur les normes du travail[1] (ci-après « L.N.T. ») en 2004, constitue toujours un sujet d’actualité. Les plaintes en la matière continuent de se multiplier à la Commission des normes du travail (ci-après la « CNT »). En effet, en 2012 et en 2013, la CNT a traité plus de 4 000 demandes en lien avec du harcèlement psychologique[2].

Dans bien des cas, une plainte pour harcèlement psychologique est également synonyme de réclamation à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (ci-après la « CSST ») pour une lésion professionnelle de nature psychique.

De manière générale, les employeurs traitent ces deux dossiers (plainte à la CNT et réclamation à la CSST) de manière distincte puisque les recours sont différents, tout comme les fardeaux de preuve.

Or, en janvier dernier, la Cour supérieure[3] a confirmé la décision initiale d’un juge administratif de la Commission des relations du travail[4] (ci-après la « CRT ») affirmant qu’il y a chose jugée entre une décision de la Commission des lésions professionnelles (ci-après la « CLP ») rejetant une réclamation alléguant du harcèlement psychologique et un recours devant la CRT pour harcèlement psychologique.

D’abord, il est nécessaire de faire un rappel des faits dans cette affaire. En première instance, la CRT était saisie de deux plaintes invoquant un congédiement sans cause juste et suffisante (art. 124 L.N.T.) et d’une plainte pour harcèlement psychologique. D’entrée de jeu, l’employeur avait soulevé une objection préliminaire quant à la compétence de la CRT en invoquant la chose jugée puisque la CLP avait préalablement conclu que l’employée n’avait pas subi de lésion professionnelle en lien avec du harcèlement psychologique.

L’employée, infirmière chez l’employeur, alléguait avoir été victime de harcèlement psychologique dès sa nomination à titre de chef de service en octobre 2004, et ce, jusqu’en mars 2006.

Parallèlement aux dépôts de ses plaintes à la CNT, l’employée a également fait une réclamation à la CSST ainsi qu’une plainte en vertu de l’article 32 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[5] (ci-après la « LATMP ») prétendant avoir été déplacée et congédiée en raison de sa réclamation à la CSST.

Il avait été convenu entre les parties de suspendre l’audience devant la CRT, et ce, jusqu’à ce que l’audition de plainte en vertu de l’article 32 LATMP soit entendue. Dans l’intervalle, la CLP a rendu une décision précisant que l’employée n’avait pas subi de lésion professionnelle. Il est important de noter que les faits allégués par cette dernière pour soutenir sa réclamation à la CSST étaient les mêmes que ceux allégués devant la CRT.

Sous la plume de la juge administrative de la CLP[6], la commission a déclaré que l’infirmière n’avait subi aucune lésion professionnelle. Il est important de noter que dans sa décision, la juge administrative de la CLP a limité la teneur de sa compétence. Elle a précisé qu’elle devait déterminer seulement s’il y avait une lésion professionnelle de nature psychologique. En conclusion, elle a retenu que les faits allégués par la travailleuse au soutien de sa réclamation ne constituaient pas du harcèlement psychologique et qu’ils relevaient davantage de l’application du droit de gérance de l’employeur.

Or, malgré cette mise en garde par la juge administrative de la CLP, le juge administratif de la CRT quant à lui, a estimé qu’il n’a pas juridiction puisqu’il y avait effectivement chose jugée quant à l’existence ou non de harcèlement psychologique.

Dans un premier temps, le juge administratif a mentionné qu’il existe deux courants jurisprudentiels quant à la notion de chose jugée en matière de harcèlement. Certains décideurs estiment que la CRT est le seul tribunal compétent en la matière alors que d’autres estiment que la décision d’un tribunal doit nécessairement affecter la position de la CRT.

En l’espèce, le juge administratif a estimé que le deuxième courant doit trouver application. D’abord, il a prétendu que la rédaction même que l’article 81.20 L.N.T. permet à d’autres tribunaux[7] d’avoir compétence en matière de harcèlement psychologique.

Il s’en est également remis également à la rédaction de l’article 123.16[8] L.N.T. qui, selon lui, met un frein à la compétence exclusive de la CRT en matière de harcèlement psychologique. Il a précisé que si la CRT doit réserver sa compétence pour octroyer des dommages lorsque le salarié a été victime d’une lésion professionnelle qui résulte du harcèlement psychologique, il faut comprendre que pour ce faire la CLP doit nécessairement avoir conclu à la présence de harcèlement psychologique.

Le juge administratif de la CRT a estimé que le courant jurisprudentiel selon lequel la compétence spécifique de la CLP rende impossible l’application de la chose jugée puisqu’il y a absence d’identité d’objet ne pouvait être retenue.

Il a procédé à une comparaison des compétences de la CLP et de la CRT dans des cas de harcèlement psychologique. En premier lieu, il a précisé que la CLP doit déterminer s’il y a eu un accident qui a entraîné une lésion professionnelle. Il a mentionné que deux courants sont préconisés par la CLP, soit la théorie du « crâne fragile », soit celle de la « personne raisonnable ». Le juge administratif a conclu que dans un cas comme dans l’autre, le CLP doit évaluer s’il y a eu ou non harcèlement psychologique et que, pour ce faire, elle retient des critères qui sont partagés et appliqués dans le monde juridique.

Ainsi, il voyait mal comment la CRT pourrait, après que la CLP a conclu à l’absence de harcèlement psychologique, conclure autrement en appliquant des critères similaires, voire identiques. Il a toutefois précisé que l’inverse n’est pas aussi clair et qu’une analyse de chaque cas est nécessaire.

En somme, il a affirmé qu’il est faux de prétendre que la CRT (ou l’arbitre de griefs ou la Commission de la fonction publique) est le seul tribunal compétent en matière de harcèlement psychologique. Il a retenu que dans le cas en l’espèce, la CLP, malgré sa réserve de compétence, s’est tout de même spécifiquement prononcée sur la notion de harcèlement psychologique. Dès lors, la notion de chose jugée s’applique et la CRT n’a plus compétence.

Le juge administratif a retenu que dans le cas en l’espèce, il y a identité de parties et de cause. Les faits générateurs de la réclamation à la CSST et ceux pour la plainte de harcèlement psychologique sont les mêmes. Il a précisé toutefois que la règle de droit applicable dans chacune des instances est différente, mais que le fait juridique, soit le harcèlement psychologique, est commun.

Quant à l’identité d’objet, il a précisé que c’est la plus problématique. Or, il a affirmé que l’identité n’a pas à être parfaite. En appliquant une décision de la Cour d’appel, il a noté qu’il faut non seulement regarder le dispositif du jugement, mais également les motifs de celui-ci. Ainsi, il a retenu que les motifs de la juge administrative de la CLP ont eu pour effet de qualifier juridiquement les faits comme n’étant pas du harcèlement psychologique, ce qui lie la CRT.

En conclusion, le juge administratif a rappelé que les faits sont les mêmes devant chacun des tribunaux. Ceux-ci ne changent pas devant la CLP ou devant la CRT, ils ne sont pas plus ou moins graves devant l’un ou l’autre des décideurs. À cet égard, il a conclu ainsi sa décision :

« […] Lorsque la CLP qualifie les gestes de monsieur Chartrand comme n’étant pas du harcèlement psychologique comment soudainement ces mêmes gestes deviendraient du harcèlement psychologique devant la Commission? Comment dès lors la Commission peut-elle entendre une cause de harcèlement psychologique quand il n’y a pas l’ingrédient principal devant la CLP? C’est impossible.[9] »

Cette décision a fait l’objet d’un recours en révision judiciaire et a été maintenue par l’honorable juge. Dans des motifs plutôt succincts, il a estimé que la décision de la CRT ne lui apparaissait ni incorrecte ni déraisonnable.

Commentaires
Bien qu’il existe deux courants jurisprudentiels en matière de compétence exclusive de la CRT pour déterminer la présence de harcèlement psychologique, il semble que par cette décision, le tribunal se dissocie d’une tendance majoritaire.

Lorsque la CLP est appelée à déterminer l’existence ou non d’un accident de travail ayant occasionné une lésion professionnelle de nature psychologique, elle doit le faire en fonction des critères de la LATMP, soit en fonction de l’existence d’un évènement imprévu et soudain, attribuable à toute cause qui survient par le fait ou à l’occasion du travail[10]. Malgré des allégations de harcèlement psychologique de la part du travailleur, elle pourrait rendre une décision sans jamais aborder cette notion, laquelle n’est d’ailleurs pas incluse à la Loi.

La CLP pourrait donc conclure à l’existence de la lésion professionnelle sans avoir besoin de qualifier les faits comme étant du harcèlement psychologique. Le juge administratif n’a pas l’obligation de se pencher sur la définition de harcèlement psychologique. Il doit retenir un diagnostic, déterminer si les faits allégués sont des évènements imprévus et soudains et décider s’il y a une relation entre le diagnostic et les faits allégués.

Ainsi, un travailleur pourrait faire une réclamation à la CSST, par exemple pour un diagnostic de trouble anxieux, et alléguer des faits étant survenus au travail, sans les qualifier de harcelants. La CLP n’aurait donc pas à déterminer s’il y a eu ou non harcèlement puisque rien de tel ne serait invoqué par le travailleur. Or, le même travailleur pourrait alléguer les mêmes faits et les qualifier de harcelants devant une autre instance telle que la CRT. Celle-ci devrait alors déterminer si ces faits sont du harcèlement à la lumière de la définition de la L.N.T. Il semble donc que ce qui permet d’appliquer la théorie de la chose jugée, selon le juge administratif, c’est la qualification que donne le travailleur aux faits qu’il invoque à la base de sa réclamation. Il faut toutefois garder à l’esprit que pour déterminer l’existence ou non d’une lésion professionnelle, la CLP n’a pas à statuer comme telle sur l’existence de harcèlement psychologique, mais plutôt sur la notion d’évènement imprévu et soudain.

De surcroît, il semble que l’application de la chose jugée entre les décisions de la CRT et de la CLP en matière de harcèlement psychologique doit être analysée selon chaque cas. C’est d’ailleurs ce que laisse présager le juge administratif lorsqu’il écrit :

« Si la CLP détermine qu’il y a une lésion professionnelle, cela ne veut pas dire qu’en vertu des critères de la personne raisonnable, la Commission arriverait à la conclusion qu’il y a eu du harcèlement psychologique. Dans cette situation, il faudra analyser chaque cas au mérite. »
(Nos soulignements.)

En somme, bien qu’il puisse être intéressant pour un employeur d’invoquer la théorie de la chose jugée dans de telles circonstances, les conclusions de l’affaire Durocher ne feront sûrement pas l’unanimité. Mais qu’à cela ne tienne, la Cour d’appel tranchera sous peu le débat puisqu’une requête pour permission d’appeler a été déposée par la demanderesse et qu’elle sera entendue en avril prochain[11]. Il sera donc intéressant de connaître la position du plus haut tribunal provincial sur le sujet.

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Source : VigieRT, avril 2014.

1 RLRQ, chapitre N-1.1.
2 Rapport annuel de gestion de la CNT 
3 Durocher et Commission des relations du travail, 2014 QCCS 237, Gérard Dugré, j.c.s.
4 Durocher et Commission des relations du travail, 2011 QCCRT 0571, Guy Roy, juge administratif.
5 RLRQ, chapitre A-3.001.
6 Durocher et Centre Jeunesse de Montréal, 2008 QCCLP 5569, Ginette Morin, juge administratif (confirmée en révision pour cause, 2010 QCCLP 591, Luce Boudreault, juge administratif).
7 Un tribunal d’arbitrage de griefs et la Commission de la fonction publique.
8 « 123.16. Les paragraphes 2, 4 et 6 de l’article 123.15 ne s’appliquent pas pour une période au cours de laquelle le salarié est victime d’une lésion professionnelle, au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A-3.001), qui résulte du harcèlement psychologique.

Lorsque la Commission des relations du travail estime probable, en application de l’article 123.15, que le harcèlement psychologique ait entraîné chez le salarié une lésion professionnelle, elle réserve sa décision au regard des paragraphes 2, 4 et 6 (nos soulignements).
9 Préc. note 4, par. 88.
10 Art. 2 LATMP.
11 Requête pour permission d’appeler déposée le 21 février 2014, 500-09-024236-143 (C.A.). La requête pour permission d’appeler devrait être entendue le 10 avril 2014.

 

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