Vous lisez : Harcèlement psychologique : pourquoi attendre d’en arriver là?

Il y a cinq ans entraient en vigueur les dispositions de la Loi sur les normes du travail (LNT) concernant le harcèlement psychologique au travail[1]. Ces dispositions ont depuis fait couler beaucoup d’encre. De nombreuses décisions des arbitres ou de la Commission des relations de travail (CRT) sont venues expliciter le concept de harcèlement, en préciser les contours, de sorte qu’à l’heure actuelle, la jurisprudence est plutôt bien fixée sur ce qui constitue ou non du harcèlement.

Ainsi, on distingue le conflit de personnalités, le conflit de communication ou le conflit de pouvoir du véritable harcèlement psychologique. La jurisprudence distingue en outre l’exercice normal des droits de gérance de l’abus d’autorité. Bien des plaintes ou griefs se trouvent ainsi rejetés au terme de longs jours d’audition parce que tous les éléments du harcèlement n’ont pu être démontrés. Pourtant, ces procès mettent quand même à jour de réels problèmes d’organisation du travail, des pratiques de gestion qu’on peut remettre en question et des dysfonctionnements sérieux sur le plan des relations entre les individus. Ce n’est peut-être pas du harcèlement, mais faut-il attendre que les choses s’enveniment encore jusqu’à en devenir? La prévention demeure encore la meilleure politique à adopter.

Les composantes du harcèlement
Rappelons que les cinq composantes du harcèlement psychologique se déclinent ainsi : une conduite vexatoire (1) qui se manifeste par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés (2) hostiles ou non désirés (3) et qui porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié (4), laquelle entraîne pour lui un milieu de travail néfaste (5).

Par ailleurs, une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement si elle porte une atteinte à l’intégrité physique ou psychologique ou à la dignité et qu’elle produit un effet nocif continu pour le salarié.

De nombreux jugements[2] ont brodé autour de ces éléments. Il en ressort les contenus suivants.

Conduite vexatoire : c’est une conduite qui blesse l’amour-propre, qui contrarie, qui cause du tourment, de la peine; une conduite méprisante, humiliante, qui rabaisse.

Répétition : c’est la répétition qui crée la vexation. On doit évaluer la conduite dans sa globalité, chaque geste ou parole pris isolément pouvant être bénin ou insignifiant. Attention, répété ne signifie pas incessant.

Hostile ou non désiré : hostile signifie agressif, ennemi, belliqueux, menaçant. Non désiré veut die ni voulu, ni recherché. La victime n’a pas à prouver un refus clair; l’expression d’un refus pourrait cependant être prise en compte à titre de facteur aggravant contre le harceleur.

Atteinte à la dignité : c’est la perte de l’estime de soi, l’atteinte à l’amour-propre. Elle n’exige pas de conséquences définitives; une atteinte même temporaire suffit.

Atteinte à l’intégrité physique ou psychologique : il s’agit d’une atteinte durable qui laisse des séquelles, qui laisse la victime moins complète, une atteinte qui affecte de façon plus que fugace; elle n’a toutefois pas à être permanente.

Milieu de travail néfaste : se dit d’un milieu nuisible, négatif, psychologiquement défavorable, dans lequel on ne peut s’épanouir ni se réaliser; plus lourd que le simple poids du travail quotidien; c’est un climat inhospitalier au quotidien.

Acte unique : la seule conduite doit être d’une gravité telle qu’elle produit, dès qu’elle se manifeste, tous les attributs caractéristiques afin d’engendrer de façon continue pour l’avenir un effet nocif dans le milieu de travail[3]. L’effet nocif continu est celui que produit l’acte grave sur la victime.

Rappelons que l’existence du harcèlement s’évalue en prenant comme référence la personne raisonnable qui serait placée dans la même situation que la victime; c’est le modèle subjectif-objectif. La perception de la victime est pertinente, mais non déterminante.

Distinguer le conflit…
Le conflit concerne l’affrontement ouvert entre deux ou plusieurs personnes sur un enjeu objectif, une situation à changer ou un problème à régler.

Dans Centre des droits de la Montégérie[4], la coordonnatrice de l’organisme se prétendait victime de harcèlement de la part d’un subalterne. Celui-ci contestait sa nomination et faisait preuve d’insolence. La commissaire a refusé de souscrire à la thèse du harcèlement estimant plutôt être en présence d’un conflit ouvert entre deux individus. Même constat dans Centre de santé Inuulitsivik[5] où les quolibets, insultes et autres commentaires négatifs adressés au plaignant, un répartiteur, sont considérés comme accessoires au style de gestion qu’il pratique et concernent donc un conflit de travail et non un problème de harcèlement.

De même, la situation difficile et tendue entre une plaignante et son supérieur lors d’un retour au travail est qualifiée de conflit de personnalités par l’arbitre dans CSSS de Sept-Îles[6].

… du véritable harcèlement
À l’inverse du conflit, le harcèlement est souterrain, dissimulé, fait de non-dit. C’est un comportement qui s’en prend à la personne et qui vise généralement à la rabaisser, à l’écraser. Comme le souligne l’arbitre François Hamelin : « C’est l’objet du litige, une solution à trouver à un problème et non la dépréciation en soi d’une personne qui permet de distinguer une situation conflictuelle du harcèlement psychologique. »[7]

Ainsi, le comportement d’un technicien ambulancier envers son coéquipier a été jugé harcelant, car par ses médisances et quolibets, il mettait en doute les capacités professionnelles de ce dernier et visait à le diminuer et à l’insécuriser[8]. Les propos racistes visant les croyances et le mode de vie du salarié par opposition à ses qualités professionnelles sont constitutifs de harcèlement[9] tout comme le fait d’accueillir une salariée qui revient d’un congé de maladie en mettant en doute ses problèmes de santé et en affirmant que tous craignent son retour vu son incompétence[10]. On a aussi considéré comme du harcèlement le fait de porter des accusations de vol ou de fraude sans fondement et sans enquête sérieuse[11].

Départager l’exercice normal du droit de gérance...
Le suivi administratif pour signaler des lacunes de même que des contrôles médicaux pour s’assurer de la capacité à occuper un poste ne seront normalement pas considérés comme des gestes de harcèlement à moins que l’objectif poursuivi par l’employeur soit illégitime. Ainsi:

« C’est l’intention qui lui est sous-jacente, sa finalité et sa légitimité qui distinguent la décision que l’on peut associer à du harcèlement de celle découlant du droit de direction de l’employeur. »[12]

Le fait de retirer à un salarié une tâche de supervision n’est pas vexatoire même si l’employeur a été maladroit dans sa façon d’annoncer la nouvelle[13]. L’envoi de remarques par courriel au sujet du rendement et de la tenue vestimentaire[14] ou encore le fait d’exiger d’un salarié qu’il améliore ses relations avec ses collègues[15] fait partie des droits de la direction tout comme l’imposition de mesures disciplinaires justifiées.

... de l’abus d’autorité
En revanche, l’emploi inapproprié ou indu de l’autorité se qualifiera à titre de harcèlement psychologique. Le fait de crier, de blasphémer, voire de pourchasser un salarié pour le réprimander est répréhensible[16] tout comme le fait d’apostropher un employé devant des fournisseurs et d’exercer une surveillance tatillonne à son endroit[17]. De même, insinuer qu’un employé est malhonnête et commenter son apparence physique de façon répétée[18] ou encore prononcer des paroles blessantes sur ses qualités personnelles devant des collègues de travail[19] sont des comportements qui dépassent les bornes. Dans une autre affaire, à l’occasion d’un retour d’un congé de maladie, le salarié a été ostracisé, il s’est vu assigner un bureau dans la salle de classement des dossiers; les propos, attitudes et comportements de son supérieur étaient hostiles et constitutifs de harcèlement[20]. Le même constat est tiré relativement au cas d’un enseignant qui, s’étant endormi pendant un examen en raison de problèmes de santé, s’est vu ridiculiser pour cette raison par son employeur et soumis à un suivi médical tracassier, son grief de harcèlement est accueilli[21].

La prévention, la meilleure politique
L’article 81.19 de la LNT oblige l’employeur à prendre les moyens pour prévenir le harcèlement et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser.

On aurait tort de négliger le volet préventif de cette obligation. Il ne suffit pas d’adopter une politique. Quelques sentences récentes rappellent l’importance pour l’employeur d’être proactif. Dans Collège de Beauce-Appalaches[22], l’arbitre condamne l’employeur pour n’avoir pas agi dès qu’il a eu connaissance de la situation de harcèlement, préférant plutôt se retrancher derrière sa politique dans l’attente d’une plainte éventuelle.

Le même reproche est retenu dans Collège A[23] où l’arbitre Maureen Flynn indique que :

« [103] La doctrine et la jurisprudence sont claires, l’employeur a la responsabilité première d’intervenir dès qu’il est informé d’une conduite indésirable ou d’un conflit susceptible de se transformer en du harcèlement psychologique, sans quoi il ne respecte pas son obligation de prévention édictée à l’article 81.19 de la Loi sur les normes du travail. La doctrine en la matière nous enseigne qu’il existe des situations ou des contextes qui constituent en soi un foyer propice à l’émergence de harcèlement psychologique. Parmi ces situations, il y a les conflits interpersonnels entre collègues de travail mal gérés ou qui persistent dans le temps : […]. »

Bref, l’employeur n’a pas à attendre qu’une situation ait dégénéré au point de constituer du harcèlement avant d’agir. C’est ce que notait récemment avec justesse l’arbitre Fernand Morin :

« En somme, l'action préventive exigée de l'Employeur ne peut lui permettre, à titre de moyen de défense, qu'il attende que des actes constitutifs d'un harcèlement soient bien établis avant d'agir ou de réagir. Sinon, c'est-à-dire si un tel préalable s'imposait, l'article 81.19 y perdrait plus que son sel soit son sens et sa portée. »[24]

Vivre dans un milieu de travail sans harcèlement devrait être normal, voire banal. Pourtant, les nombreux litiges initiés depuis l’introduction du recours en 2004 prouvent qu’il n’en est rien. Et si tous ces recours ne sont pas accueillis, plusieurs dévoilent, malgré tout, l’existence de problèmes importants qui exigent des solutions avant qu’il ne soit trop tard…

Anne Pineau, avocate au Service juridique de la Confédération des syndicats nationaux

Source : VigieRT, numéro 38, mai 2009.


1 Les articles 81.18 à 81.20 et 123.6 à 123.16 de la LNT sont entrés en vigueur le 1er juin 2004.
2 Voir notamment Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph) et Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Trois-Rivières, D.T.E. 2006T-209 (T.A.); Champlain Regional College St.Lawrence Campus Teacher’s Union et Cégep Champlain, D.T.E. 2006T-921 (T.A.); Association du personnel de soutien du Collège A et Collège A, D.T.E. 2008T-853 (T.A.); Syndicat des employés de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500 c c. Hydro-Québec, D.T.E. 2008T-74 (T.A.); Syndicat de la fonction publique du Québec c. Bibliothèque nationale du Québec, D.T.E. 2008T-144 (T.A.); Bangia c. Nadler Danino s.e.n.c., D.T.E. 2006T-818 (C.R.T.); Breton c. Cie d’échantillons « National » ltée, D.T.E. 2007T-55 (C.R.T.).
3 Capital HRS c. Teamsters Québec, section locale 69, D.T.E. 2006T-231 (T.A.)
4 Foisy c. Centre des droits de la Montérégie, D.T.E. 2007T-812 (C.R.T.).
5 Syndicat module du Nord québécois c. Centre de santé Inuulitsivik, D.T.E. 2008T-768 (T.A.).
6 Syndicat des travailleuses et travailleurs du CSSS de Sept-Îles c. CSSS de Sept-Îles, 2008 CanLII 482. Voir aussi Alliance des professeurs de Montréal c. Commission scolaire de Montréal, D.T.E. 2006T-740.
7 Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (Pavillon St-Joseph) et Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Trois-Rivières, D.T.E. 2006T-209 (T.A.), par. 229.
8 Syndicat québécois des employé-e-s de service, section locale 298 c. Services ambulanciers Porlier, D.T.E. 2008T-51 (T.A.).
9 Cheikh-Bandar c. Pfizer Canada inc., D.T.E. 2008T-306 (C.R.T.).
10 Fédération des professionnelles c. Corporation du Centre hospitalier Pierre-Janet, D.T.E. 2007T-1023 (T.A.) (Requête en révision judiciaire continuée sine die no 550-17-003451-075).
11 Ville de Québec c. Alliance des professionnelles et professionnels de la Ville de Québec, D.T.E. 2007T-289 (T.A.); Marcoux c. Hongwei, D.T.E. 2009T-189 (C.R.T.) (Requête en révision CQ 2009-1153).
12 Servichem c. Syndicat des communications, de l’énergie et du papier, section locale 124, D.T.E. 2008T-627, par. 39.
13 Université McGill c. McGill University Non-Academic Certified Association (MUNACA), D.T.E. 2006T-960 (T.A.).
14 Turgeon c. Gestion KCL West, D.T.E. 2008T-61 (C.R.T.).
15 Syndicat de la fonction publique du Québec c. Bibliothèque nationale du Québec, D.T.E. 2008T-144 (T.A.).
16 Ville de A c. C.S. des cols bleus de la Ville de A, D.T.E. 2007T-515 (T.A.).
17 CSSS du Sud-Ouest-Verdun c. Syndicat des employés de la Résidence Yvon-Brunet, D.T.E. 2008T-126.
18 Garofalo c. Mansarde bleue inc., D.T.E. 2008T-220 (C.R.T.).
19 Roy c. Maisons Laprise, D.T.E. 2008T-238 (C.R.T.). Voir aussi Ouimet-Jourdain c. Mammami, D.T.E. 2008T-645 (C.R.T.).
20 Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal c. Montréal (Ville de), D.T.E. 2009T-72 (T.A.).
21 Cégep Beauce-Appalaches c. Syndicat des enseignantes et des enseignants du Cégep Beauce-Appalaches, D.T.E. 2009T-73.
22 Syndicat des enseignants de Beauce-Appalaches c. Collège de Beauce-Appalaches, D.T.E. 2006T-815.
23 Association du personnel de soutien du Collège A et Collège A, D.T.E. 2008T-853 (T.A.). Voir aussi Fédération des professionnelles c. Corporation du Centre hospitalier Pierre-Janet, D.T.E. 2007T-1023 (T.A.) (Requête en révision judiciaire continuée sine die no 550-17-003451-075).
24 Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal c. Montréal (Ville de), D.T.E. 2009T-72 (T.A.).
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