Vous lisez : Griefs en rafale

Pour cette revue mensuelle de la jurisprudence arbitrale, je vous propose plutôt l’examen en rafale de cinq décisions qui ont été très récemment rendues en matière d’arbitrage de griefs.

La Cour d’appel et les cols bleus de Montréal[1]
Ce récent jugement de la Cour d’appel du Québec n’a pas été rendu à la suite du dépôt d’un grief en arbitrage. Cependant, il présente un intérêt général, en ce qu’il fait suite à un recours collectif exercé contre le Syndicat des cols bleus de la Ville de Montréal, au bénéfice de « toute personne ayant subi des inconvénients en raison du débrayage illégal des membres du syndicat des cols bleus regroupés de Montréal le 17 septembre 2003 ».

Ce jugement renverse celui de la Cour supérieure du Québec[2], qui avait octroyé 25 $ à chacune des 35 435 personnes ayant subi des inconvénients, à la suite de ce débrayage, pour protester contre le déroulement des négociations en cours visant à intégrer et harmoniser les conditions de travail des cols bleus des anciennes municipalités fusionnées par décret gouvernemental le 1er janvier 2002.

On se souviendra que ce 17 septembre 2003, entre 8 heures et 11 heures, plus de 300 cols bleus ont quitté leur travail, avec des véhicules lourds et des équipements municipaux et ont circulé autour de l’Hôtel de ville de Montréal, afin de manifester leur mécontentement à la suite de la rupture des négociations. La libre circulation des automobiles a alors été fortement perturbée dans le quadrilatère formé par les rues Saint-Laurent, Notre-Dame, Saint-Antoine et Gosford.

La juge de première instance a assimilé cette manifestation publique à du piquetage protégé par les deux chartes des droits[3]. Elle a ensuite qualifié cet arrêt de travail comme étant « illégal » et ayant « porté abusivement atteinte aux droits des autres, soit le public voyageur en général »[4] ainsi que comme constituant « une obstruction volontaire et illégale »[5].

À noter que cette grève avait déjà été ainsi qualifiée par le Conseil des services essentiels, le 18 septembre 2003, comme « une action concertée qui constitue une grève illégale au sens du Code du travail[6], et ce, qu’il y ait ou non un mot d’ordre syndical ». Cependant, la Cour d’appel du Québec a eu tôt fait d’apporter la distinction suivante : les reproches alors faits à cette même manifestation étaient plutôt la privation de services à la population des arrondissements et surtout la libre circulation des véhicules d’urgence.

Dans son analyse en révision de la Cour supérieure, la Cour d’appel s’est alors interrogée sur les quatre sujets suivants, à savoir :

  • s’il s’agissait d’une grève illégale[7];
  • si cette manifestation était illégale[8];
  • le lien de causalité entre cette grève et les dommages subis[9];
  • et enfin, le dommage subi par les personnes regroupées dans ce recours collectif[10].

Dans sa conclusion[11], la Cour d’appel a répondu comme suit à ses interrogations :

  • la juge du procès a confondu la notion de grève illégale avec celle de manifestation publique;
  • même si les membres du groupe visé par le présent recours collectif ont allégué avoir subi des ennuis et retards de circulation et avoir éprouvé de la frustration, du stress et de la colère, voici que la juge de première instance a reconnu que la manifestation s’était « déroulée dans l’ordre, sans abus ni violence, et en laissant des accès permettant d’entrer et de sortir du quadrilatère »[12];
  • selon la Cour d’appel, il y a absence de lien de causalité entre les ennuis allégués et la grève en cause « dont le caractère légal ou illégal n’affecte que la relation contractuelle entre le Syndicat et son employeur ou les services que la ville de Montréal doit fournir au public »[13];
  • enfin, les membres du groupe visé par le présent recours collectif « n’ont, par ailleurs, été privés d’aucun service public auquel ils pourraient prétendre avoir un droit contractuel ou social »[14].

Politique antitabac[15]
Le 12 mai 2003, la compagnie Pratt & Whitney a annoncé à ses employés qu’elle modifiait sa politique sur l’usage du tabac, de sorte qu’à compter du 3 novembre 2003, il serait dorénavant interdit de fumer à l’intérieur des limites de l’ensemble des propriétés de cet employeur. Ce que le Syndicat s’est empressé de contester par un grief, étant d’avis que l’employeur ne se trouvait pas dès lors à respecter son devoir d’accommodement à l’endroit des travailleurs et travailleuses souffrant de dépendance à la nicotine.

Dans une lettre du 30 septembre 2003, le président de l’entreprise a fourni les deux raisons suivantes pour justifier la modification de la politique sur l’usage du tabac : « Nous ne pouvons plus ignorer les impacts sur la santé et les coûts du tabagisme, ainsi que de la fumée secondaire; et nous voulons que nos clients nous reconnaissent comme un modèle d’environnement pour nos employés. »[16]

À la question de savoir si cette politique antitabac était valide, Jean-Pierre Lussier a d’abord répondu que cette politique était louable à première vue, en ce qu’elle « a pour objectif de favoriser la santé des salariés, d’accroître leur rendement, de diminuer l’absentéisme (…) et conséquemment, de baisser les coûts de production de l’entreprise »[17].

Après avoir déclaré que l’employeur avait réussi à établir un lien entre sa politique et son intérêt économique, ainsi qu’avec la santé de ses employés[18], l’arbitre Lussier a noté la contradiction évidente entre les intérêts légitimes de l’entreprise et la liberté personnelle du salarié, pour ensuite en venir à la conclusion que la politique antitabac adoptée par Pratt & Whitney était valide et raisonnable[19].

Quant à la question de savoir si cette politique violait la Charte des droits et libertés de la personne[20], Jean-Pierre Lussier a souligné le fait que, dans son grief, le Syndicat n’invoquait aucune atteinte aux droits à la vie privée de sorte que seule la discrimination en raison d’un handicap, en l’espèce la dépendance à la nicotine, demeurait en litige. À titre d’accommodement raisonnable, le Syndicat avait suggéré que les employés soient autorisés à fumer à l’extérieur, sur le terrain de l’usine et dans un endroit discret réservé à cette fin.

Au paragraphe 117 de cette sentence arbitrale, on peut lire que : « Le fait d’être un fumeur ne constitue certes pas un handicap, mais le fait d’être dépendant à la nicotine l’est. Il en va de même pour cette dépendance que celle relative à l’alcool ou à d’autres types de drogues. Plus forte est la dépendance, plus grand sera le handicap. »

Cependant, après avoir constaté que la politique en cause contenait déjà des mesures d’accommodement, et après avoir jugé ces mesures raisonnables, Me Lussier a décidé de rejeter le grief[21].

Fumer de la marijuana = tolérance zéro
[22]La compagnie d’autobus Fleur de lys a décidé de congédier un de ses chauffeurs au motif qu’il avait obtenu un résultat positif à un dépistage de drogues illicites. Ce congédiement est survenu après que le plaignant eut consommé de la marijuana chez lui avec des amis et après qu’il fut allé suivre un cours de formation à Halifax. Donc, sans avoir à transporter des passagers.

Or, cet employeur avait déjà mis en place une Politique drogues et alcool (23-04-08), prévoyant une interdiction de consommer en tout temps.

L’arbitre Gilles Laflamme a jugé que cette politique ne violait pas le droit à la vie privée du plaignant[23] et conséquemment, il a maintenu ce congédiement. Plus particulièrement, peut-on lire ceci à la fin du paragraphe 100 de cette sentence arbitrale : « Les responsabilités inhérentes à l’emploi des chauffeurs d’autocars sont telles que l’employeur est justifié de n’accepter aucune dérogation à sa politique de tolérance zéro en matière de consommation de drogues illicites et d’alcool. »

Témoigner derrière un paravent[24]
Dans cette sentence arbitrale interlocutoire, l’arbitre Pierre Laplante avait à se prononcer sur une requête de la partie patronale visant à permettre à trois salariées de témoigner derrière un paravent, nommément les deux victimes de harcèlement ainsi qu’une policière. Il s’agissait d’éviter tout contact visuel avec leur ex-supérieur hiérarchique qui avait été congédié pour harcèlement envers deux répartitrices, alors qu’il était capitaine de police.

L’arbitre Laplante a commencé la section intitulée La décision en faisant la déclaration générale suivante : « Dans notre société démocratique, l’administration de la justice est, entre autres caractéristiques fondamentales, publique et transparente. »[25] D’où provient l’obligation que tout procès ait lieu en présence de tous les intéressés, sauf en de certaines exceptions admises dans l’intérêt de l’administration de la justice.

Plus particulièrement, pour ce qui est de l’arbitrage de griefs : « (…). Par ailleurs, comme dans toute instance judiciaire, l’arbitrage en droit du travail a pour but la recherche de la vérité, laquelle s’obtient, entre autres, par des témoignages francs et complets auxquels sont astreints les témoins assignés. Ces témoignages doivent être rendus lors d’une audition équitable, et l’équité commande que, sauf exceptions, le plaignant puisse être vu par les témoins. »[26]

Après en être venu à la conclusion que rien dans cette affaire ne justifiait d’émettre une ordonnance qui viendrait faire exception l’application des principes de justice fondamentale, Me Pierre Laplante a rejeté cette requête interlocutoire.

Obtention illégale de narcotiques[27]
Dans l’affaire suivante, l’arbitre Serge Lalande était saisi du cas d’un congédiement d’une préposée à l’entretien ménager qui avait préparé à de nombreuses reprises de fausses ordonnances de médicaments, dont des narcotiques. Pour ce faire, la plaignante avait volé et falsifié des formulaires de prescriptions, en utilisant les noms et numéros de pratique de deux médecins qui exerçaient au même hôpital que celui où elle travaillait depuis près de dix ans.

Afin d’excuser son comportement, la plaignante a invoqué la situation difficile qu’elle vivait depuis plusieurs années avec son fils qui, depuis son jeune âge, souffrait d’une méningite bactérienne. Ce qui lui occasionnait de nombreux séjours et visites à l’hôpital, ainsi que des malaises physiques tels que des migraines et une perte importante de poids.

La preuve des faits reprochés ayant déjà été admise par la plaignante, il ne restait plus que la question de savoir si le congédiement imposé était une mesure disciplinaire appropriée, compte tenu de toutes les circonstances de cette affaire.

L’arbitre Lalande a jugé que les infractions commises étaient graves, en ce qu’elles étaient de nature criminelle. Qui plus est, il a pris en compte que ces infractions avaient été commises à plusieurs reprises et sur une longue période de temps. Enfin, il a considéré comme circonstance aggravante l’attitude que la plaignante avait adoptée lorsqu’elle a été appelée à s’expliquer sur les événements en cause, soit avoir alors prétendu que c’était la seule fois où elle avait fait une fausse prescription.

Après avoir constaté que les facteurs atténuants invoqués en défense étaient déjà connus de l’employeur, Me Lalande a maintenu le congédiement en concluant avec la phrase suivante : « Mais il n’appartient pas à l’arbitre d’octroyer une telle mesure de clémence, malgré toute la sympathie que peut inspirer le cas de la plaignante. »

Diane Sabourin, CRIA, avocate et arbitre de griefs[28]

Source : VigieRT, numéro 38, mai 2009.


1 Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal (SCFP, section locale 301) c. Boris Coll, jugement rectificatif du 22 avril 2009 (3 pages) et jugement initial du 9 avril 2009 (31 pages), qui sont tous deux publiés sous le numéro 2009 QCCA 708, et sous le numéro de Cour suivant : #C.A.M. 500-09-018095-075, les motifs ayant été donnés par le juge André Brossard de la Cour d’appel du Québec, greffe de Montréal, auxquels ont souscrit les juges Paul Vézina et Lise Côté.
2 Le jugement de la Cour supérieure du Québec a été rendu le 17 septembre 2007, par la juge Pierrette Sévigny, sous #C.S.M. 500-06-000208-039.
3 D’abord, par l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne (1977, L.R.Q., c. C-12), parmi notamment les libertés fondamentales suivantes qui y garantit : « la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association ». Et ensuite par l’article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, soit le pendant au fédéral qui y garantit expressément les libertés fondamentales suivantes : « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ».
4 Ibid., note 3, à son paragraphe 53.
5 Ibid., note 3, cette fois-ci à son paragraphe 56.
6 1977, L.R.Q., c. C-27.
7 Ibid., note 3, aux paragraphes 55 à 63.
8 Ibid., note 3, cette fois-ci aux paragraphes 64 à 73.
9 Ibid., note 3, aux paragraphes 74 à 88.
10 Ibid., note 3, cette fois-ci aux paragraphes 89 à 114.
11 Ibid., note 3, aux paragraphes 115 à 122.
12 Ibid., note 3, plus particulièrement au paragraphe 118.
13 Ibid., note 3, cette fois-ci au paragraphe 116.
14 Ibid., note 3, au paragraphe 117.
15 TCA-Québec, section locale 510 c. Pratt & Whitney, Azimut (SOQUIJ) #AZ-50547551, arbitre Jean-Pierre Lussier, 23 mars 2009 (47 pages).
16 Ibid., note 15, au paragraphe 8.
17 Ibid., note 15, cette fois-ci au paragraphe 70.
18 Ibid., note 15, aux paragraphes 70 à 85.
19 Ibid., note 15, cette fois-ci aux paragraphes 86 à 111.
20 Ibid., note 3.
21 Ibid., note 15, aux paragraphes 112 à 145.
22 Union des employés et employées de service, section locale 800 (grief de René Deschênes) c. Autobus Fleur de lys, Azimut (SOQUIJ) #AZ-50523579, arbitre Gilles Laflamme, 27 novembre 2008 (17 pages).
23 Ibid., note 22, aux paragraphes 80 à 101.
24 Fraternité des policiers et policières de St-Jean-sur-Richelieu inc. c. Ville de St-Jean-sur-Richelieu, Azimut (SOQUIJ) #AZ-50551907, arbitre Pierre Laplante, 2 mars 2009 (16 pages).
25 Ibid., note 24, au paragraphe 10.
26 Ibid., note 24, cette fois-ci au paragraphe 32.
27 Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’Hôpital Charles-Lemoyne (grief de Caroline St-Amand) c. Hôpital Charles-Lemoyne, Azimut (SOQUIJ) #AZ-50547532, arbitre Serge Lalande, 13 mars 2009 (12 pages) et résumé dans Droit du Travail Express (SOQUIJ) DTE 2009T-360, arbitre Serge Lalande, 13 mars 2009 (12 pages).
28 Me Diane Sabourin, CRIA, est arbitre de griefs depuis 1984 et aussi formatrice. Au fil de ses 25 années de pratique, Me Sabourin a donné plusieurs conférences, cours et séminaires, sur des sujets en droit du travail. Depuis l’an 2000, elle enseigne l’arbitrage comme chargée de cours dans le cadre du Programme de maîtrise « Prévention et règlement de différends » de l’Université de Sherbrooke (campus Longueuil).
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