Les salariés québécois bénéficient de nombreux recours en vertu de diverses lois protectrices et à caractère social en matière d’emploi. Il n’est donc pas rare que des employeurs se retrouvent dans des situations où des salariés cumulent différents recours offerts par une ou plusieurs de ces lois.
Le nouveau Tribunal administratif du travail (« TAT »), mis sur pied le 1er janvier 2016 par l’entrée en vigueur de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail[1] (« LITAT »), permet désormais la jonction de recours institués en vertu de différentes lois, alors qu’ils auraient auparavant été entendus par des tribunaux distincts. Pour les parties, cette nouvelle avenue peut mener à une diminution des procédures, des délais et des coûts, en plus d’éventuellement réduire le risque de décisions contradictoires portant sur de mêmes faits.
La réorganisation des structures décisionnelles en matière d’emploi : le TAT et la CNESST
Le TAT est issu de la fusion de la Commission des relations du travail (« CRT ») et de la Commission des lésions professionnelles (« CLP »). Essentiellement, ce tribunal administratif a compétence sur les matières contentieuses découlant de la plupart des lois applicables en matière d’emploi. Le TAT comporte quatre divisions administratives : les relations du travail, la santé et sécurité du travail, les services essentiels ainsi que la construction et qualification professionnelle. Le TAT est notamment chargé d’entendre les recours institués par des salariés en vertu de la Loi sur les normes du travail[2] (« LNT »), de même que les contestations à l’égard de décisions rendues en matière de santé et de sécurité du travail par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (« CNESST »).
Le 1er janvier 2016, la Commission de l’équité salariale (« CÉS »), la Commission des normes du travail (« CNT ») et la Commission de la santé et de la sécurité du travail (« CSST ») ont été regroupées pour ne former qu’un seul et unique organisme administratif, la CNESST[3].
La nouvelle possibilité de joindre une plainte pour harcèlement psychologique à une réclamation pour une lésion professionnelle
La Cour d’appel a récemment conclu dans l’arrêt Durocher c. Commission des relations du travail[4] qu’une réclamation pour une lésion psychologique découlant d’un harcèlement vécu au travail et une plainte pour harcèlement psychologique étaient deux recours distincts. Ainsi, un employeur ayant eu gain de cause à l’égard d’une plainte pour harcèlement psychologique déposée en vertu de l’article 123.6 de la LNT ne peut prétendre à la « chose jugée » afin de faire rejeter, au stade préliminaire, une réclamation pour une lésion psychologique découlant du harcèlement allégué, et vice versa.
Dans son jugement, la Cour d’appel exprimait certaines préoccupations en ce qui concerne la possibilité d’un cumul des recours de la part de salariés :
« [120] Au final, il est légitime d’être préoccupé par la question du gaspillage des ressources que la reprise complète des témoignages rendus devant une instance pourrait causer. Les parties doivent, de façon responsable, éviter la reprise complète des témoignages d’une instance à l’autre. Je souligne que la CRT possède tous les pouvoirs de gestion nécessaires et la souplesse requise dans l’administration de la preuve présentée devant elle pour faire en sorte d’éviter un tel gaspillage.[5] »
Ces préoccupations étant partagées par de nombreux praticiens et employeurs depuis plusieurs années, à peine quelques mois suivant l’entrée en vigueur de la LITAT, certains ont demandé l’application de ses nouvelles dispositions pour éviter le dédoublement de la preuve lorsqu’elle porte sur de mêmes faits.
D’abord, à la suite du rejet d’une réclamation pour une lésion psychologique par l’ancienne CLP, un employeur s’est appuyé sur les commentaires de la Cour d’appel énoncés précédemment et sur les dispositions de la LITAT pour demander au TAT de verser la preuve initialement présentée devant la CLP à son dossier. L’objectif d’une telle demande était d’éviter la reprise des témoignages devant le TAT. À la lumière de l’arrêt Durocher, l’employeur ne pouvait plaider la chose jugée. Il ne pouvait par ailleurs demander de joindre les dossiers, puisque la décision quant à la réclamation de la travailleuse avait été rendue par la CLP avant l’entrée en vigueur de la LITAT. La demande de l’employeur a cependant été refusée, le contraignant à présenter de nouveau une preuve portant essentiellement sur les mêmes faits que ceux allégués par la plaignante devant la CLP[6].
Par ailleurs, le TAT a accepté de joindre des litiges pendants découlant des dispositions de la LNT et de la Loi sur les accidents du travail et maladies professionnelles[7] (« LATMP ») en s’appuyant sur l’article suivant de la LITAT :
« 19. Plusieurs affaires dans lesquelles les questions en litige sont en substance les mêmes ou dont les matières pourraient être convenablement réunies, qu’elles soient mues ou non entre les mêmes parties, peuvent être jointes par ordre du président du Tribunal ou d’une personne désignée par celui-ci dans les conditions qu’il fixe. […][8] »
En effet, dans la décision Dufour et Bureau Lounge Mont-Tremblant inc.[9], la présidente du TAT a accepté de joindre deux dossiers : un concernant une réclamation pour lésion psychologique et l’autre, une plainte pour harcèlement psychologique. Elle note ce qui suit :
« [17] Bien que la détermination de l’existence de harcèlement psychologique au sens de l’article 81.18 de la LNT et celle de l’existence d’une lésion professionnelle de nature psychologique au sens de l’article 2 de la LATMP fassent appel à des concepts juridiques différents, les parties en l’instance seront appelées à faire les débats à partir des mêmes faits.
[19] La soussignée estime que les deux affaires doivent être jointes pour la fin de la tenue d’une audience parce qu’aux termes de l’article 19 de la LITAT, elles portent sur des matières qui peuvent convenablement être réunies. »
Mentionnons que cette possibilité de joindre des litiges n’est pas limitée aux recours en matière de harcèlement psychologique. En effet, nous croyons qu’un dossier de plainte pour un congédiement sans cause juste et suffisante[10] ou pour une pratique interdite[11] en vertu de la LNT pourrait être joint à une plainte pour mesures discriminatoires ou représailles en vertu de l’article 32 de la LATMP.
Suivant les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de l’article 19 de la LITAT, les éléments qui devraient être considérés pour formuler une demande visant à joindre des litiges sont : « la connexité entre les dossiers, la possibilité de décisions contradictoires, l’administration d’une preuve commune, le temps et les coûts de l’administration d’une même preuve dans des dossiers distincts et l’usage raisonnable des ressources judiciaires[12] ».
En pratique, une demande de jonction de dossiers impliquant deux divisions du TAT doit être adressée à sa présidente et « le bien-fondé de chaque demande sera étudié selon les circonstances et en fonction du meilleur intérêt de la justice[13] ».
Commentaires
Les effets pratiques de cette nouvelle possibilité de joindre des recours institués en vertu de lois différentes doivent encore être mesurés. Nous nous questionnons, entre autres, quant au rôle qu’exercera la CNESST au sein des nouvelles structures décisionnelles en vigueur depuis le 1er janvier 2016.
En effet, la CNESST est un organisme entièrement financé par les employeurs qui doit notamment veiller à l’application de la LNT, de même qu’à celle de la LATMP. Ces devoirs appartenaient jadis à deux organismes distincts : la CNT et la CSST. Bien que la CNESST détienne dorénavant les mêmes pouvoirs et obligations que ces anciennes commissions, le fait qu’ils doivent désormais être exercés par un seul et même organisme administratif implique certaines conséquences pratiques qui pourraient en laisser certains perplexes.
En effet, la division de la santé et de la sécurité du travail de la CNESST a notamment pour fonction d’assurer la gestion du régime d’indemnisation des travailleuses et des travailleurs victimes de lésions professionnelles instauré par la LATMP, alors que la division des normes du travail de la CNESST peut agir pour le compte de salariés lors de réclamations ou de poursuites civiles instituées contre un employeur en vertu de la LNT. Ces responsabilités distinctes, appartenant maintenant à un seul et même organisme, pourraient s’avérer, selon les circonstances, difficilement conciliables.
Prenons l’exemple d’un dossier litigieux où la CNESST défend les intérêts d’un salarié dans le cadre d’une plainte pour harcèlement psychologique en vertu de la LNT. Ce dossier pourrait être jumelé à un dossier où ce même salarié a produit une réclamation pour une lésion professionnelle en lien avec ce harcèlement psychologique et dans lequel la CNESST est intervenue au dossier. Toutefois, dans ce second dossier, la CNESST est une tierce partie vis-à-vis du salarié et doit faire preuve de réserve dans ses représentations, compte tenu de son rôle d’administration du régime d’indemnisation en matière de lésions professionnelles[14]. Il peut donc y avoir une certaine confusion quant au rôle désormais joué par la CNESST dans de telles circonstances.
Il faut néanmoins reconnaître que la LITAT et les quelques décisions qui font suite à son entrée en vigueur traduisent un souci de saine administration de la justice en matière d’emploi. Dans le même ordre d’idées, le TAT propose maintenant aux parties de joindre des dossiers de différentes divisions, autrefois entendus par des tribunaux distincts, afin de procéder à une médiation visant le règlement complet d’une affaire impliquant un salarié ou une salariée.
Source : VigieRT, septembre 2016.
1 | RLRQ c. T-15.1. |
2 | RLRQ c. N-1.1. |
3 | Loi regroupant la Commission de l’équité salariale, la Commission des normes du travail et la Commission de la santé et de la sécurité du travail et instituant le Tribunal administratif du travail, LQ 2015, c. 15. |
4 | 2015 QCCA 1384 (l’arrêt Durocher). |
5 | Id., par. 120. |
6 | École secondaire Marcelin-Champagnat et Dalpé-Claes, 2016 QCTAT 2396. |
7 | RLRQ c. A-3.001. |
8 | Voir aussi article 83 de la LITAT. Des dispositions similaires existaient auparavant dans le Code du Travail (RLRQ c. C-27) (art. 131) et la LATMP (art. 429.29). |
9 | 2016 QCTAT 4272. Voir aussi : Bonneau et Reitmans Canada ltée, 2016 QCTAT 3163 et Martin et Indorama PTA Montréal S.E.C., no 598452-63-1602, Marie Lamarre, 18 août 2016. |
10 | Article 124 de la LNT. |
11 | Article 122 de la LNT. |
12 | Journal des débats de la Commission de l’économie du travail, 41e législature, 1re session, 20 mai 2014, ministre Sam Hamad. |
13 | TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL, Harcèlement psychologique |
14 | Ce devoir de réserve a été rappelé à plusieurs reprises par les tribunaux. Voir à titre d’exemple : Beauséjour et Entreprises Tag, 2012 QCCLP 8059 (CLP) et McKenna c. Commission des lésions professionnelles, 2001 CanLII 14911 (CA). |