Depuis la période de l’industrialisation, le milieu du travail s'est sans cesse développé, diversifié et surtout, spécialisé. Cela a eu pour conséquence de soumettre les employés à un lien de subordination de plus en plus important par rapport à l'entreprise qui les embauche. Pour maintenir un certain équilibre dans ces relations, les gouvernements se sont dotés de plusieurs lois à caractère social telles que la Loi sur les normes du travail, le Code du travail, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, la Loi sur l'assurance-emploi, etc. Chacune de ces lois a une portée et un champ d'application différents. À cet égard, La Loi sur les normes du travail (LNT) vise essentiellement l'établissement et le maintien de conditions de travail minimales qui bénéficient aux salariés afin de rétablir le rapport de force entre l'employeur et l'employé. Pour atteindre cet objectif, la LNT définit donc des normes qui s'intègrent automatiquement à tous les contrats d'emploi, qu'ils soient verbaux ou écrits.
L'organisation du travail : Une structure en mutation perpétuelle
En fait, bien que les composantes d'un contrat d'emploi ou les organisations de travail peuvent, à première vue, laisser penser qu'une personne agit comme « consultants » ou « travailleur autonome », il est essentiel d'analyser les véritables liens qui unissent l'individu à l'entreprise afin de déterminer si la notion de « salarié », telle que définie à la LNT correspond à la situation réellement vécue.
Dans ce contexte, il est important que la direction des ressources humaines d'une entreprise intervienne dans toute « embauche » particulière ou modifications de l'organisation du travail afin d'informer les dirigeants et les futurs employés sur les impacts de l'une ou l'autre des qualifications.
Puisqu'il s'agit d'une loi à caractère social, la LNT définit très largement la notion de salarié afin qu'un plus grand nombre possible de travailleurs puissent en bénéficier. Le paragraphe 10 de l'article 1 de la LNT prévoit:
« 10° "salarié" : une personne qui travaille pour un employeur et qui a droit à un salaire; ce mot comprend en outre le travailleur partie à un contrat en vertu duquel :
i. il s'oblige envers une personne à exécuter un travail déterminé dans le cadre et selon les méthodes et les moyens que cette personne détermine;
ii. il s'oblige à fournir, pour l'exécution du contrat, le matériel, l'équipement, les matières premières ou la marchandise choisis par cette personne, et à les utiliser de la façon qu'elle indique;
iii. il conserve, à titre de rémunération, le montant qui lui reste de la somme reçue conformément au contrat, après déduction des frais d'exécution de ce contrat; »
Depuis l'adoption de la LNT, cette définition est demeurée inchangée. Au fil du temps, les tribunaux se sont vu confiés la tâche d'interpréter les termes de cette définition pour qu'elle continue de répondre à ses objectifs dans un monde du travail en constant changement. Or, depuis 1980, il y a une abondante jurisprudence sur la notion de « salarié ». Les tribunaux ont souvent dû distinguer les notions de « salarié » et d'« entrepreneur autonome ». Pour ce faire, ils proposent plusieurs critères qui varient selon les circonstances propres à chaque dossier.
À ce sujet, la décision Commission des normes du travail c. Combined, insurance company of America rendue en août 2008[3] contient une analyse en profondeur de cette question. En effet, la juge Chantal Sirois de la Cour du Québec résume le contexte dans lequel il faut se placer pour déterminer si une personne est salariée ou non et fait une synthèse des critères à utiliser pour faire cette analyse.
Faits
Madame Suzanne Gisbert commence à travailler pour la Combined, insurance company of America (ci-après « Combined ») en juillet 1996 à titre de représentante aux ventes. Lors de son congédiement, le 23 novembre 2005, elle occupe le poste de gérante des ventes. Cet emploi consiste à superviser une équipe de représentants des ventes en les formant, en assurant le suivi de leurs ventes et en faisant elle-même des ventes.
Dans le cadre de son travail, madame Gisbert n'a pas d'horaire de travail fixe, ne remplit pas de feuille de temps et utilise son propre véhicule automobile Aucune dépense ne lui est remboursée, telle que la papeterie, les repas au restaurant ou les frais reliés à son cellulaire. De plus, elle se déclare travailleur autonome dans ses déclarations fiscales. La Combined ne lui fournit pas d'espace pour recevoir ses clients, et les deux parties sont liées par un contrat dans lequel madame Gisbert se déclare entrepreneur indépendant.
Par ailleurs, en 1997, elle a été rémunérée pour suivre une formation obligatoire servant à obtenir son poste de gérante des ventes. Dans ses fonctions de gérante, elle doit faire rapport de ses ventes et de celles de son équipe plusieurs fois par semaine et elle doit aviser son supérieur en cas d'absence ou de vacances. La Combined lui fournit les cartables de vente, lui fixe des objectifs de ventes, peut lui imposer des mesures disciplinaires et exige de madame Gisbert qu'elle ne vende que les produits de la Combined.
Donc, à la lumière des faits qui lui ont été soumis, la Cour devait décider si madame Gisbert était une salariée bénéficiant de la protection de la Loi sur les normes du travail ou si elle était un travailleur autonome.
La décision : Aller au-delà des apparences!
Dans un premier temps, la Cour s'attarde sur les conséquences du contrat liant les parties. À cet effet, elle conclut qu' « il faut scruter la réalité de la relation vécue entre les parties, au-delà des termes du contrat, vu le caractère impératif des dispositions contenues à la LNT. »[4]
Ensuite, elle examine l'impact du statut de madame Gisbert en vertu d'autres lois. La preuve déposée à la Cour à cet égard fait état du fait que madame Gisbert se déclare travailleur autonome dans ses déclarations fiscales mais qu'elle est une employée au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et de la Loi sur l'assurance-emploi. Donc, sur ce point, la Cour conclut que : « la détermination du statut d'une personne en vertu d'une autre loi ne constitue pas un critère déterminant pour établir son statut en vertu de la LNT. »[5]
Ces deux conclusions préliminaires amèneront la juge à déterminer les critères d'analyse devant être utilisés pour rendre une décision quant au statut de madame Gisbert. En se référant à la LNT, elle dégage les 4 critères suivants :
- La prestation de travail;
- La subordination;
- La fourniture et l'utilisation des instruments de travail; et
- La rémunération.
Concernant la prestation de travail, la Cour retient que madame Gisbert s'est acquittée personnellement de ses tâches, qu'elle n'était pas responsable de trouver un remplaçant lorsqu'elle s'absentait pour une longue durée, qu'elle ne recrutait ni ne congédiait les représentants qu'elle supervisait, puisque ces personnes avaient un contrat avec la Combined et que si elle avait voulu se faire remplacer, elle n'aurait pas pu recourir aux services de la personne de son choix. Ainsi, puisqu'elle ne pouvait pas « déléguer à des tiers de son choix ses fonctions essentielles »[6], elle rencontrait le premier critère.
Quant au second critère, soit celui relatif à la notion de subordination, rappelons qu'il s'agit là du critère le plus important et le plus difficile à circonscrire. Pour mieux le cerner, la juge s'interroge sur les éléments suivants :
- « Le prestataire est-il embauché ou s'agit-il d'un libre rapport contractuel?
- Qu'en est-il des formations préalables à l'exercice des fonctions?
- Le prestataire peut-il, dans l'exécution de ses fonctions, par sa faute, erreur ou négligence, entraîner la responsabilité de celui qui le paie?
- Le prestataire doit-il aviser le donneur d'ouvrage en cas d'absence pour vacances ou cause de maladie?
- Y a-t-il une obligation de faire rapport à une fréquence périodique au donneur d'ouvrage, les rapports fréquents sur l'état des ventes n'étant pas l'apanage d'un travailleur indépendant?
- Y a-t-il une obligation de rendement et de production imposée au prestataire par le donneur d'ouvrage?
- Le prestataire peut-il faire l'objet de mesures disciplinaires? Notamment, peut-il être suspendu?
- Y a-t-il une subordination économique, que ce lien prenne la forme d'une exclusivité de services, d'un contrôle de la part de l'employeur ou d'un simple lien de dépendance économique?
- Quel est le degré d'initiative personnelle laissé au prestataire pour lui permettre de faire des profits? »[7]
Considérant que madame Gisbert ne pouvait pas librement négocier les termes de son contrat; qu'elle avait reçu une formation obligatoire pour occuper son poste de gérante des ventes; qu'elle devait, de manière générale, aviser son employeur de ses absences; étant donné qu'elle devait faire des rapports sur ses ventes plusieurs fois par semaines; qu'il y avait la tenue fréquente de rencontres de motivation et l'établissement d'un système de bonis; qu'il était possible pour la Combined d'imposer des sanctions disciplinaires; qu'elle devait travailler uniquement pour la Combined et finalement, à cause du système de ventes conçu par la Combined et imposé aux gérants des ventes, la Cour a conclu que madame Gisbert était subordonnée à la compagnie tant d'un point de vue juridique qu'économique.
Relativement au troisième critère, la fourniture et l'utilisation des instruments de travail, chaque partie en fournissait son lot, mais ce qui a été déterminant, c'est le fait que la Combined rende l'utilisation du cartable de ventes obligatoire, qu'elle en restreigne la manière de l'utiliser et surtout, le fait que la clientèle, qui est l'actif le plus important d'une compagnie, lui appartienne.
De plus, lorsque la Cour examine le quatrième critère, celui de la rémunération, elle confirme que le paiement de commissions constitue une forme de rémunération. À l'égard des possibilités de pertes associées aux dépenses de madame Gisbert, la juge a décidé qu'elles ne sont pas un élément à prendre en considération et que les possibilités de profits sont inexistantes. Elle s'explique de la façon suivante : « Le fait qu'une rémunération puisse diminuer ou augmenter en fonction de résultats ne constitue pas pour autant la réalisation de profit. »[8]
En conséquence, la Cour a conclut que madame Gisbert était une salarié selon la définition contenue dans la Loi sur les normes du travail.
Les projets de nouvelles structures d'organisation du travail : prudence, prudence, prudence…
La question de la détermination du statut de salarié ou de travailleur autonome se pose généralement dans la mouvance des nouvelles structures d'une entreprise qui est toujours à la recherche d'une plus grande productivité, à de meilleurs coûts. Dans bien des cas, il s'agit de tentatives bien inconscientes de soustraire l'entreprise à ses obligations légales relatives aux conditions minimales d'emploi des personnes qui lui fournissent une prestation de travail. Nous référons, par exemples aux emplois atypiques, tels que les vendeurs à commission, les livreurs, les consultants et les personnes qui ont formé une compagnie pour recevoir leur rémunération.
Il est donc souhaitable que l'entreprise s'interroge sur cette question avant l'embauche ou la modification de l'organisation de travail. L'apport d'aide et de conseils de la part de la direction des ressources humaines de l'entreprise à ce sujet ne permettra peut être pas de se mettre à l'abri de tous les litiges éventuels mais cela pourrait certainement avoir pour effet d'en éviter plusieurs…
Il ressort de toutes les décisions sur le sujet que le critère le plus déterminant de cette analyse est celui de la subordination. Même si tous les cas sont différents et il est possible de dégager certains principes :
- Plus la personne qui effectue le travail sera libre de choisir les moyens de l'exécuter et plus l'employeur la laissera libre d'offrir ses services à d'autres entreprises, plus cette personne se rapprochera de la définition d'un travailleur autonome.
- Aussi, il semble peu probable que devant un encadrement serré et des directives détaillées et précises sur le travail qu'une personne puisse être considérée comme travailleur autonome.
- Enfin, le fait pour un employeur d'imposer des mesures disciplinaires ne milite certainement pas en faveur du statut de travailleur autonome.
Finalement, il faut être conscient que la LNT a une portée très large et qu'il demeure impossible d'en éviter l'application, même par le truchement d'un contrat librement négocié.
Jessica Laforest, avocate du cabinet Poirier, Rivest, Fradette oeuvrant pour la Direction des affaires juridiques de la Commission des normes du travail
Source : VigieRT, numéro 30, septembre 2008.
1 | North american automobile association limited c. Commission des normes du travail, EYB 1993-64308 (C.A.); Boucher c. Commission scolaire de l'Énergie D.T.E. 2003t-2003t-443 (C.R.T.). |
2 | Services financiers F.B.N. inc. c. Chaumont (2002) R.J.D.T. (C.A.); Alexandre c. École Vanguard Québec ltée, D.T.E. 2007T-691 (C.SD.). |
3 | AZ-50509228, (C.Q.). Note pour les lecteurs : la décision fait l'objet d'une requête pour permission d'en appeler qui sera présentable à la Cour d'appel le 10 octobre 2008. Malgré cela, la décision conserve toute sa pertinence étant donné qu'elle résume l'état du droit à ce jour quant à la notion de « salarié ». |
4 | Commission des normes du travail c. Combined, insurance company of America, AZ-50509228, (C.Q.), paragraphe 106; voir aussi les paragraphes 12 à 15. |
5 | Idem, paragraphes 16. |
6 | Idem, paragraphe 129. |
7 | Idem, paragraphe 34. |
8 | para 309. |