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Décision récente : une politique visant à interdire totalement le tabagisme sur la propriété de l’entreprise (établissement et terrain) a été jugée valide par un arbitre de griefs

L’arbitre de griefs, Me Jean-Pierre Lussier, a rendu récemment une sentence arbitrale confirmant la validité de la politique antitabac de Pratt & Whitney[1] dont les interdictions sont plus larges que celles contenues dans la Loi sur le tabac (L.R.Q., c.T-0.01).

L’arbitre devait effectivement déterminer la validité de la politique selon laquelle il est interdit de fumer sur tous les lieux de la société (soit dans les établissements, les halls d’entrée, les stationnements et sur les terrains).

Pour illustrer l’étendue de cette politique, l’arbitre soulève que l’interdiction vise, à titre d’exemple, le travailleur qui désire fumer durant sa pause dans son véhicule qui se trouve stationné sur le terrain de l’entreprise.

D’une part, cette politique incite fortement les employés à cesser de fumer; l’arbitre souligne d’autre part qu’elle va dans le sens des valeurs visant la cessation du tabagisme qui sont de plus en plus présentes au sein de notre société.

Nous résumons ci-dessous les motifs qui ont mené l’arbitre à conclure à la validité de cette politique plus contraignante que les interdictions contenues dans la Loi sur le tabac.

Analyse
Afin de déterminer la validité de la politique, l’arbitre l’a examinée selon les critères suivants :

  1. La politique est-elle contraire à la convention collective?
  2. La politique est-elle déraisonnable compte tenu de la portée élargie de l’interdiction?
  3. La politique a-t-elle un effet discriminatoire compte tenu de la dépendance de certains travailleurs au tabagisme?
1. La politique est-elle contraire à la convention collective?
La convention collective étant muette sur la question de l’usage du tabac et les droits de gérance étant stipulés en termes généraux, l’employeur conserve donc, selon l’arbitre, le droit exclusif d’adopter à sa guise une politique antitabac.

2. La politique est-elle déraisonnable compte tenu de la portée élargie de l’interdiction?
Il ressort de cette sentence arbitrale que la portée d’une telle politique exige l’analyse de questions délicates : cette interdiction totale de fumer sur la propriété de la société heurte-t-elle le libre arbitre des employés quant à leur volonté de fumer? L’employeur dicte-t-il ainsi aux travailleurs fumeurs leur façon de vivre? Où doit-on tracer la ligne entre les intérêts économiques légitimes d’une entreprise et les droits des employés (par exemple, le libre choix de l’employé de fumer durant son heure de pause dans son véhicule garé dans le stationnement de la société)?

L’arbitre énumère quelques exemples qui reflètent cette difficulté d’établir la frontière entre les intérêts légitimes de l’employeur et le libre arbitre des employés :

« [87] Il n’est pas évident, à mon avis, que toute politique favorisant la santé des salariés et les intérêts économiques d’une entreprise soit raisonnable. À ce compte, en effet, une entreprise pourrait défendre à ses travailleurs de venir au travail à motocyclette, au motif que les conducteurs de moto ont plus de risques d’accident que les automobilistes et que leurs blessures, en cas d’accident, sont généralement plus graves. Une telle interdiction en effet pourrait avoir pour motif d’assurer une meilleure santé et sécurité des travailleurs, ainsi qu’une diminution des coûts reliés à l’absentéisme éventuel des motocyclistes accidentés. Il en irait de même pour une politique obligeant les salariés à venir au travail en utilisant les transports en commun puisque les risques d’avoir un accident en transport en commun sont significativement moins élevés que si l’on utilise un véhicule personnel.

[88] Les exemples sont toujours un peu boiteux, mais imaginons que Pratt interdise à ses salariés de consommer des aliments comportant des gras trans pendant qu’ils sont à l’ouvrage. Ou encore une politique obligeant les salariés à manger une nourriture équilibrée pendant leur période de repas. Ou encore à faire de l’exercice physique avant de commencer leurs tâches.

[89] Toutes ces politiques pourraient se justifier sur la base de l’intérêt économique d’une entreprise à avoir des travailleurs en meilleure santé. On pourrait probablement démontrer scientifiquement assez facilement que les gras trans favorisent l’émergence de l’obésité et de maladies respiratoires et coronariennes. On pourrait prouver que des travailleurs faisant régulièrement de l’exercice physique sont en meilleure santé. Ils sont plus productifs et moins malades que ceux qui ne se livrent à aucun exercice physique.

[90] Je donne ces exemples pour illustrer le fait qu’une politique peut se justifier par des intérêts économiques légitimes chez un employeur et être néanmoins perçue comme déraisonnable parce qu’elle heurte de plein fouet le libre arbitre des salariés. Un salarié ne perd pas sa liberté de choisir sa façon de vivre. Il peut décider de venir travailler à moto même s’il sait qu’il court plus de risques que s’il venait en auto. Il peut venir travailler en automobile plutôt que via les transports en commun. Il peut choisir de manger du “fast food” à tous les jours, même au travail, malgré les risques liés à ce type d’alimentation. Il peut choisir de ne pas faire d’exercice physique, etc. […] »

De l’avis de l’arbitre, lorsqu’il y a contradiction entre les intérêts légitimes de l’entreprise et la liberté personnelle du salarié de choisir de fumer, la contradiction doit se résoudre par l’examen des valeurs sociétales.

Ainsi, l’arbitre, après avoir passé en revue les diverses législations qui furent adoptées au fil des ans concernant le tabagisme, conclut que les législateurs canadien et québécois ont « introduit des normes restrictives à l’égard du tabac parce que la société est de plus en plus consciente de la nocivité du tabagisme et exige d’en être protégée le plus possible »[2]. L’arbitre conclut donc au caractère raisonnable de la politique dans les termes suivants :

« [110] Dans le cas sous étude, même si la politique constitue une forte incitation pour l’ensemble des salariés à cesser la consommation de tabac, et donc constitue une pression pour influencer leur liberté de choix, elle ne me paraît pas déraisonnable. Elle pourrait l’être si elle avait une application extraterritoriale, si elle obligeait les salariés à devenir des non-fumeurs, au travail ou pas. Dans le cas actuel, les salariés subissent, c’est vrai, une pression pour cesser de fumer. Mais ils conservent la liberté de fumer et cela même durant des périodes où ils travaillent. Rien ne leur interdit en effet de sortir des terrains de la compagnie pendant leur période de repas par exemple, pour aller griller une ou des cigarettes.[…] »

3. La politique a-t-elle un effet discriminatoire compte tenu de la dépendance de certains travailleurs au tabagisme?
Seule la discrimination en raison d’un handicap (dépendance à la nicotine) fut examinée par l’arbitre puisque le syndicat, dans cette affaire, n’a pas invoqué d’autres droits protégés en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne, tels que le droit à la vie privée. En l’espèce, étant donné que la politique incorpore diverses mesures d’accommodement[3], et que ces accommodements sont jugés raisonnables par l’arbitre, ce dernier considère la politique valide malgré l’effet discriminatoire que celle-ci pourrait avoir à l’égard des salariés dépendants à la nicotine. En effet, selon l’arbitre, «&bnsp;les mesures d’accommodement contenues à la politique devraient suffire à une majorité des employés dépendants à la nicotine de respecter la norme »[4].

L’arbitre ajoute néanmoins « …qu’advenant une preuve médicale de difficultés sérieuses en dépit des mesures d’accommodement convenues à la politique, on pourrait imaginer d’autres formes d’accommodement »[5] pour les salariés plus lourdement handicapés par leur dépendance à la nicotine et pour lesquels la plupart des mesures d’accommodement contenues à la politique ne suffiraient pas.

En conclusion, l’arbitre a considéré valide une politique antitabac qui ne se limite pas aux interdictions contenues dans la Loi sur le tabac et qui « … promeut la cessation tabagique et a pour objectif de favoriser la santé des salariés, d’accroître leur rendement, de diminuer l’absentéisme (parce que plusieurs maladies sont reliées directement ou indirectement au tabagisme) et conséquemment, de baisser les coûts de production de l’entreprise »[6].

Cette politique s’inscrit donc dans une tendance de plus en plus présente au sein de notre société qui vise à promouvoir la cessation du tabagisme. En somme, les propos de l’arbitre illustrent qu’une entreprise est, somme toute, le reflet de notre société et que, lorsque cette dernière évolue, l’entreprise s’adapte en conséquence.

Guy Gamache, avocat, Commission des normes du travail

Source : VigieRT, numéro 39, juin 2009.


1 Pratt & Whitney et TCA – Québec, section locale 510 (grief syndical), D.T.E. 2009T-374, 23 mars 2009.
2 Paragraphe 108 de la décision.
3 Par exemple, la politique prévoit le service de counselling auprès des employés fumeurs, consultation auprès de médecins du service médical de l’entreprise aux fins, selon les besoins, d’évaluation, de conseil ou d’ordonnance de produits pharmacologiques, etc.
4 Paragraphe 143 de la décision.
5 Paragraphe 142 de la décision.
6 Paragraphe 70 de la décision.
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