Vous lisez : Clause de non-concurrence dans un contrat de travail

En cette période d’incertitude économique, plusieurs employeurs pourront être tentés d’accroître la protection de leurs intérêts en adoptant des clauses de non-concurrence plus restrictives dans les contrats de travail de leurs nouveaux employés clés.

Dans une affaire récente en Colombie-Britannique[1], la Cour suprême du Canada rappelle les principes devant guider la rédaction d’une telle clause. Surtout, elle énonce qu’une clause de non-concurrence ambiguë ou déraisonnable quant à sa portée est nulle et inapplicable et que les tribunaux ne peuvent intervenir afin d’en réduire la portée à un degré plus acceptable. Cet arrêt confirme la position déjà adoptée par les tribunaux du Québec[2].

Les faits
En 1987, M. Shafron vend son agence d’assurances à KRG. À la suite de la transaction, KRG l’embauche afin de travailler à titre de vendeur d’assurances. De 1987 à 2001, M. Shafron travaille pour KRG en vertu d’une série de contrats de travail comportant tous une clause de non-concurrence dont la dernière énonce :

« Pendant une période de trois (3) ans suivant son départ de la Société [KRG Western] pour quelque raison que ce soit, sauf un congédiement non motivé par la Société ou KRG Management, M. Shafron s’engage à ne pas, même indirectement, exploiter une entreprise de courtage d’assurance, travailler pour une telle entreprise, y avoir des intérêts ni permettre l’utilisation de son nom en rapport avec une telle entreprise dans l’agglomération de la ville de Vancouver. »

En décembre 2000, M. Shafron quitte son emploi chez KRG et commence à travailler au mois de janvier 2001 dans une autre agence d’assurances située à Richmond, en banlieue de Vancouver. KRG décide alors de poursuivre M. Shafron pour concurrence déloyale et violation de la clause de non-concurrence prévue à son contrat de travail. KRG allègue que M. Shafron travaille dans une entreprise de courtage d’assurances située dans « l’agglomération de la ville de Vancouver ».

Le Tribunal de première instance refuse d’appliquer la clause de non-concurrence. Selon lui, l’expression « l’agglomération de la ville de Vancouver » n’est ni claire ni précise et il ne lui appartient pas de réécrire la clause.

En appel, la Cour estime aussi que l’expression « l’agglomération de la ville de Vancouver » est ambiguë. Toutefois, elle invoque la théorie de la divisibilité fictive qui permet aux tribunaux de retirer les éléments ambigus ou déraisonnables d’une clause afin de lui conférer une portée raisonnable et ainsi rétablir sa légalité. Appliquant cette théorie, la Cour d’appel est d’avis que les parties ont voulu englober la ville de Vancouver et les municipalités limitrophes en référant à « l’agglomération de la ville de Vancouver ». Ainsi, elle conclut que la clause de non-concurrence est applicable et qu’elle vise « la ville de Vancouver, la dotation foncière universitaire (University Endowment Lands) de l’Université de la Colombie Britannique, Richmond et Burnaby ».

La décision
Avant de décider si la Cour d’appel pouvait réécrire la clause de non-concurrence au libellé ambigu, la Cour suprême du Canada rappelle certains grands principes entourant la clause de non-concurrence dans un contrat de travail :

  • la clause de non-concurrence prévue dans un contrat de travail doit être interprétée de façon plus restrictive que celle contenue dans un contrat de vente d’entreprise, compte tenu notamment de l’inégalité de pouvoir entre l’employé et l’employeur lors de la négociation du contrat de travail;
  • la clause de non-concurrence doit être raisonnable en regard de sa portée géographique, de sa durée d’application et des activités interdites;
  • une clause de non-concurrence ambiguë sera nécessairement déraisonnable vu l’impossibilité d’en démontrer la portée.

Poursuivant son analyse, la Cour suprême affirme que la clause de non-concurrence ambiguë ou déraisonnable quant à sa portée ne peut faire l’objet de modifications par un tribunal. En présence d’une ambigüité ou d’une portée excessive, le tribunal ne peut que constater la nullité et l’inapplicabilité de la clause. La Cour suprême rejette ainsi l’approche de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique qui consistait à appliquer à la clause de non-concurrence la théorie juridique de la divisibilité afin de retrancher les éléments illégaux de la clause pour n’en conserver que ce que le tribunal juge raisonnable.

D’une part, la Cour suprême énonce qu’en permettant aux tribunaux de réécrire une clause de non-concurrence déraisonnable afin de lui conférer une portée raisonnable, on créerait une incertitude quant aux obligations de l’employé puisqu’il n’existe pas de démarcation nette permettant de cerner dans chaque cas ce qui constituerait les limites du raisonnable :

« [39] (…) il n’existe pas de règle objective de démarcation nette qui puisse être appliquée dans tous les cas pour obtenir une clause raisonnable. Appliquer la théorie de la divisibilité fictive dans ces circonstances équivaut à réécrire la clause en lui attribuant le contenu que le tribunal estime raisonnable, d’un point de vue subjectif, dans chaque cas particulier. Cette façon de procéder engendre l’incertitude quant à ce qui peut être jugé raisonnable dans un cas donné. »[3]

D’autre part, permettre aux tribunaux de réécrire la clause de non-concurrence inciterait les employeurs à imposer des clauses déraisonnables, sachant que les tribunaux pourraient toujours intervenir afin de réduire la portée excessive de la clause :

« [41] (…) C’est l’employeur qui stipule la clause restrictive et c’est à l’employé qu’incombe l’obligation. Compte tenu de l’inégalité de pouvoir généralement reconnue entre employeur et employé, le recours à la théorie de la divisibilité fictive pour attribuer une interprétation atténuée raisonnable à une clause restrictive déraisonnable n’incite pas l’employeur à stipuler une clause raisonnable et accroît indûment le risque que l’employé soit contraint de consentir à une clause déraisonnable. »[4]

Appliquant ces principes, la Cour suprême conclut que la clause de non-concurrence interdisant à l’employé de travailler dans « l’agglomération de la ville de Vancouver » était ambiguë. La Cour suprême note qu’il n’existe aucune définition de cette expression et qu’aucun élément ne permet de déterminer l’intention des parties concernant la portée géographique de la clause de non-concurrence. Étant dans l’impossibilité de cerner la portée des obligations de l’employé, le tribunal devait donc constater la nullité de la clause et rejeter l’action.

Conclusion
L’arrêt Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) inc. rappelle que la prudence et la modération s’imposent lors de la rédaction d’une clause de non-concurrence. Si l’employeur recherche une protection maximale contre les graves conséquences que peut entraîner le départ d’un employé clé chez un concurrent, il doit néanmoins s’assurer que la clause de non-concurrence qu’il décide d’incorporer au contrat de travail n’est pas ambiguë ou déraisonnable quant à sa portée. A contrario, la clause de non-concurrence risquera de perdre son caractère exécutoire lorsque les choses s’envenimeront devant le tribunal.

Afin d’éviter toute ambiguïté, il faudrait se demander lors de la rédaction de la clause si l’employé est en mesure de cerner clairement ses obligations. Quelles sont les activités interdites? Quelle est la durée d’application? Quel est le territoire visé? Un moyen utile d’éviter toute ambiguïté consisterait à définir dans le contrat les activités interdites ainsi que le territoire visé, préférablement en utilisant les termes officiels tels que « les municipalités de XYZ ». De même, il serait préférable d’éviter toute expression générale ou trop large telle que « la région de Montréal » ou encore « la Ville de Montréal et ses environs ».

Quant au caractère raisonnable de la clause de non-concurrence, la Cour suprême reconnaît qu’il n’y pas de lignes de démarcation nettes et qu’il s’agit d’une affaire de circonstances. Dans tous les cas, il faut s’assurer que les restrictions ne sont pas supérieures à ce qui est nécessaire afin de protéger les intérêts de l’employeur et que la clause n’empêche pas le salarié de gagner sa vie.

Me Charles Caza, CRIA, avocat associé, et Me Robert E. Boyd, CRIA, avocat, au sein de l’équipe de droit du travail et de l’emploi de la firme Dunton Rainville.

Source : VigieRT, numéro 35, février 2009.


1 Shafron c. KRG Insurance Brokers (Western) inc., 2009 CSC 6.
2 Voir notamment : Pauzé c. Descôteaux, EYB 1986-62382 (C.A.); Cathild inc. c. Rondeau, [1995] R.L. 140, J.E. 94-875 (C.A.); 2865-8169 Québec inc. c. 2757-5331 Québec inc., J.E. 99-1859 (C.S.); Drouin c. Surplec inc., [2004] R.J.Q. 1125 (C.A.); restaurant Chez Doc inc. c. 9061-7481 Québec inc., 2006 QCCA 55, J.E. 2006-202 (C.A.).
3 Supra, note 1, par. 39
4 Ibid., par. 41.
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