Vous lisez : Congédiement pour incompétence

Cet article a été rédigé avec la collaboration de Mélanie Dupuis-Giuliani, étudiante.

Dans le cadre d’un contrat de travail, l’employé est tenu d’exécuter sa prestation de travail de façon prudente et diligente[1]. Celui qui ne possède pas l’habileté, l’expérience ou les connaissances nécessaires pour exercer les fonctions inhérentes à son emploi ne peut fournir une prestation de travail conformément à cette obligation. L’incompétence, ou l’insuffisance professionnelle[2], se traduit généralement par un changement des caractéristiques personnelles de l’employé qui le rend inapte à exercer ses fonctions de façon efficace; elle peut résulter d’un événement extrinsèque tel que l’implantation d’une nouvelle technologie ou la promotion ou l’affectation de l’employé à un autre poste.

L’employé congédié en raison de son incompétence pourra contester son congédiement s’il remplit les conditions d’ouverture du recours disponible, lequel variera selon la juridiction régissant son employeur et le fait qu’il est ou non visé par une convention collective. Ainsi, l’employé travaillant pour une entreprise de juridiction fédérale[3] pourra déposer une plainte en vertu des articles 240 et suivants du Code canadien du travail[4] (C.c.T.). La personne travaillant pour une entreprise régie par les lois québécoises dispose pour sa part d’un recours en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail[5] (L.N.T.), recours similaire à celui qui est prévu en droit fédéral. Finalement, les employés régis par une convention collective pourront, par l’entremise de leur syndicat, déposer un grief pour contester leur congédiement[6].

La question qui se pose alors est celle de savoir quels sont les critères retenus pour apprécier la légalité d’un tel congédiement pour incompétence.

La décision phare des tribunaux d’arbitrage des provinces assujetties à la common law et le critère de l’emploi alternatif
Pour décider de la légalité d’un congédiement pour incompétence, les tribunaux ont établi certains critères. Dans la sentence Edith Cavell[7], qui est rapidement devenue une décision phare à cet égard, l’arbitre Hope énonce que l’employeur doit avoir satisfait aux critères suivants afin de justifier un congédiement pour incompétence :

« (…) Un employeur qui cherche à congédier un employé en raison d’une insuffisance non imputable à ce dernier doit satisfaire à certains critères :

(a) L’employeur doit définir le degré de rendement professionnel requis.

(b) L’employeur doit démontrer que la norme à respecter a été communiquée aux employés.

(c) L’employeur doit prouver qu’il a assuré une supervision suffisante de l’employé et qu'il lui a communiqué des directives raisonnables, de même qu’il lui a offert une possibilité acceptable de satisfaire à la norme.

(d) L’employeur doit prouver que l’incapacité de l’employé à satisfaire la norme est telle qu’il lui est impossible d’assumer la tâche et qu’il a déployé des efforts raisonnables pour trouver un poste alternatif conforme aux compétences de l’employé.

(e) L’employeur doit démontrer que des avertissements raisonnables ont été donnés à l’employé l’informant qu’à défaut de satisfaire à la norme, il risquait être congédié. »
(nos soulignements)

N. B. Les propos de l’arbitre Hope ont été traduits par la rédaction dans le seul but d’en faciliter la lecture.

Ces critères sont généralement acceptés, toutes juridictions confondues, dans la mesure où ils permettent au tribunal de vérifier si le congédiement a été imposé de bonne foi et de façon ni abusive, ni déraisonnable, ni discriminatoire. Un seul critère semble étranger aux autres, soit celui qui est prévu au paragraphe d) in fine : l’employeur doit démontrer qu’il a déployé, avant de congédier l’employé, des efforts raisonnables pour replacer ce dernier au sein de l’entreprise dans un emploi alternatif qui pouvait correspondre à ses compétences.

Le présent article a pour objectif d’apprécier dans quelle mesure ce critère relatif à l’emploi alternatif, établi dans la cause Edith Cavell, a été reçu par les tribunaux saisis de plaintes déposées en vertu des articles 240 C.c.T et 124 L.N.T. et par les arbitres de griefs du Québec.

Or, en imposant à l’employeur l’obligation de faire des efforts pour trouver un emploi alternatif à l’employé qu’il juge incompétent, l’arbitre ne s’aventure-t-il pas dans la sphère de compétence de l’employeur, c’est-à-dire dans la gestion de l’entreprise? Par cette obligation, l’arbitre impose-t-il indirectement à l’employeur une forme d’« obligation d’accommodement » au profit de l’employé incompétent, comme s’il s’agissait d’un employé qui ne satisfait pas aux exigences du poste pour cause de maladie ou d’accident? L’employeur, en pareil cas, doit-il ainsi s’efforcer de modifier les tâches du poste de l’employé incompétent ou lui offrir un poste correspondant à ses compétences, et ce, jusqu’au seuil de la contrainte excessive?

Recours en vertu du Code canadien du travail
Un tour d’horizon de la jurisprudence rendue en vertu du recours prévu aux articles 240 C.c.T. et suivants nous démontre que les tribunaux citent in extenso les critères établis dans Edith Cavell, sans pour autant appliquer, expressément ou implicitement, le critère de la recherche d’un emploi alternatif.

D’autres arbitres, sans se prononcer directement sur la question, émettent néanmoins certaines réserves à l’égard d’un tel critère. À titre d’exemple, dans l’affaire Hilts[8], l’arbitre Dunlop, comme la citation ci-dessous en fait foi, doute sérieusement qu’un tel critère soit une exigence préalable au congédiement de l’employé jugé incompétent :

« Je ne suis pas sûr que cet élément doive constituer une exigence. Il existe une abondance de ressources publiques et privées pour permettre aux personnes à la recherche d’un emploi de trouver des employeurs intéressés. Pourquoi cette responsabilité devrait-elle incomber à l’employeur en plus des autres exigences coûteuses engagées pour l’établissement du motif valable? De toute façon, M. Morrissey a téléphoné à Boyle sans succès. »

N. B. Les propos de l’arbitre Dunlop ont été traduits par la rédaction dans le seul but d’en faciliter la lecture.

Quant aux tribunaux supérieurs, l’arrêt Bell Canada[9] de la Cour d’appel fédérale nuance l’application des critères de la décision Edith Cavell en ces termes :

« Je crois pour ma part que les éléments à prouver varieront selon les cas mais ils devront toujours être établis en fonction de la définition de “licenciement juste”, telle que je disais la comprendre, en fonction donc de ce qui est à vérifier, soit la raisonnabilité de l’évaluation de l’employeur relativement au manque de compétence de l’employé. »
(nos soulignements)

On peut donc déduire de cet extrait que les critères de la décision Edith Cavell doivent être appliqués à la lumière des circonstances particulières de chaque cas, ce qui nous permet d’affirmer que déployer des efforts pour trouver un emploi alternatif n’est pas une condition sine qua non pour justifier le congédiement d’un employé incompétent, mais qu’elle pourrait être de mise en présence de circonstances particulières.

Ainsi, en 2008, dans la cause Banque Nationale du Canada[10], la Cour fédérale est intervenue pour casser la décision d’un arbitre qui avait rejeté une plainte déposée en vertu des articles 240 C.c.T. et suivants. Bien que, dans cette affaire, la Cour fédérale reconnaisse qu’un arbitre n’a pas systématiquement l’obligation de vérifier les efforts de l’employeur pour trouver un emploi alternatif, elle considère que l’employeur désirant congédier une employée à son service depuis plus de vingt ans qui, jusqu’à sa promotion, fournissait une prestation impeccable, doit démontrer le déploiement de tels efforts. Cette décision constitue ainsi un exemple de circonstances particulières faisant intervenir le critère de la recherche d’un emploi alternatif, c’est-à-dire le cas d’une employée de longue date dont l’insuffisance professionnelle découle d’une promotion. Il faut toutefois souligner que la Cour d’appel fédérale[11] a accueilli l’appel interjeté par l’employeur et a rétabli la décision de l’arbitre au motif que le juge de première instance avait substitué sa propre appréciation de la preuve à celle de l’arbitre.

De ce qui précède, force est de conclure que les tribunaux saisis de plaintes formulées en vertu des articles 240 C.c.T. et suivants, bien qu’ils citent les critères de la décision Edith Cavell, ne considèrent pas, en principe, le critère de la recherche d’un emploi alternatif comme étant une condition sine qua non de la légalité d’un congédiement pour incompétence.

Recours en vertu de la Loi sur les normes du travail
À l’instar des tribunaux cités aux paragraphes précédents, la Commission des relations du travail (CRT) saisie des plaintes formulées en vertu de l’article 124 L.N.T. ne semble pas retenir ce critère comme une condition essentielle pour justifier un congédiement pour incompétence. Dans l’affaire Costco Wholesale Canada Ltd.[12], la Cour d’appel confirme le test appliqué par la CRT, dont les critères sont essentiellement les mêmes que ceux qui ont été développés dans la décision Edith Cavell, sous réserve du critère relatif à la recherche d’un emploi alternatif.

Or, à l’inverse des tribunaux de juridiction fédérale, la CRT ne semble pas reconnaître que certaines circonstances particulières puissent justifier l’application du critère de l’emploi alternatif.

Tribunaux d’arbitrage du Québec
Contrairement aux propos tenus dans les deux sections précédentes, il y a, au sein de la jurisprudence arbitrale du Québec, une controverse quant à l’application du critère relatif à l’emploi alternatif.

Ainsi, certains arbitres sont d’avis que l’employeur doit établir qu’il a déployé des efforts raisonnables pour trouver un emploi alternatif à l’employé congédié pour incompétence, et ce, en sus des autres critères déterminés dans la décision Edith Cavell. L’affaire Purolator[13] fait figure de proue à cet égard. Dans cette affaire, l’arbitre Claude H. Foisy a rétabli le lien d’emploi d’un chauffeur congédié pour rendement insuffisant, permettant ainsi à ce dernier de poser sa candidature à des postes correspondant à ses compétences. L’arbitre en est arrivé à une telle conclusion au motif que l’employeur n’avait pas satisfait au critère relatif à l’emploi alternatif. En conséquence, dans la mesure où la convention collective lui permettait d’intervenir tant en matière disciplinaire qu’administrative, il a modifié la décision de l’employeur.

Il faut toutefois souligner que le contexte factuel de l’affaire Purolator, ainsi que celui de l’ensemble des décisions souscrivant à ce courant, faisait intervenir des circonstances particulières telles que le congédiement d’employés de longue date ou devenus incompétents à la suite d’une affectation à un nouveau poste[14]. D’autre part, la majorité des tenants de ce courant considèrent, contrairement au courant dominant, qu’à défaut d’une disposition conventionnelle à l’effet contraire, leur pouvoir d’intervention en matière administrative ne diffère pas de celui qu’ils ont en matière disciplinaire. Par ailleurs, certains de ces tribunaux tiennent compte de ce critère, en mentionnant cependant qu’il ne constitue pas une règle immuable.

Un courant jurisprudentiel important, voire majoritaire, s’oppose toutefois à l’application du critère relatif à l’emploi alternatif, tel qu’énoncé dans la décision Purolator. D’une part, plusieurs arbitres, sans le mentionner expressément, n’appliquent tout simplement pas ce critère pour apprécier la légalité d’un congédiement pour incompétence.

D’autre part, bien que souscrivant à l’ensemble des critères repris par l’arbitre Foisy dans l’affaire Purolator, certains arbitres refusent d’appliquer le critère relatif à l’emploi alternatif, au motif notamment qu’un tel critère relève de l’obligation d’accommodement, laquelle ne peut naître en l’absence d’un handicap ou d’un autre motif illicite de discrimination. Ainsi, dans la cause Ville de Montréal[15], l’arbitre Jean-Pierre Tremblay écrit :

« [213] Nous souscrivons d’emblée à l’observation de tels critères, encore qu’il y aurait lieu d’émettre des réserves quant à l’obligation qu’aurait l’employeur à trouver un emploi alternatif (quatrième critère, in fine), une telle observation relevant plus de l’obligation d’accommodement; il est en effet loin d’être établi qu’une obligation de cette nature existe en l’absence d’un handicap ou d’une situation discriminatoire, et ce d’autant plus que l’octroi d’un poste relève des attributions de l’employeur, sujet aux restrictions imposées par la convention collective. »
(nos soulignements)

Dans un même ordre d’idées, l’arbitre François Blais, dans l’affaire Centre jeunesse de Montréal[16], considère que « la seule forme d’accommodement est celle imposée par certaines lois, dont la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., c. C-12) en matière de discrimination interdite. »

Or, la conclusion retenue dans les affaires Ville de Montréal et Centre jeunesse de Montréal nous semble également plus cohérente avec le principe généralement reconnu en droit du travail relativement à la compétence limitée de l’arbitre en matière administrative. Selon ce principe, si l’employeur démontre que sa décision a été prise de bonne foi, de façon non abusive, déraisonnable ou discriminatoire, l’arbitre ne pourra, à défaut d’une disposition conventionnelle à l’effet contraire, substituer au congédiement une mesure de moindre portée, comme il aurait pu le faire en matière disciplinaire.

Conclusion
À la lumière de ce qui précède, force est de conclure que les tribunaux de toutes les juridictions analysées dans cet article se sont inspirés des critères formulés dans l’affaire Edith Cavell. Dans chacune de ces juridictions, l’ensemble des critères fut accepté, repris et reformulé par les tribunaux. Seul le critère relatif à l’emploi alternatif porte à controverse. Sans nier l’existence de cette controverse, on constate que très peu de décideurs ont appliqué le critère relatif à l’emploi alternatif de façon automatique sans que le litige dont ils étaient saisis fasse intervenir des circonstances particulières les incitant à recourir à un tel critère.

Philippe Levac, CRHA et avocat au sein du groupe droit de l’emploi et du travail du cabinet Ogilvy Renault s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Source : VigieRT, numéro 46, mars 2010.


1 Article 2088, Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64.
2 Par l’utilisation des termes « incompétence » et « insuffisance professionnelle », l’auteur réfère aux situations où des employés n’offrent pas une prestation de travail convenable en raison d’une carence qui n’est ni volontaire (p. ex., insubordination), ni reliée à une cause médicale (p. ex., maladie ou accident) et ni temporaire (p. ex., suite à l’action d’un tiers : perte de permis ou d’« assurabilité »). Article 2, Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2.
3 Article 2, Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2
4 L.R.C. 1985, c. L-2.
5 L.R.Q. c. N-1.1.
6 Le recours en vertu du Code civil du Québec, également ouvert aux employés non syndiqués, ne sera pas analysé dans le cadre du présent article.
7 Edith Cavell Private Hospital and Hospital Employees’ Union Local 180 (1982), 6 L.A.C. (3d) 229 (B.C.), par. 12.
8 Hilts vs. United Grain Growers Ltd. (c.o.b. Agricore United), [2007] C.L.A.D. No 458, par. 52.
9 Bell Canada c. Hallé, D.T.E. 90T-110 (C.A.F.), motifs du Juge Marceau, p. 4.
10 Sigouin c. Banque Nationale du Canada, D.T.E. 2008T-170 (C.F.).
11 Banque Nationale du Canada c. Sigouin, 2008 CAF 317.
12 Costco Wholesale Canada Ltd. c. Laplante, 2005 QCCA 788, par. 94.
13 Teamsters, local 931 et Purolator Courrier Ltée, D.T.E. 90T-492 (T.A.), arbitre Claude H. Foisy.
14 Id., pp. 33-34.
15 Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (SCFP) et Montréal (Ville de), (T.A., 2005-01-10), SOQUIJ AZ-50290484, arbitre Jean-Pierre Tremblay.
16  Centre jeunesse de Montréal et Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre jeunesse de Montréal (CSN), D.T.E. 2008T-49, arbitre François Blais, par. 123.
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