Les dispositions sur le harcèlement psychologique
Le 19 décembre 2002, l’Assemblée nationale du Québec adoptait les dispositions sur le harcèlement psychologique qui font maintenant partie intégrante de la Loi sur les normes du travail (LNT)[1].
Le but de ces dispositions est de fournir aux salariés québécois un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique[2].
Les choix offerts au salarié qui se croit victime de harcèlement psychologique
Un salarié qui se croit victime de harcèlement psychologique découlant d’une seule conduite grave ou de comportements vexatoires répétés[3] peut porter plainte à la Commission des normes du travail (CNT)[4].
Comme l’une des composantes du harcèlement psychologique est l’atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychologique[5], il n’est pas rare de voir les salariés se croyant victimes de harcèlement déposer également une plainte à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) afin de faire reconnaître leurs atteintes comme constituant une lésion ou une maladie professionnelle.
En résumé, les salariés ont trois options pour être indemnisés :
- Déposer une plainte à la CSST
- Déposer une plainte à la CNT
- Déposer une plainte à la CSST et à la CNT
Lors des débats parlementaires, les députés n’ont pas souhaité mettre en place des articles de loi prohibant le cumul des recours[6], mais ils ont prévu l’impossibilité de cumuler les indemnités[7].
En théorie, la décision du gouvernement se résume simplement : si une personne n’est pas indemnisée par la CSST, elle pourra l’être en vertu de la LNT s’il est prouvé qu’elle a été victime de harcèlement psychologique.
Or, en pratique, la situation n’est pas aussi simple.
Le litige relatif au concept de la chose jugée
Depuis l’adoption des dispositions sur le harcèlement psychologique, une question est souvent soumise aux tribunaux : y a-t-il chose jugée en matière de harcèlement psychologique lorsque la CSST[8] décide que le salarié n’a pas été victime d’une lésion ou d’une maladie professionnelle?
Dans un jugement du 13 décembre 2011, le juge administratif de la Commission des relations du travail (CRT) répondait qu’il y avait chose jugée et rejetait la plainte pour harcèlement psychologique[9]. À l’opposé, le 13 mars 2012, sa collègue décidait qu’il n’y avait pas chose jugée[10] et convoquait les parties à un procès.
Ces décisions récentes illustrent le contentieux qui existe en la matière. Il y a donc lieu de regarder de plus près le concept de la chose jugée et les deux courants jurisprudentiels.
Le concept de la chose jugée
Ce concept permet de préserver la stabilité des jugements en évitant qu’un justiciable obtienne des jugements contradictoires.
Ainsi, les mêmes parties à un litige ne peuvent pas intenter plusieurs poursuites basées sur la même question de droit en demandant les mêmes conclusions à différents tribunaux. Par exemple, un salarié ne pourra pas poursuivre son employeur pour un congédiement injustifié devant la CRT et la Cour du Québec pour obtenir une indemnité pour salaire perdu, puisqu’il y aura identité de partie (salarié c. employeur), de cause (le congédiement) et d’objet (indemnité pour perte de salaire).
En matière de harcèlement psychologique et de chose jugée, ce sont les concepts de « cause » et d’« objet » qui sont le plus souvent analysés dans les jugements rendus en vertu de la LNT.
Le premier courant jurisprudentiel : Durocher c. Centre jeunesse de Montréal[11]
Dans ce dossier, une employée a déposé une plainte à la CSST et une plainte pour harcèlement psychologique à la CNT.
Le 21 janvier 2011, la Commission des lésions professionnelles (CLP) rend un jugement dans lequel elle ne reconnaît pas de lésion professionnelle et rejette la réclamation. La salariée réactive alors son dossier à la CNT. L’employeur soutient que la décision de la CLP a l’autorité de la chose jugée sur la plainte pour harcèlement psychologique dont est saisie la CRT.
Le juge administratif conclut que la CRT n’a pas une compétence exclusive pour déterminer l’existence ou non de harcèlement. C’est là la pierre angulaire de ce jugement puisque si le juge administratif avait reconnu que la CRT a une compétence exclusive, il avait le devoir d’entendre la preuve et de décider si la salariée a été victime ou non de harcèlement psychologique. Ce qui est d’autant plus étonnant dans cette décision, c’est que la CLP reconnaissait la compétence exclusive de la CRT en ces termes :
« (…) lorsque ce sont des manifestations de harcèlement psychologique qui sont alléguées être à l’origine d’une lésion psychique, la Commission des lésions professionnelles n’a pas à décider si le travailleur a été victime de harcèlement selon la définition retrouvée à la Loi sur les normes du travail. Elle doit plutôt déterminer si les faits mis en preuve (…) permettent de conclure à la survenance d’un accident du travail parce que ces faits justifient qu’ils soient considérés à titre d’événement imprévu et soudain[12]. »
(Référence omise; nos soulignements)
Selon le décideur de la CRT, la CLP doit déterminer si la plaignante a été victime de harcèlement psychologique avant d’établir si cela a provoqué une lésion professionnelle. Il en a donc conclu qu’il y a identité de cause étant donné que « les faits générateurs dans le dossier de la CLP sont les mêmes pour la plainte en harcèlement psychologique[13]. »
Quant à l’identité d’objet, le juge administratif énonce qu’elle n’a pas à être parfaite.
Selon lui, « (…) la décision de la CLP a clairement déterminé qu’il n’y avait pas eu de harcèlement psychologique. Il est inutile dès lors de refaire le débat sur le sujet[14]. » Il se sent donc lié par cette décision. Il considère que conclure autrement qu’au rejet de la plainte pour harcèlement « viendrait remettre en cause indirectement la décision de la CLP et le principe de la stabilité des décisions serait compromis[15]. »
Cette décision illustre un courant jurisprudentiel qui s’applique tant devant la CRT qu’en arbitrage[16].
Le deuxième courant jurisprudentiel : Goulet c. Coopérative de services à domicile Beauce-Nord[17]
Dans ce dossier, un employé a déposé une plainte à la CSST ainsi qu’une plainte pour harcèlement psychologique à la CNT.
Le 15 décembre 2010, la CLP rejette la plainte du salarié en concluant que ce qu’il a vécu ne dépassait pas le cadre normal et habituel du travail. Devant la CRT, l’employeur soutient alors que la théorie de la chose jugée doit s’appliquer et que la plainte doit être rejetée sans entendre la preuve.
À la suite d’une analyse des dispositions législatives pertinentes, la juge administrative conclut que les concepts de lésion professionnelle et de harcèlement psychologique sont distincts[18]. De plus, elle reconnaît que les tribunaux administratifs ayant pour mandat d’appliquer ces dispositions ont des compétences exclusives :
« Admettre qu'il puisse y avoir chose jugée par la CLP dans un cas où la Commission doit décider, dans le cadre précis défini par la loi, si un salarié a été victime de harcèlement psychologique dans son milieu de travail et si l'employeur a assuré un milieu qui en est exempt est l'équivalent de lui permettre d'abandonner sa compétence aux mains d'un tribunal chargé d'indemniser un travailleur dont elle considère la santé affectée par une situation survenue au travail, quelle que soit cette situation et quel que soit le qualificatif qu'on lui attribue. Il s’agirait d’une altération des intentions du législateur et du fondement de l’organisation des tribunaux administratifs et leur spécificité[19]. »
Ces deux premières conclusions auraient pu suffire à justifier le jugement et à rejeter l’objection préliminaire, mais la juge administrative a fait l’analyse du concept de la chose jugée avant de conclure qu’il ne s’applique pas.
Contrairement à la définition retenue dans la décision Durocher, la juge administrative applique le concept de l’identité d’objet parfaite. À ce sujet, elle conclut :
« (…) les compétences sont complémentaires. Les remèdes recherchés sont distincts. L’objet de l’un des recours, celui intenté devant la Commission, ne se trouve pas implicitement compris dans l’autre, celui qu’entend la CLP[20]. »
Mais, il y a plus. À l’égard du concept de la « cause », la juge administrative affirme que la CLP n’a pas à déterminer s’il y a eu ou non du harcèlement psychologique avant de trancher la question de savoir si le travailleur a subi une lésion :
« Peu importe de quoi elle résulte et indépendamment de la qualification de l’événement imprévu et soudain qui en est la cause, la CLP a compétence sur toute lésion professionnelle [21]. »
Cela amène finalement une conclusion plus générale selon laquelle les tribunaux administratifs doivent respecter leur compétence exclusive et appliquer les concepts prévus dans leur loi même si les faits sont les mêmes [22].
L’imprévisibilité de la décision
Bref, deux décideurs, siégeant au même tribunal et appliquant la même loi, en sont venus à des conclusions diamétralement opposées.
Il en est de même en matière d’arbitrage, car même si la Cour supérieure a jugé en 2009 qu’il est correct de conclure que le concept de la chose jugée justifie le rejet d’une plainte pour harcèlement psychologique à la suite d’une décision de la CLP, plusieurs décisions arbitrales en ont fait fi depuis.
Par ailleurs, il est important de noter que la Cour supérieure devra de nouveau se pencher sur la question étant donné que la décision Durocher c. Centre jeunesse de Montréal a été portée en révision judiciaire.
Il est donc clair que ce débat n’est pas terminé et qu’il fera couler encore beaucoup d’encre.
Pour toute question sur les normes du travail, visitez le site de la Commission des normes du travail.
Source : VigieRT, janvier 2013.