De nombreux milieux de travail comportent des systèmes de caméras de surveillance. Il suffit de penser aux commerces de détail, aux établissements carcéraux ou encore à certains établissements scolaires. La présence de telles caméras est généralement acceptée lorsqu’elle est fondée sur des objectifs légitimes tels que la prévention des pertes ou encore une volonté d’assurer la sécurité des lieux.
Toutefois, ces caméras, même si elles ont été installées à des fins légitimes, peuvent souvent capter de façon incidente des images de membres du personnel. Ceux-ci peuvent parfois craindre que ces caméras soient utilisées par l’employeur afin d’exercer une surveillance constante de leur prestation de travail, un contrôle du rendement ou encore de leur assiduité.
Conformément aux critères énoncés dans l’arrêt phare Bridgestone, l’utilisation de caméras afin d’effectuer une surveillance ponctuelle d’un membre du personnel dans le cadre d’une enquête sera acceptée si elle est fondée sur des motifs rationnels et que la surveillance vidéo constitue un moyen raisonnable et nécessaire afin de vérifier le comportement de cette personne.
La jurisprudence reconnaît toutefois que l’employeur ne peut faire usage de caméras afin d’exercer une surveillance constante des personnes à son emploi. Que ce soit sous l’angle d’une atteinte injustifiée au droit au respect de la vie privée ou encore d’une violation de l’article 46 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après la « Charte ») conférant le droit à des conditions de travail justes et raisonnables respectant la santé, la sécurité et l’intégrité physique des membres du personnel, les tribunaux ont à plusieurs occasions rappelé que l’employeur ne peut exercer une surveillance constante à l’aide de caméras.
Afin de déterminer si la présence de caméras dans le milieu de travail constitue une atteinte aux droits fondamentaux du personnel, la Cour d’appel vient de souligner l’importance de s’attarder d’abord à l’objectif de la présence des caméras[1]Dans la mesure où de telles caméras ne visent pas la surveillance constante du personnel et que leur présence est fondée sur un autre motif légitime, la captation incidente d’images de membres du personnel ne constituera pas d’emblée une atteinte à leurs droits fondamentaux.
Faits
L’affaire Vigi Santé ltée se déroule dans le contexte d’un CHSLD. Souhaitant maintenir un contact visuel et sonore avec une résidente, des membres de sa famille ont décidé d’installer une caméra dans sa chambre. Le CHSLD (ci-après l’« employeur ») donné son aval. Ce procédé permettait à tous les membres de la famille de capter en continu des images accessibles à partir d’un téléphone cellulaire ou d’un ordinateur.
Le syndicat a estimé qu’une telle surveillance était illicite eu égard aux droits à l’intégrité et à la dignité du personnel affecté puisqu’elle permettait en tout temps un visionnement de la prestation de travail des personnes qui devaient accéder à la chambre de la résidente afin d’y prodiguer des soins.
Il importe de souligner que l’installation de la caméra n’avait aucunement été motivée par une remise en cause de la qualité des services par la famille. Mentionnons également que seule la famille avait accès aux images de la caméra, lesquelles ne pouvaient être enregistrées, mais dont une capture d’écran était possible. Enfin, aucun membre du personnel ne s’était plaint de l’installation de la caméra.
Saisi du grief, l’arbitre a conclu que, bien que l’installation de la caméra de surveillance soit une initiative de la famille et qu’elle soit entièrement contrôlée par celle-ci, il n’en demeure pas moins que l’employeur devait démontrer l’existence de motifs raisonnables légitimant une telle surveillance. Tout en soupesant le droit de la résidente de vivre dans un milieu de vie « décent », l’arbitre a estimé que cela ne déchargeait pas l’employeur de l’obligation de fournir des conditions de travail justes et raisonnables à son personnel. Selon l’arbitre, la présence constante de la caméra constituait une atteinte à son droit à des conditions de travail justes et raisonnables. Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour supérieure a décidé que la sentence arbitrale était raisonnable.
Décision
La Cour d’appel a annulé la décision de l’arbitre et rejeté le grief syndical[2]. Sous la plume du juge, la Cour d’appel a estimé que le raisonnement de l’arbitre était vicié dès le départ, lorsque celui-ci considère qu’il est en présence de « caméras de surveillance » permettant à l’employeur de surveiller son personnel.
Certes, la Charte protège les employés contre la surveillance sans motif valable par l’employeur sur les lieux du travail. Cependant, cette limitation doit être tempérée : « La Charte protège les employés contre la surveillance par l’employeur au lieu de travail sans motif valable. Elle ne vise pas, comme telle, la présence de toute caméra ou de tout autre mécanisme qui a le potentiel de capter une image ou un son[3]. La Cour d’appel a dressé un parallèle avec la présence de caméras dans les commerces de détail dont l’objectif est de prévenir le vol. Les personnes travaillent alors continuellement sous l’objectif des caméras sans que cela ne constitue une surveillance illégale[4]. À cet effet, un passage des motifs du juge est éloquent :
« [30] (…). Comme il s’agit d’outils de prévention et de répression des crimes, et non de dispositifs visant à surveiller le travail des salariés, il ne saurait être question de conditions de travail injustes ou déraisonnables. L’employeur n’a pas à démontrer un comportement inadéquat de ses employés pour éviter une sentence arbitrale lui intimant d’enlever ses caméras »[5]. (notre soulignement)
En l’espèce, la Cour d’appel a retenu que la caméra ne visait pas à surveiller le travail effectué par les personnes prodiguant des soins à la résidente. De façon plus importante, il a été illustré que l’employeur n’avait aucun contrôle sur la caméra et ne pouvait avoir accès aux images captées. Son intervention ne s’est limitée qu’à l’autorisation de son installation. Ainsi, n’exerçant aucune surveillance, il n’avait pas le fardeau de justifier un comportement inadéquat des membres de son personnel afin de justifier la présence de la caméra.
Commentaires
La décision de la Cour d’appel confirme un courant jurisprudentiel majoritaire quant à la validité de l’installation permanente de dispositifs de surveillance par des employeurs pour des motifs autres que la surveillance de la prestation de travail.
Le critère qui apparaît déterminant porte sur l’objectif de l’installation des caméras. Selon la Cour d’appel, la Charte accorde aux membres du personnel une protection contre une surveillance vidéo continue visant le contrôle de leur prestation de travail. Or, la présence de caméras dans le milieu de travail ne signifie pas automatiquement que ces caméras sont utilisées aux fins de les surveiller. Il faut s’attarder à l’objectif de la présence des caméras. Selon la Cour d’appel, l’employeur peut installer des caméras à des fins légitimes telles que la prévention des pertes ou la sécurité, sans être tenu de démontrer des motifs rationnels fondés sur « un comportement inadéquat de ses employés ».
Cela dit, cette décision de la Cour d’appel n’apporte malheureusement aucun éclairage sur une question importante. L’employeur aurait-il pu autoriser la famille à installer une caméra si le but avoué avait été de surveiller le personnel? La Cour d’appel a décidé en effet qu’il n’est pas nécessaire de répondre à cette question puisque, selon ses conclusions, la caméra ne visait pas à surveiller le personnel. On peut toutefois se demander si sa décision aurait été différente s’il avait été établi que la caméra visait ce type de surveillance. Également, si la caméra avait permis de filmer une préposée ou un préposé aux bénéficiaires en train de brutaliser la résidente et que la famille avait remis la bande vidéo à l’employeur afin qu’il prenne les mesures nécessaires, celui-ci aurait-il pu utiliser une telle preuve dans le cadre d’une procédure disciplinaire? La Cour d’appel ne répond pas à ces questions.
Notons en terminant que la Cour supérieure a récemment distingué l’arrêt Vigi Santé ltée. Dans l’affaire Sysco Québec, division de Sysco Canada inc. c. Beaulieu[6], un arbitre avait accueilli le grief du syndicat contestant la présence d’une caméra dans l’habitacle des camions. La caméra pouvait capter en tout temps des images des chauffeurs. L’arbitre avait alors considéré que l’employeur exerçait une surveillance des chauffeurs, qu’une telle surveillance portait atteinte au droit à la vie privée des chauffeurs et que l’employeur n’avait pas démontré de motifs raisonnables justifiant une telle atteinte. La Cour supérieure a maintenu la sentence arbitrale. Dans ses motifs, la Cour distingue l’affaire Vigi Santé ltée en soulignant que les caméras n’étaient pas utilisées à des fins de surveillance du personnel, que le CHSLD n’avait pas accès aux images captées par les membres de la famille et que ces images n’étaient jamais enregistrées[7].
En définitive, il faut s’attendre à ce que la présence de caméras en milieu de travail fasse l’objet de nombreux autres débats. Notamment, au palier fédéral, le syndicat Unifor a récemment dénoncé comme une atteinte inacceptable à la vie privée des membres du personnel le projet de loi C-49[8] qui viserait à obliger tous les exploitants ferroviaires à installer et à utiliser des enregistreurs audio-vidéo à bord des locomotives[9]. Au palier provincial, la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité[10], adoptée le 31 mai 2017, permet désormais au gouvernement d’adopter un règlement qui encadrera l’utilisation des caméras par les usagers des établissements de santé. Sans aucun doute, les tribunaux seront à nouveau appelés à analyser les divers enjeux de vie privée découlant de la présence de caméras en milieu de travail[11].
Source : VigieRT, octobre 2017.
1 | Vigi Santé ltée c. Syndicat québécois des employées et employés de service, section locale 298 (FTQ), 2017 QCCA 959 [Vigie Santé ltée]. |
2 | Dissidence du juge Lorne Giroux. |
3 | Vigi Santé ltée, para. 27. |
4 | Ibid, para. 28. |
5 | Ibid, para. 31. |
6 | Sysco Québec, division de Sysco Canada inc. c. Beaulieu, 2017 QCCS 3791. |
7 | Ibid.par. 70. |
8 | Loi sur les transports au Canada et à d’autres lois concernant les transports ainsi que des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois. |
9 | Pour Unifor, la surveillance en milieu de travail constitue une violation de la vie privée |
10 | LQ 2017, c 10. |
11 | La présente ne constitue pas un avis juridique. Nous vous recommandons d’obtenir les conseils légaux appropriés afin de connaître vos droits et obligations relativement à la présence de caméras en milieu de travail selon les circonstances applicables. |