Vous lisez : Big Brother dans la filature des salariés!

Il y a plus de soixante ans, soit précisément en 1948, l’auteur anglais George Orwell écrivait son célèbre roman Nineteen Eighty-Four (ou 1984, en version française subséquente), lequel a été publié en 1949.

Dans cette œuvre visionnaire, Big Brother était le chef du Parti et aussi le grand surveillant omniprésent de l’État Oceania. Dans ce régime totalitaire, la liberté d’expression n’existait plus et il y avait aussi atteinte à la vie privée des individus. Dans les rues, de même que dans les domiciles privés, d’immenses affiches trônaient et rappelaient à tous que « Big Brother is watching you » (« Le Grand Frère vous surveille. »).

Beaucoup d’entre nous ont été marqués par ce roman qui a d’ailleurs connu un succès mondial, dont plusieurs adaptations cinématographiques ont été réalisées. Ayant déjà franchi le cap de l’année 1984, et notre société se dotant sans cesse de systèmes électroniques sophistiqués, avons-nous à craindre pour le libre exercice de nos libertés fondamentales et de notre droit à la vie privée?

Pour répondre à cette question dans le domaine du travail, je me propose d’abord de rappeler la célèbre affaire Bridgestone/Firestone (1999) et ensuite, d’examiner une récente sentence dans l’affaire Hydro-Québec (mars 2009) qui vient d’être rendue par l’arbitre Richard Marcheterre.

Le jugement de la cour d’appel dans Bridgestone/Firestone[1]
Au Québec, ce jugement se positionne assurément comme figure de proue. En effet, la Cour d’appel du Québec a alors établi un encadrement juridique de la surveillance vidéo des salariés et a fixé des balises importantes dans les situations où les employeurs doivent avoir recours à de telles filatures.

Rappelons brièvement les faits dans cette affaire. Un salarié, alors âgé de 35 ans et ayant quinze ans d’ancienneté, s’est blessé en faisant une chute au travail, en juin 1994. Avant même son retour au travail fixé pour le 8 août suivant, l’infirmière de la compagnie Bridgestone/Firestone Canada a constaté certaines incohérences sur le plan du comportement de ce salarié et a décidé de le faire examiner par un médecin de la compagnie.

Du même coup, cette compagnie a décidé d’avoir recours à une firme de filature privée. Pendant trois jours, l’enquêteur a filmé le plaignant qui se déplaçait normalement, alors qu’il marchait avec difficulté lors des examens médicaux. Des divergences ayant eu lieu entre les observations du médecin de la compagnie et celles du médecin traitant, deux autres filatures ont été entreprises, à intervalles, pour parvenir au même constat.

Le 10 août 1994, le salarié alors en cause a été congédié pour avoir indûment prolongé son arrêt de travail pour des raisons médicales.

En 1995, Me Gilles Trudeau[2], alors arbitre de griefs, a rejeté l’objection syndicale d’atteinte à la vie privée et a autorisé la mise en preuve des bandes vidéo filmées par l’enquêteur privé. Quant au fond de ce litige, le grief a été rejeté au motif que le salarié avait simulé délibérément pour prolonger son absence pour maladie, et que les fausses déclarations faites à cette occasion constituaient une faute disciplinaire grave, justifiant son congédiement.

Le syndicat a immédiatement demandé la révision judiciaire de cette sentence en invoquant que les garanties fondamentales de protection de la vie privée avaient été violées par la preuve vidéo admise par l’arbitre. Toujours en 1995, la Cour supérieure du Québec[3], sous la plume du juge Rodolphe Bilodeau, a rejeté cette requête en révision et a maintenu la sentence.

Nous voici maintenant en 1999, avec le jugement de la Cour d’appel du Québec et l’examen du moyen principal que le syndicat a alors fait valoir. Selon ce dernier, l’arbitre Gilles Trudeau n’avait pas le pouvoir de recevoir en preuve le produit des bandes vidéo de la filature du salarié en cause.

Ce sont donc sur les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec[4] et du Code civil du Québec[5] que la Cour d’appel s’est alors penchée.

Le passage suivant[6] de ce fameux jugement de la Cour d’appel est particulièrement éclairant, en ce qu’il fournit les balises suivantes à respecter pour qu’une surveillance soit déclarée légalement admissible en preuve :

 

« En substance, bien qu'elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l'extérieur de l'établissement peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l'exige l'article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi, il faut d'abord que l'on retrouve un lien entre la mesure prise par l'employeur et les exigences du bon fonctionnement de l'entreprise ou de l'établissement en cause (…). Il ne saurait s'agir d'une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L'employeur doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider de soumettre son salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige.

 

(…) Avant d'employer cette méthode, il faut cependant qu'il ait des motifs sérieux qui lui permettent de mettre en doute l'honnêteté du comportement de l'employé.

Au niveau du choix des moyens, il faut que la mesure de surveillance, notamment la filature, apparaisse comme nécessaire pour la vérification du comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins intrusive possible. Lorsque ces conditions sont réunies, l'employeur a le droit de recourir à des procédures de surveillance, qui doivent être aussi limitées que possible (…). »
 

(Caractères gras ajoutés.)
 

Après avoir appliqué les balises ci-dessus au cas alors sous espèce, la Cour d’appel du Québec en est venue aux trois conclusions suivantes : d’abord que « la décision de surveiller était donc raisonnable », ensuite que « les moyens utilisés l’ont été » et enfin que « l’arbitre n’a commis aucune erreur en recevant en preuve les bandes vidéo », bandes qui, au surplus, ont alors été considérées comme étant « un complément nécessaire des autres éléments de la preuve testimoniale et documentaire ».

 

La sentence arbitrale dans Hydro-Québec[7] rendue en mars 2009
Dans cette autre affaire, l’arbitre Richard Marcheterre a été saisi de deux griefs, soit l’un contestant une suspension pour enquête et l’autre s’opposant au congédiement d’un salarié occupant un emploi de métier. Cependant, dans les deux cas, le reproche adressé au plaignant était le même, soit avoir utilisé ses heures de travail à d’autres fins que celles prévues.

D’entrée de jeu, le syndicat s’est opposé à la production d’une bande vidéo des allées et venues du plaignant alors en cause, et ce, pour le double motif suivant : soit d’abord, en raison de la clause 38.01 de la Convention collective, conclue entre Hydro-Québec et la section locale 1500 du SCFP; soit ensuite, parce qu’elle constitue une atteinte illicite à la vie privée, soit un droit garanti par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Pour une meilleure compréhension du litige, je crois opportun de vous mettre au parfum de ces deux dispositions contractuelles, que l’on ne retrouve pas souvent dans les Conventions collectives en vigueur au Québec, mais qui figurent ici à l’article 38[8] :

 

« 38.01 Les systèmes électroniques de guet, d’observation et d’écoute sont utilisés dans le but de protéger l’entreprise à l’égard d’actes dommageables tels que : le vol, la fraude, la déprédation, les dommages à la propriété. En aucun temps, ces systèmes ou tout autre système électronique ne peuvent servir à recueillir une preuve à l’appui de mesures disciplinaires à l’exception de celles imposées à la suite d’actes de la nature de ceux mentionnés précédemment.
 
   38.02 Toute intrusion dans la vie privée des employés par les systèmes décrits au paragraphe précédent est interdite si ce n’est dans le but mentionné à ce paragraphe. »
 

(Caractères gras ajoutés.)

Comme l’a noté à bon droit Me Marcheterre, les dispositions précitées de la Convention collective alors à l’étude « établissent clairement l’intention des parties de restreindre l’usage des systèmes de surveillance dans le contexte de la discipline. Elles confirment le droit de l’Employeur d’en faire l’usage dans les cas identifiés. »[9]

Procédant ensuite à déterminer si Hydro-Québec pouvait ou non bénéficier de l’une des exceptions susmentionnées, soit « le vol, la fraude, la déprédation, les dommages à la propriété », l’arbitre Marcheterre a d’abord examiné cette problématique sous l’angle de l’article 38 précité de la Convention collective[10]. Après en être venu à la conclusion qu’il y avait eu vol de temps, faux renseignements du plaignant et falsification de ses feuilles de présence, il a déclaré que l’employeur était alors justifié d’utiliser la surveillance électronique.

Poursuivant cette fois-ci sous l’angle de la Charte québécoise, Me Marcheterre a rappelé que selon la jurisprudence établie, la surveillance électronique « ne peut et ne doit pas être une “partie de pêche”, un au cas où! »[11] Après s’être référé au jugement susmentionné de Bridgestone/Firestone, il en est venu à examiner les articles 2857 et 2858 du Code civil du Québec[12].

L’article 2857 énonce la règle générale de recevabilité en preuve « de tout fait pertinent au litige » et ajoute même que pareille preuve « peut être faite par tous moyens ». Quant à l’article 2858, au contraire, il traite de l’obligation faite à un tribunal, et ce, « même d’office », de « rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. » Après quoi, Me Richard Marcheterre, en est venu à la conclusion que la surveillance qu’Hydro-Québec avait exercée auprès du plaignant était en l’espèce justifiée et admissible en preuve, et ce, d’autant plus que le plaignant occupait une fonction autonome, avec peu de surveillance immédiate et qu’il était appelé à voyager avec un véhicule d’Hydro-Québec dans plusieurs endroits éloignés.

Qui plus est, les moyens de surveillance alors utilisés, soit un enquêteur, une caméra vidéo, un GPS et autres dispositifs du genre, ont alors été jugés comme étant raisonnables et non intrusifs. En effet, la clause 38.01 précitée de la Convention collective autorise nommément le recours à des « systèmes électroniques de guet, d’observation et d’écoute ».

Étant donné que cette sentence intérimaire ne portait que sur cette objection syndicale de recevabilité en preuve, l’audience quant au fond du litige a été reportée à une date ultérieure. Il s’agit donc d’une affaire à suivre.

En conclusion
Les circonstances factuelles de l’affaire susmentionnée de Bridgestone/Firestone rappellent fort bien les faits qui étaient initialement en cause dans le célèbre arrêt Weber[13], que la Cour suprême du Canada a rendu en 1995.

En effet, le salarié alors en cause avait été congédié par Ontario Hydro pour avoir abusé de ses congés de maladie, en feignant des maux de dos. Cependant, les détectives alors embauchés par l’employeur s’étaient rendus, et étaient même entrés, dans le domicile du salarié, en dissimulant leur identité.

Le salarié en question a intenté une action en responsabilité délictuelle et a réclamé des dommages-intérêts pour la surveillance dont il avait fait l’objet, mais en se fondant cette fois sur la Charte canadienne des droits et libertés , nommément sur les articles 7 et 8.

C’est d’ailleurs ce célèbre arrêt qui a établi, une fois pour toutes, la compétence de l’arbitre de griefs « pour tout litige découlant d’une convention collective », de préférence aux tribunaux de droit commun auxquels le salarié alors en cause s’était plutôt adressé.

 

 

Me Diane Sabourin, CRIA[14], est arbitre de griefs

 

Source : VigieRT, numéro 37, avril 2009.


1 Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Me Gilles Trudeau et Bridgestone/Firestone Canada inc., rendue le 30 août 1999, résumée dans le document Droit du travail Express (SOQUIJ) #99T-846 et publiée en version intégrale (31 pages) dans le document Azimut (SOQUIJ) #AZ-50067177.
2 Voir la sentence arbitrale qui a été résumée dans le document Droit du travail Express (SOQUIJ) #95T-716 et publiée en version intégrale dans le Recueil des décisions du Tribunal d’arbitrage (SOQUIJ) 1995 T.A. 505.
3 Ce jugement du 16 août 1995 ne semble pas avoir été publié. Le numéro du plumitif au Palais de justice de Joliette : C.S Joliette #705-000334-956.
4 L.R.Q., 1977, c. C-12.
Notamment l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne qui énonce que : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée. »
Et également à son article 46 qui énonce que : « Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables, et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique. »
Enfin, il y a l’article 9.1 de cette même Charte québécoise qui prévoit le cadre suivant dans lequel les libertés et droits fondamentaux doivent être exercés : « Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice. »
5 L.Q., 1991, c. 64.
Notamment l’article 3 du Code civil qui prévoit que : « Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tel le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée. »
Et également à son article 35 qui énonce que : « Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise. »
Enfin, il y a l’article 36 de ce même Code civil qui identifie six atteintes à la vie privée, parmi lesquelles figurent la captation et l’utilisation de l’image d’une personne se trouvant dans les lieux privés ainsi que la surveillance de la vie privée.
6 Ibid., note 2, à la page 27.
7 Syndicat des employé-e-s de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500 (SCFP/FTQ) c. Hydro-Québec, rendue le 3 mars 2009, résumée dans le document Droit du travail Express (SOQUIJ) #2009T-273 et publiée en version intégrale (16 pages) dans le document Azimut (SOQUIJ) #AZ-50546451.
8 Ibid., note 8, au paragraphe 2 de cette sentence arbitrale.
9 Ibid., note 8, paragraphe 3.
10 Voir à ce sujet, les paragraphes 10 à 16 inclusivement de la sentence arbitrale.
11 Voir les paragraphes 17 à 48 inclusivement de cette même sentence arbitrale.
12 Voir la référence complète du Code civil, à la note 6 ci-dessus.
13 Weber c. Ontario Hydro, arrêt rendu par la Cour suprême du Canada en 1995 et résumé dans le document. Droit du travail Express (SOQUIJ) #95T-851 ainsi qu’en version intégrale à [1995] 2 R.C.S. 929 et dans le document Azimut (SOQUIJ) #AZ-95111082.
14 Me Diane Sabourin, CRIA, est arbitre de griefs depuis 1984 et formatrice. Au fil de ses 25 années de pratique, Me Sabourin a donné plusieurs conférences, cours et séminaires, sur des sujets en droit du travail. Depuis l’an 2000, elle enseigne comme chargée de cours, l’arbitrage dans le cadre du Programme de maîtrise Prévention et règlement de différends de l’Université de Sherbrooke (campus Longueuil).
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