Le 24 janvier 2018, la Cour d’appel a rendu la décision tant attendue dans l’affaire CSST c. 9069-4654 Québec inc. et la CLP (200-09-008909-159), mieux connue dans le milieu de la santé et de la sécurité du travail sous le nom de l’affaire Supervac. L’analyse de nombreuses demandes de transfert de coûts produites par les employeurs en vertu de l’article 326 LATMP étaient suspendues par la CNESST, en attente de cette décision.
Les faits
Un salarié victime d’un accident de travail en août 2011 commence une assignation temporaire en septembre 2011. L’employeur lui verse alors son plein salaire, et la CSST (telle que désignée alors) cesse de lui verser les indemnités de remplacement du revenu. Alors qu’il est en assignation, il est congédié en mars 2012 pour avoir eu un comportement violent et inadéquat. Par conséquent, l’assignation temporaire prend fin, l’employeur cesse de lui verser son salaire, et la CSST reprend le versement des indemnités de remplacement du revenu. Le travailleur ne conteste pas son congédiement. Il est en preuve que, n’eût été son congédiement, le salarié aurait continué l’assignation temporaire.
L’employeur a produit une demande de transfert de coûts en vertu de l’article 326 LATMP pour transférer à l’ensemble des employeurs le coût des indemnités de remplacement du revenu depuis la date de congédiement.
La CSST a refusé la demande de transfert de coûts. L’employeur a contesté cette décision.
La Commission des lésions professionnelles (ci-après la « CLP ») a accepté (2013 QCCLP 6431) cette demande de transfert pour le motif que l’indemnité de remplacement du revenu reçue depuis son congédiement « est directement reliée au congédiement du travailleur et non à l’accident du travail […)] » (paragraphe 13).
La CSST a déposé une requête en révision judiciaire auprès de la Cour supérieure. Cette requête a été rejetée au motif que la décision de la CLP était raisonnable (2014 QCCS 6379).
La CSST en a appelé de cette décision devant la Cour d’appel.
La Cour d’appel a décidé que la décision de la CLP n’était pas raisonnable et a retourné le dossier au Tribunal administratif du travail (ci-après le « TAT ») pour qu’une nouvelle décision soit rendue sur le fond de la demande de transfert de l’employeur, pour les motifs exposés ci-dessous.
L’interprétation de l’article 326 LATMP
La Cour d’appel a retenu que « l’assignation temporaire découle du droit de l’accidenté à la réadaptation. Ce n’est pas un droit de l’employeur, même s’il y trouve un intérêt économique, sans doute voulu pour l’inciter à favoriser cette mesure et à contribuer ainsi à la réadaptation de l’accidenté » (paragraphe 31). Ainsi, en l’espèce, le lien entre l’accident et le droit à l’indemnité de remplacement du revenu n’est pas rompu par le congédiement.
Elle a réitéré que le premier alinéa de l’article 326 LATMP constitue une règle générale d’imputation du coût total de la réparation d’une lésion professionnelle, y compris toutes les indemnités versées en vertu de la loi. La Cour décrit très bien le système du financement du régime et comprend que l’employeur agit également dans un intérêt de réduire éventuellement ses cotisations. Toutefois, la Cour indique que la « Loi ne comporte ni indemnité, ni prestation qui ne soit pas en raison d’un accident du travail » (paragraphe 48). Par conséquent, la conclusion de la CLP voulant que « ces coûts ne devraient pas être imputés au dossier de l’employeur puisqu’ils ne sont pas dus en raison de l’accident du travail […] » est déraisonnable.
Elle a ensuite analysé les deux exceptions de l’article 326, 2e alinéa, qui permettent à la CSST d’imputer les coûts des prestations à l’ensemble des employeurs lorsque l’imputation aurait pour effet :
- de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d’un accident du travail attribuable à un tiers;
- ou d’obérer injustement une travailleuse ou un travailleur.
L’expression « le coût des prestations »
La Cour d’appel a rejeté l’interprétation de cette expression par la juge de la CLP. En effet, celle-ci avait conclu qu’il ne pouvait s’agir d’un transfert partiel de coût, mais uniquement d’un transfert de la totalité des coûts imputés.
La Cour d’appel a appliqué une méthode moderne et téléologique d’interprétation qui donne une prédominance à l’esprit de la loi et non sur la lettre. De plus, elle a précisé qu’il faut « étudier toutes les dispositions pour en dégager une vision globale qui permet ensuite de revenir à chacune pour l’interpréter dans une juste perspective » (paragraphe 64). Elle rejette ainsi les arguments d’interprétation littérale du texte législatif faite par la CLP.
Ainsi, le pouvoir de la CSST voulant qu’elle « peut imputer le coût des prestations », contenu à l’article 326 LATMP, à d’autres que l’employeur peut être exercé pour transférer la totalité de ce coût, mais aussi cela ne lui enlève pas le pouvoir de n’en transférer qu’une partie : « Certes, les expressions des articles 326 et 329 diffèrent, mais je n’arrive pas à voir là une intention du législateur que seule l’injustice causée par l’imputation de la totalité du coût peut être corrigée alors que si elle résulte d’une imputation de la moitié, des trois quarts ou des neuf dixièmes de ce coût, elle ne saurait l’être. » (paragraphe 70)
Le délai pour produire une demande dans l’année suivant la date de l’accident
La Cour d’appel a rappelé que le délai d’un an n’est pas de rigueur et a ajouté : « Il ne court que du jour où le droit à l’exception naît, soit, ici, à compter du congédiement. » (paragraphe 76) Elle a souligné que cette interprétation permet d’éviter toute imputation excessive, compatible avec cet objectif de ne pas obérer injustement, en permettant de corriger une injustice.
L’obération injuste
À la dernière question visant à savoir si l’employeur est obéré injustement, la Cour d’appel n’y a pas répondu, car la CLP ne s’était pas prononcée sur cette question. Elle a toutefois précisé que le mot « obérer » signifie « accabler, grever, nuire ». Par ailleurs, la Cour a reconnu la spécialisation de la CLP pour trancher ce litige. Elle a précisé que pour répondre à cette question, il faut connaître le régime, ses modalités de financement, son historique, l’esprit et l’objet de la LATMP.
Pour ces motifs, elle a retourné le dossier au TAT pour qu’il puisse répondre à la question&bnsp;: est-ce que l’employeur en l’espèce est obéré injustement?
Le passage le plus important de la décision concerne l’objectif de la loi en ce qui concerne le financement et mérite d’être cité au long :
« L’objectif de la Loi du volet Financement du régime est de responsabiliser l’employeur, mais sans l’“obérer injustement”. Une interprétation de la disposition qui permet d’éviter toute imputation excessive est tout à fait compatible avec cet objectif et elle est à privilégier puisqu’elle permet de corriger une injustice, comme celle que l’employeur invoque ici du fait de l’imputation du coût postérieur au congédiement. Reste à déterminer si tel est le cas. » (paragraphe 78)
Commentaires
Cette décision vient confirmer un courant jurisprudentiel voulant qu’un transfert de coûts en vertu de l’article 326 LATMP peut être partiel (pour une période de temps déterminée) et non pas uniquement pour l’ensemble des coûts.
Également, elle confirme un autre courant jurisprudentiel à l’effet qu’une demande de transfert en vertu de l’article 326(2) peut être déposée dans un délai d’un an de la connaissance du fait y donnant ouverture. Les gestionnaires auront donc le temps d’analyser les conséquences de l’intercurrence pour déposer leur demande.
Il reste la notion d’obération et, à ce sujet, tout gestionnaire qui voudra déposer une demande, devra connaître l’incidence sur ses coûts (facteurs de chargement, périodes d’indemnisation, incidence sur le taux, sur les coûts au rétrospectif de la cotisation). Un dossier mal préparé ne donnera finalement aucun résultat, et les efforts seront en vain.
À notre avis, le moratoire imposé sur ces questions devrait être levé, car cette décision est suffisamment riche pour orienter les futures décisions de la CNESST.
De plus, l’employeur pourrait porter cette décision en appel devant la Cour Suprême du Canada. Affaire à suivre!
Me Anne-Marie Bertrand, CRIA avec la collaboration de Me Linda Lauzon de l’étude Monette Barakett, SENC
Source : VigieRT, février 2018.