Vous lisez : Affaire Bombardier – la Cour d'appel remet les pendules à l'heure

Le 24 septembre dernier, la Cour d’appel du Québec infirmait la décision du Tribunal des droits de la personne dans l’affaire Bombardier inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse[1], remettant du même coup les pendules à l’heure en matière de discrimination fondée sur l’origine ethnique et la religion.

LES FAITS
Le plaignant est citoyen canadien d’origine pakistanaise et de confession musulmane. Pilote d’avion depuis plus de 25 ans, il reçoit, en 2004, une offre d’emploi sur un appareil Challenger 604 par la compagnie ACASS. Cette offre est conditionnelle à la réussite d’une formation de mise à niveau sous l’une ou l’autre des licences canadienne ou américaine.

Le pilote, déjà titulaire de sa licence américaine, demande au Bombardier Aerospace Training Center (« BATC »), un centre de formation de pilotes, de lui offrir la formation pour ce type d’appareil aux États-Unis.

Or, depuis les événements du 11 septembre 2001, les États-Unis ont mis sur pied plusieurs programmes visant à renforcer la sécurité nationale, dont le programme Alien Flight Students Program (AFSP) aux termes duquel les personnes qui n’ont pas la citoyenneté américaine et désirent suivre une formation de pilote sous licence américaine sont tenues de se soumettre à une vérification de sécurité.

Bien que le plaignant ait obtenu les approbations requises en vertu du programme AFSP dans le cadre d’une formation à l’automne 2003, les autorités américaines lui refusent l’approbation de sécurité en 2004 au motif qu’il représente un risque pour l’aviation et la sécurité nationale.

Étonné du refus et persuadé que les autorités américaines avaient fait erreur sur sa personne, il multiplie, sans succès, ses tentatives de les convaincre de reconsidérer leur décision. Las de cette situation, il demande au BATC de suivre la formation sous sa licence canadienne.

Le BATC refuse au motif qu’il doit se soumettre aux décisions des autorités américaines et, par conséquent, attendre l’issue de ses démarches auprès de celles-ci.

Ce n’est qu’en 2008, soit près de quatre années plus tard, que les autorités américaines révisent leur décision et octroient au plaignant l’approbation de sécurité afin qu’il puisse suivre une formation sous licence américaine.

Le plaignant saisit la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse d’une plainte pour discrimination fondée sur l’origine ethnique et la religion, et la Commission choisit de poursuivre le BATC devant le Tribunal des droits de la personne.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE
Selon le Tribunal des droits de la personne, le refus du BATC a eu pour effet d’imposer une exigence au plaignant, soit celle d’obtenir l’autorisation des autorités américaines, comme condition préalable à son droit de suivre la formation sous licence canadienne.

Après analyse de la preuve d’expert, le Tribunal conclut que le refus des autorités américaines étant basé sur l’application d’un programme discriminatoire à l’égard des musulmans et des Arabes, le refus du BATC est lui aussi discriminatoire pour les mêmes raisons. Notons toutefois que les parties avaient admis que la religion du plaignant n’était pas en litige, seulement sa nationalité. Or, le plaignant est musulman, mais, étant d’origine pakistanaise, il n’est pas arabe.

Au chapitre des dommages, le Tribunal accorde au plaignant :

  • près de 240 000 $ en dommages matériels pour les pertes de possibilités d’emploi;
  • 25 000 $ en dommages moraux compte tenu de l’atteinte à sa dignité et sa réputation, de la gravité de l’atteinte et de la longue période pendant laquelle le plaignant a été privé de son droit à recevoir des services sans discrimination et à choisir un travail librement;
  • 50 000 $ à titre de dommages punitifs en raison du caractère intentionnel et illicite de l’atteinte.

De plus, utilisant son pouvoir d’émettre des ordonnances mandatoires en vertu des articles 49 et 80 de la Charte des droits et libertés de la personne, le Tribunal ordonne au BATC de cesser d’appliquer ou de considérer les normes et décisions américaines en matière de sécurité nationale lors du traitement des demandes de formation sous licence canadienne seulement.

L’ARRÊT DE LA COUR D’APPEL
Par un arrêt unanime, la Cour d’appel est d’avis que le Tribunal des droits de la personne a commis des erreurs déterminantes dans son évaluation du caractère discriminatoire du refus du BATC.

Comme le rappelle la Cour d’appel, il ne suffit pas d’alléguer l’atteinte à un droit fondamental, encore faut-il la prouver.

Or, selon la Cour « la preuve ne permet pas de conclure au caractère discriminatoire » du refus du BATC. Elle ajoute que la preuve d’expert soumise n’était ni probante ni pertinente aux fins d’analyse puisqu’elle ne traitait pas précisément du programme AFSP.

Dans les faits, la preuve faite à la demande de la Commission par une experte en profilage consistait à décrire un phénomène observé chez nos voisins américains à la suite des événements du 11 septembre 2001. Pour illustrer son propos, l’experte a fait état de mesures ayant eu pour effet de cibler de façon discriminatoire les personnes d’origine arabe et les musulmans. Or, certains des programmes évoqués à titre d’exemple n’étaient même plus en vigueur en 2004, et aucune preuve n’a été faite que ces programmes avaient eu quelque incidence sur le refus d’approbation. Ce n’était pas le cas du programme AFSP pour lequel la vérification de sécurité est automatique dès la présentation d’une demande par un candidat, quelle que soit son origine.

Qui plus est, le plaignant étant d’origine pakistanaise et non arabe, la preuve d’expert perdait de sa force probante. Cette dernière n’avait pas les attributs scientifiques et objectifs adéquats pour être retenue.

De l’avis de la Cour, la preuve ne pouvait non plus soutenir l’inférence suivante proposée par la Commission des droits de la personne : « puisque les mesures antiterroristes mises en place aux États-Unis dans le domaine de l'aviation depuis septembre 2001, se situent dans le même axe que celles examinées par Bahdi (l’experte) – lesquelles ciblaient spécifiquement les Arabes ou les musulmans – alors, celles du programme ASFP sont également discriminatoires. »

De fait, bien que la preuve du lien causal puisse être circonstancielle ou établie par présomptions, elle doit tendre à démontrer des faits graves, précis et concordants « voulant que les autorités américaines aient fait usage de profilage racial dans l’administration du programme AFSP ». Or, aucune preuve ne démontrait que le programme AFSP était discriminatoire.

Pour la Cour d’appel, le refus du BATC était fondé de tenir compte du résultat d’une enquête menée par les autorités américaines, laquelle était nécessaire au moment où elle a eu lieu. Le BATC a, dans ce contexte, considéré une information légalement recueillie à la suite d’un processus que le plaignant avait lui-même déclenché.

Ce refus du BATC reposait exclusivement sur cette décision des autorités américaines dont le BATC connaissait l’objet, soit le risque en matière de sécurité, mais dont il ignorait les fondements. Or, refuser de dispenser la formation au plaignant en raison de l’objet d’une décision des autorités américaines ne contrevient pas à la Charte. Ce qui est prohibé par celle-ci est le refus par discrimination.

Ainsi, un lien causal entre le refus du BATC ou des autorités américaines et la nationalité du plaignant n’a pas été établi.

La Cour d’appel n’a pas eu à se prononcer sur toutes les autres questions soulevées par le litige considérant qu’à son avis, il n’y avait pas de preuve de discrimination. Il n’était dès lors pas nécessaire d’examiner si le BATC avait un motif justifiant son refus.

La Cour d’appel prend toutefois la peine de mentionner que le Tribunal des droits de la personne « n’avait pas la compétence d’émettre l’ordonnance telle que libellée, dont la portée est, au surplus, déraisonnable »[2]. La Cour s’en prenait notamment à l’ordre donné au BATC « de cesser d'appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de « sécurité nationale » dans le cadre du traitement de demandes de formation de pilote sous une licence de pilote canadienne.  ». L’ordonnance, on le conçoit, « dépassait largement les enjeux du litige »[3], de conclure la Cour.

CONCLUSION
Il faut retenir trois éléments essentiels de cette décision :

  • il ne suffit pas d’alléguer le profilage racial ou un événement historique susceptible d’inférer l’existence d’un tel profilage pour établir une preuve prima facie d’un traitement discriminatoire;
  • la preuve d’expert est certes utile dans un tel contexte, mais elle doit être probante, objective et pertinente;
  • cette preuve doit démontrer un lien causal entre la mesure reprochée et le motif de discrimination.

Cette décision de la Cour d’appel a le mérite de ramener une exigence de rigueur dans la gestion des litiges découlant d’allégations de discrimination. La Cour établit clairement que des impressions et des lieux communs ne devraient pas influencer l’issue d’un tel litige, et que la qualification « d’expert » ne rend pas nécessairement un témoignage probant ou déterminant.

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Source : VigieRT, novembre 2013.


1 2013 QCCA 1650.
2 Id., au par. 149.
3 Id., au par. 55.
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