L’avionneur canadien a opté pour une structure de production apprenante, un tournant qui touche seize mille employés au Québec, en Ontario, au Kansas, au Mexique et en Irlande du Nord ! Envolons-nous pour un tour du monde sur les ailes de la performance.
Comment les entreprises apprennent
Mais d’abord, qu’est-ce qu’une entreprise apprenante ? Dans le sillage d’Argyris et de Senge, qui ont développé la notion, l’un dans les années 70, l’autre dans les années 90, plusieurs auteurs ont proposé leur définition, chacun mettant en relief une facette différente de l’entreprise apprenante. Des constantes se dégagent néanmoins. L’entreprise apprenante place l’amélioration – qu’elle considère comme un processus continu – au cœur de ses préoccupations. Consciente de son interdépendance avec un monde changeant, elle s’engage à évoluer de pair avec lui. Enfin, l’entreprise apprenante se caractérise par un mode de gestion et des procédés de travail qui favorisent l’apprentissage aussi bien que l’efficacité. On parle ici de leadership responsabilisant, de gestion des ressources humaines axée sur le développement professionnel et de gestion des savoirs reposant sur la diffusion et le partage. Dans les faits, les entreprises apprenantes sont en général des entreprises internationales, comme AT&T, IBM, Hewlett-Packard, qui ont procédé à leur mutation à partir des années 80. Les efforts fournis et les bénéfices retirés justifient la poursuite au quotidien des changements qu’elles ont apportés à leur fonctionnement.
Les entreprises apprenantes mettent en œuvre cinq stratégies, qui s’appuient les unes sur les autres. Celle que Bombardier Aéronautique a adoptée, dont nous traiterons plus loin, est un mélange de résolution de problème systématique (stratégie 1) et de partage rapide et efficace des connaissances dans l’organisation (stratégie 5).
1. Résolution de problème systématique
Il s’agit d’une approche scientifique qui se nourrit des problèmes à résoudre. Le mouvement de la qualité – soit la qualité totale, l’amélioration continue… – en est issu. L’initiative Leadership Through Quality, que Xerox a mise en œuvre en 1983, a fait d’elle un précurseur en ce domaine.
2. Expérimentation de nouvelles approches
Tout aussi scientifiques, la recherche systématique et l’essai de nouveaux savoirs reposent sur l’exploitation des occasions favorables et non sur la résolution de problème. Il en existe deux formes :
a) programmes continus (ongoing programs) : ces programmes visent à augmenter la productivité et à réduire les coûts en assurant un flot ininterrompu de nouvelles idées; par exemple, Allegheny Ludlum et Chaparral offrent des périodes sabbatiques partout dans le monde (notamment au Japon) pour en importer de nouvelles méthodes; les cercles de qualité, les cartes kanban, l’implantation de systèmes qui encouragent la prise de risques en sont d’autres exemples;
b) projets de démonstration pilotes (one-of-a-kind demonstration projects) : considérés comme des étapes de transition, ces projets pilotes permettent l’apprentissage par la pratique et contribuent à l’amélioration des capacités organisationnelles.
3. Apprentissage du passé
Il s’agit de faire systématiquement la revue des projets, d’écrire des études de cas, d’en tirer des leçons, de les diffuser. Cette stratégie consiste à établir un processus pour réfléchir sur ses succès et ses échecs, apprendre de ses erreurs et ne pas les répéter. Elle repose sur le postulat que les échecs peuvent être plus productifs que les succès, ces derniers survenant sans qu’on ne sache trop comment ni pourquoi !
4. Apprentissage des meilleures pratiques
Il s’agit ici d’identifier les entreprises qui ont les meilleures pratiques, d’étudier ces pratiques d’excellence et de les comparer aux siennes : analyse, recommandation et mise en œuvre de solutions. Cette approche peut aussi vouloir dire : échanger avec les clients, les observer, mettre en place des outils facilitant les interactions avec eux...
5. Partage rapide et efficace des connaissances dans l’organisation
Les moyens que cette stratégie met en œuvre sont les suivants : rapports, visites, rotation du personnel, normalisation… Le fait qu’il soit actif rend ce processus d’apprentissage très efficace.
Pourquoi les entreprises apprennent
Les déclencheurs
Divers facteurs amènent les entreprises à se transformer en entreprises apprenantes. Il y a des déclencheurs internes, soit un problème à régler (insatisfaction des membres de l’entreprise, écarts mesurés entre attentes et résultats, stress, conflits ouverts, problèmes de santé, baisse du chiffre d’affaires, augmentation des coûts et des pertes, prise de conscience d’un besoin de changement), soit une occasion à exploiter (disponibilité de ressources, apparition de ressources nouvelles, changement de direction).
Il y a aussi des déclencheurs externes. Progrès technologiques rapides et mondialisation des marchés obligent : pour satisfaire leurs besoins toujours changeants, les clients exigent des entreprises qu’elles augmentent de façon soutenue leur capacité concurrentielle. Aussi, les défis de demain font appel à des compétences accrues. Pour croître dans un contexte où les ressources diminuent, les entreprises doivent améliorer leur capacité à résoudre les problèmes et à agir. Les progrès sont continuels et les changements, soudains. Les entreprises doivent gérer le temps différemment et raccourcir les délais. De plus, les valeurs changent et l’avenir est difficilement prévisible. Enfin, les entreprises doivent relever des défis qui gagnent en complexité. Prévision des évolutions à venir et transformation deviennent le lot de toutes les entreprises.
Les bénéfices
La transformation d’une organisation en entreprise apprenante rapporte à tous. D’abord aux clients. L’entreprise apprenante est mieux outillée pour fidéliser ses clients et les multiplier, car elle peut mieux adapter ses produits et ses services ainsi que ses façons de faire aux besoins toujours changeants de la clientèle.
Un tel changement comporte aussi des avantages pour les employés :
- meilleure reconnaissance : les employés gèrent leur développement et leur carrière afin de faire face aux défis présents et futurs du marché du travail; l’entreprise apprenante soutient ses employés dans leur développement et leur carrière;
- meilleure sécurité de travail : l’entreprise apprenante connaît un succès soutenu qui lui permet de créer les fonctions que requièrent les nouvelles demandes des clients;
- plus grand respect : l’entreprise apprenante encourage les employés dans leurs apprentissages, elle est tolérante face aux erreurs et favorise la communication; l’ingrédient clé de ce processus : l’entraide.
Il ne faut pas négliger, enfin, les retombées dont bénéficient les actionnaires de l’entreprise apprenante. Ceux-ci peuvent en effet :
- capitaliser sur les ressources intellectuelles : ces ressources distinguent l’entreprise apprenante de la concurrence et font sa valeur; l’entreprise apprenante améliore constamment ses processus et développe le potentiel de ses travailleurs; sa bonne réputation lui attire clients et employés;
- réduire au minimum le départ du personnel compétent : l’entreprise apprenante multiplie les occasions de faire progresser les carrières;
- favoriser la responsabilisation et diminuer les contrôles : davantage compétents, les employés ont plus de liberté pour réaliser leurs tâches; ils apprennent à s’autoévaluer et le nombre d’autorités nécessaires pour les superviser diminue;
- réduire les coûts : l’entreprise qui se questionne continuellement et qui cherche de meilleures façons d’atteindre ses objectifs améliore sa productivité, car elle élimine le gaspillage et adopte des méthodes moins coûteuses;
- éliminer les activités redondantes : les composantes de l’entreprise apprenante partagent leurs savoir-faire et apprennent les unes des autres, au lieu d’entrer en compétition et de se nuire;
- identifier les occasions du marché : l’entreprise apprenante non seulement assure sa survie, mais reste aussi à l’affût de toutes les occasions qui lui sont favorables;
- disposer des ressources appropriées au moment et à l’endroit appropriés : les ressources humaines de l’entreprise apprenante sont au fait des dernières avancées dans leur domaine.
Le cas Bombardier Aéronautique
Rester à la fine pointe de l’amélioration continue
Par le passé, quinze formateurs internes étaient associés à la formation technique des cinq mille opérateurs syndiqués de la région de Montréal. De nature traditionnelle, la structure de formation antérieure ne satisfaisait plus les besoins de Bombardier Aéronautique, notamment par son manque de souplesse. Un coup de barre a été donné dans la région de Montréal, où l’avionneur a adopté une structure de production apprenante, un modèle qu’il étend à toutes ses installations dans le monde.
Chef de file mondial dans son secteur d’activité, Bombardier Aéronautique cherche à rester à la fine pointe de l’amélioration continue. Que veut-on dire par « structure de production apprenante »? Il s’est agi pour le constructeur aéronautique de mieux intégrer la formation à la chaîne de production afin qu’elle puisse revenir à son rôle premier et soutenir la performance.
Tournant le dos à un système de formation systématique et normalisé, Bombardier Aéronautique s’est entendue avec Transports Canada sur un train de mesures :
- élaboration de profils de poste;
- réduction substantielle du nombre de certifications;
- implantation d’outils pratiques d’évaluation des habiletés techniques;
- établissement d’un processus de validation des compétences;
- mise en place de comités de performance;
- création de la fonction d’agent performance.
Laissons la parole à Vincent-Pierre Giroux, chargé de projet, Expertise et efficacité organisationnelle chez Bombardier Aéronautique. « Nous avons scindé la formation en deux composantes : les formations initiales et les formations de performance. Nous confions maintenant à nos formateurs, devenus des agents performance, les activités de formation à valeur ajoutée, soit celles reliées aux écarts de performance constatés dans la chaîne de production, appelées formations de performance. Le reste, soit les formations initiales qui concernent les habiletés de base et les certifications, est pris en charge par les écoles d’aéronautique. »
Le coaching à la tâche comme outil d’amélioration de la performance
Plaçant la performance au cœur de ses préoccupations, l’avionneur a délaissé la formation de groupe pour le coaching à la tâche. Devenus agents performance, les formateurs ont quitté leur salle de classe pour se joindre aux autres employés dans l’usine. Associés chacun à un secteur de production comptant environ dix postes de travail, les nouveaux agents performance travaillent dorénavant main dans la main avec l’ensemble des intervenants – les responsables de la production, les représentants qualité et de santé et sécurité du travail et les opérateurs – pour améliorer la performance. L’équipe ainsi constituée gère la performance et, par exemple, décide en commun des écarts à évaluer et à corriger. Sous la forme de coaching à la tâche et d’aide à la tâche, la formation constitue la solution à 20 % des problèmes éprouvés.
La formation a facilité l’adoption du coaching à la tâche
Les agents performance ont dû développer leur compétence en coaching à la tâche, qui s’avère dorénavant primordiale. La formation s’est effectuée en deux temps. D’abord, les agents ont participé à une formation de groupe dont les principaux objectifs étaient les suivants :
- s’entendre sur un mandat de coaching clair;
- préparer et diriger une activité de coaching en utilisant une méthode simple et rapide;
- expliquer et montrer clairement une tâche et faire s’exercer l’apprenant;
- évaluer les apprentissages;
- donner des rétroactions justes et motivantes;
- découvrir des trucs du métier pour développer l’autonomie de l’apprenant.
Pendant deux mois, les agents ont appliqué sur le terrain ce qu’ils ont appris. Puis, une seconde formation de groupe, d’une demi-journée celle-là, les a aidés à devenir « coach de coach » et à offrir du soutien à des opérateurs appelés à accompagner d’autres opérateurs.
Les retombées du projet
Selon monsieur Giroux, les résultats atteints jusqu’à maintenant en ce qui concerne la réduction du gaspillage et la création d’un environnement valorisant sont à la hauteur des objectifs visés par Bombardier Aéronautique. « Nous ne pouvons évaluer à ce jour toutes les retombées du projet, mais celles-là sont fort satisfaisantes! »
- Réduction du gaspillage : un employé consacrant sept heures à la formation en salle ne retenait que 10 % de ce qui lui était enseigné. Il peut maintenant consacrer trente minutes à la même formation et appliquer plus de 70 % de ce qui lui est enseigné. « Des milliers d’heures de travail sont ainsi redonnées à la production! » s’exclame monsieur Giroux.
- Création d’un environnement valorisant : tout le personnel se réjouit du changement. D’abord, les anciens formateurs jouent maintenant un rôle à valeur ajoutée, plus stratégique. De plus, les employés sont ravis par la nouvelle structure, car on les consulte maintenant pour leurs besoins de formation, et ces besoins sont ensuite comblés !
Nous avons constaté de plus que la nouvelle structure permet :
- d’augmenter la polyvalence des employés;
- de diminuer les courbes d’apprentissage, c’est-à-dire d’atteindre plus rapidement les temps standard (temps prévu pour chaque opération dans des conditions parfaites);
- d’augmenter la qualité des produits.
Annie Boilard, CRHA, vice-présidente, Ventes et marketing, Innovation Consultants
Source : Effectif, volume 10, numéro 3, juin/juillet/août 2007.