Plusieurs conventions collectives contiennent des clauses dites d’atelier fermé[1]. Ces clauses prévoient généralement que tout salarié compris dans l’unité de négociation doit, comme condition du maintien de son emploi, être membre du syndicat accrédité et que tout nouveau salarié doit, dès son embauche, adhérer au syndicat accrédité. Certaines conventions collectives vont même jusqu’à requérir de l’employeur qu’il fasse lui-même signer, au moment de l’embauche, des formulaires d’adhésion syndicale aux nouveaux salariés. La question de la légalité des clauses d’atelier fermé est restée nébuleuse pendant plusieurs années. Cependant, à la lumière des développements jurisprudentiels des dernières années, l’illégalité des clauses d’atelier fermé apparaît maintenant évidente. Il est important que les employeurs soient au fait de cette situation et qu’ils comprennent les droits et obligations qui en découlent.
Les dispositions législatives
Les chartes protégeant les droits et libertés reconnaissent la liberté d’association des travailleurs. La Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne ») prévoit ce qui suit :
« 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes : […]
d) liberté d'association. »
De son côté, la Charte des droits et libertés de la personne[2] (la « Charte québécoise ») protège la liberté d’association dans les termes suivants :
« 3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association » (nos soulignements)[3]
Le droit constitutionnel et quasi constitutionnel de ne pas s’associer
Il est maintenant clairement établi que le droit à la liberté d’association comprend le droit négatif de ne pas être membre d’une association. Ce droit négatif de ne pas être forcé de s’associer a été reconnu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Advance Cutting & Coring Ltd.[4] Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada devait décider de la validité constitutionnelle des dispositions de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction[5] (ci-après « Loi sur la construction ») du Québec qui obligent les travailleurs de l’industrie de la construction à être membres de l’une des cinq associations syndicales spécifiées à cette loi.
Cette affaire a été entendue par un banc complet composé des neuf juges de la Cour suprême. Quatre de ces neuf juges ont écrit et rendu des motifs distincts. La pluralité des motifs de la Cour rend l’identification des conclusions juridiques quelque peu ardue. Soulignons les deux conclusions suivantes. Premièrement, une majorité des juges (8 sur 9) reconnaît que l’alinéa 2d) de la Charte canadienne protège la liberté de non-association. Deuxièmement, une majorité des juges (5 sur 9)[6] est d’avis que de forcer un travailleur à adhérer à un syndicat contrevient à cette liberté de non-association[7].
À la lumière des conclusions de l’arrêt R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., force est de constater que les clauses d’atelier fermé incluses aux conventions collectives sont probablement illégales en vertu des chartes des droits et libertés. D’ailleurs, en 1993, bien avant que l’arrêt R. c. Advance Cutting & Coring Ltd. ne soit rendu, le juge Marc Brière du Tribunal du travail a conclu, dans l’affaire Lefort c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 3247[8], à l’illégalité de ce type de clause.
Dans cette affaire, l’employeur avait refusé de continuer d’employer la plaignante à la demande du syndicat. Le syndicat avait exigé le retrait de la plaignante puisque celle-ci avait révoqué son adhésion au syndicat en place afin de devenir membre d’un syndicat maraudeur. La plaignante a alors déposé une plainte contre son syndicat pour manquement à son devoir de représentation juste et suffisante. Selon le syndicat, lorsque la plaignante a démissionné du syndicat, elle a par le fait même démissionné de son emploi. La convention collective prévoyait effectivement que tout salarié devait être membre du syndicat comme condition du maintien de son emploi. Dans le cadre de cette plainte, le juge Brière a fait une analyse approfondie de la légalité des clauses d’atelier fermé pour en venir à la conclusion que celles-ci violaient notamment les libertés d’association, d’opinion et d’expression protégées par la Charte québécoise. Le juge Brière a notamment mis l’accent sur la connotation idéologique ou politique attachée à l’adhésion syndicale qui rend l’association forcée contraire aux droits et libertés. Ces motifs du juge Brière rejoignent l’opinion du juge Bastarache, dans l’arrêt R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., qui concluait que l’adhésion syndicale était en soi une forme de coercition idéologique[9].
Dans sa décision, le juge Brière cite diverses autorités ayant conclu à la légalité des clauses d’atelier fermé. Toutefois, le juge Brière rejette ce courant jurisprudentiel au motif que ces décisions n’avaient pas pris en compte l’esprit novateur des chartes, celui-ci n’ayant pas encore soufflé sur la jurisprudence. Dans R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., l’opinion d’une majorité des juges de la Cour suprême est venue confirmer que l’esprit des chartes était contraire à l’utilisation des clauses d’atelier fermé. Des décisions rendues par des arbitres de différends québécois qui ont refusé d’insérer des clauses d’atelier fermé dans des conventions collectives, au motif que de telles clauses violaient les chartes, confirment également ce courant[10].
Il faut toutefois mentionner que l’arrêt R. c. Advance Cutting & Coring Ltd. ne remet aucunement en question la légalité de la formule Rand, formule en vertu de laquelle les cotisations syndicales sont retenues sur la paie de tous les salariés visés par une unité de négociation, qu’ils soient membres ou non du syndicat représentatif. La formule Rand établit justement un équilibre entre la sécurité syndicale et les libertés individuelles en assurant le financement des syndicats sans forcer les individus à devenir membres de ces associations. La validité constitutionnelle de la formule Rand a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario[11]. Au Québec, la formule Rand est prévue à l’article 47 du Code du travail[12].
Les conséquences pour les employeurs
Il faut évidemment user de prudence avant d’en arriver à des conclusions rigides sur les effets de l’arrêt R. c. Advance Cutting & Coring Ltd. sur l’interprétation des clauses d’atelier fermé. Effectivement, il est difficile de prévoir avec précision les décisions futures sur la question, notamment celles des arbitres de griefs. Toutefois, les employeurs devraient prendre conscience qu’à la lumière de l’arrêt R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., les arbitres de griefs confirmeront probablement l’illégalité des clauses d’atelier fermé et les jugeront, par conséquent, inapplicables. Ainsi, avant d’appliquer aveuglément une clause d’atelier fermé, un employeur devrait analyser sérieusement l’opportunité d’en contester la validité. Par exemple, un employeur qui refuse d’embaucher un candidat ou qui congédie un salarié, conformément à une clause d’atelier fermé, pourrait engager sa responsabilité si cette clause était déclarée invalide. Par ailleurs, l’illégalité des clauses d’atelier fermé pourrait s’avérer un moyen de négociation convaincant pour un employeur afin d’exclure ces clauses de la convention collective lors des prochaines négociations.
Cela dit, il se peut qu’en pratique, la contestation de la validité des clauses d’atelier fermé ne soit pas à l’avantage de l’employeur. En effet, un employeur a peut-être intérêt à ce que tous ses salariés visés par une unité de négociation soient membres du syndicat accrédité, cela à cause des lacunes du Code du travail. Selon le libellé des articles 20.2 et 20.3 du Code du travail, seuls les salariés qui sont membres de l’association accréditée peuvent voter pour autoriser une grève ou ratifier une convention collective. Compte tenu de ces règles, il peut être à l’avantage de l’employeur que tous les salariés soient obligatoirement membres du syndicat. D’ailleurs, à l’occasion de conflits, l’employeur incite souvent ses employés les plus fidèles à assister aux assemblées syndicales pour éviter que celles-ci soient contrôlées par ses éléments les plus radicaux. Cependant, un jour ou l’autre, la validité de ces dispositions du Code du travail pourrait également être contestée en vertu de la liberté d’association. D’ailleurs, le Québec est la seule province canadienne où seuls les membres du syndicat, et non pas l’ensemble des membres de l’unité de négociation, sont habilités à voter afin d’autoriser le recours à la grève.
Sébastien Beauregard, avocat du cabinet Ogilvy Renault
Source : VigieRT, numéro 19, juin 2007.
1 | Diverses autres expressions sont également utilisées afin de référer à ce type de clause, notamment : clause d’appartenance obligatoire, clause de sécurité syndicale et clause d’atelier syndical. |
2 | L.R.Q., c. C-12. |
3 | En ce qui concerne les travailleurs qui œuvrent dans les entreprises qui relèvent de la compétence du Parlement fédéral, l’article 8 du Code canadien du travail, L.R., 1985, ch. L-2 et l’article 1 de la Déclaration canadienne des droits, 1960, ch. 44, reconnaissent également le droit à la liberté d’association. |
4 | [2001] 3 R.C.S. 209. |
5 | L.R.Q., c. R-20. |
6 | Voir notamment les par. 29 à 35 des motifs du juge Bastarache et les par. 285 à 288 des motifs du juge Iacobucci. |
7 | Il faut préciser que la validité de la Loi sur la construction a finalement été confirmée par la Cour, mais uniquement à cause du vote décisif du juge Iacobucci qui, après avoir déterminé que cette loi violait le droit à la liberté d’association, a conclu que cette violation était justifiée en vertu de l’article premier de la Charte canadienne. Cette conclusion du juge Iacobucci découle du contexte historique particulier de la Loi, notamment de la violence liée aux relations du travail ayant eu cours dans l’industrie de la construction. |
8 | [1993] T.T. 346. |
9 | Par. 17, 28 et 29. |
10 | Voir notamment Transit 24 inc. c. Syndicat des travailleurs 24 (CSN), [1998] R.J.D.T. 932 (T.A.), p. 943; Guilde des musiciens du Québec c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, [2003] R.J.D.T. 819 (T.A.A.), p. 862. Pour des décisions à l’effet contraire, voir notamment Union des employés de service, section locale 298 (F.T.Q.) c. Armée du Salut, D.T.E. 86T-610 (T.A.); Corp. Cinéplex Odéon et Alliance internationale des employés de scène et des opérateurs de machines à vues animées des États-Unis et du Canada, local 262, Montréal, D.T.E. 90T-1333 (T.A.). |
11 | [1991] 2 R.C.S. 211. |
12 | L.R.Q. c. C-27. |