Vous lisez : L’utilisation abusive des équipements informatiques au travail : où en sommes-nous?

Il n’est probablement pas nécessaire d’élaborer davantage sur la fulgurante évolution de la technologie ces dernières années et de son importance pour les entreprises. En effet, la majorité des entreprises ont intégré plusieurs outils informatiques dans le quotidien de leurs travailleurs. Elles sont maintenant confrontées aux nombreux problèmes que peuvent apporter l’accès instantané à l’univers des technologies informatiques telles que le courrier électronique et Internet. Une utilisation inadéquate et abusive de ces outils peut entraîner une baisse de productivité importante des employés, une panoplie de problèmes techniques (virus), la perpétration d’actes criminels et même des actions pouvant entraîner la responsabilité de l’entreprise.

Malgré le fait qu’un employeur soit en droit d’exiger, lorsqu’il met des outils informatiques à la disposition de ses employés, que ceux-ci soient utilisés strictement aux fins du travail, de nombreuses entreprises n’ont toujours pas jugé bon de prendre les moyens afin d’enrayer les abus commis par leurs employés.

Le présent article propose donc un survol du droit de l’employeur de contrôler l’accès aux outils informatiques de même que de l’application de sanctions disciplinaires lorsqu’il constate l’utilisation abusive qu’en fait l’un de ses employés.

Surveillance des équipements informatiques
Un employeur a le droit de contrôler l’accès et l’usage que font ses employés des outils informatiques. Ce contrôle peut s’effectuer de différentes manières comme le blocage de l’accès à certains sites Internet ou la surveillance des envois par courrier électronique.

Toutefois, ces méthodes doivent être raisonnables et limiter l’intrusion dans la sphère privée de l’employé. Afin d’atteindre ce but, l’élaboration d’une politique limitant ou contrôlant l’utilisation du matériel informatique peut-être déterminante dans l’évaluation que pourrait faire un tribunal des moyens de surveillance employés et de leur portée.

Lorsqu’il constate que l’un de ses employés utilise les outils informatiques mis à sa disposition à des fins autres que professionnelles, un employeur peut lui imposer une sanction allant d’un simple avis écrit au congédiement, en passant par une suspension, chaque cas devant être analysé de façon individuelle.

Plusieurs décisions ont été rendues par les tribunaux au cours des dernières années relativement à l’utilisation des outils informatiques mis à la disposition des employés. Il est intéressant de faire une étude de ces décisions afin de tracer certaines lignes directrices.

Soulignons tout d’abord les décisions où la mesure disciplinaire imposée consistait en une suspension.

a) Sanction imposée - suspension
Dans l’affaire Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal (S.C.F.P.) c. Montréal (Ville de), D.T.E. 99T-478 (T.A.), une suspension sans solde de dix jours a été imposée à un agent d’approvisionnement ayant plus de vingt-cinq années d’ancienneté qui utilisait son ordinateur de bureau à des fins personnelles durant ses heures de travail. Après avoir constaté une baisse de productivité du salarié, l’employeur a découvert que celui-ci s’adonnait à la « numérologie » à l’aide d’un logiciel installé sur le disque dur de son ordinateur de travail. Dans un tel contexte, l’arbitre de griefs Diane Sabourin a rejeté le grief, et ce, même s’il n’existait aucune politique interne. L’arbitre est d’avis que « “le gros bon sens” fait en sorte d’exclure toute activité personnelle qui nuit à la prestation de travail que la Ville est en droit de s’attendre de ses “cols blancs” et pour laquelle le plaignant est rémunéré ».

Dans l’affaire Alliance de la fonction publique du Canada et Musée des beaux-arts du Canada, D.T.E. 2003T-89 (T.A.), un employé a été suspendu sans solde deux mois pour avoir utilisé à mauvais escient l’équipement informatique de l’employeur. L’employé travaille au service des dossiers et de la documentation du Musée des beaux-arts du Canada. Une enquête a révélé que l’employé utilisait notamment son ordinateur aux fins de clavardage sur Internet et de consultation de sites pornographiques. À cet égard, l’arbitre André Rousseau a confirmé la suspension sans solde de deux mois.

Dans un même ordre d’idées, dans l’affaire Centre de réadaptation Lethridge et Syndicat des physiothérapeutes en réadaptation du Québec, D.T.E. 2004T-755 (T.A.), un salarié a été suspendu cinq jours sans solde pour avoir utilisé Internet à des fins personnelles. Le plaignant est physiothérapeute au service de l'établissement depuis plus de vingt-cinq ans. Essentiellement, il utilise l'ordinateur deux jours et demi par semaine pour faire des recherches de médicaments et d'autres renseignements pour les clients, pour répondre aux besoins de l'équipe multidisciplinaire et pour rédiger des rapports aux clients. L’établissement a constaté que le salarié a fréquenté des sites pornographiques au cours de la journée du 5 mai 2003, tant en avant-midi qu'en après-midi, alors qu’il était seul au point de service. Ces activités ont été confirmées à partir d'un relevé Internet. L’arbitre Guy E. Dulude a confirmé la suspension même si la preuve ne visait que l’utilisation illégale du système informatique sur une seule journée.

Dans l’affaire Fairmont Le Reine Élizabeth et Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’Hôtel Le Reine Élizabeth (C.S.N.), D.T.E. 2004T-1168 (T.A.), l’employeur a imposé une suspension sans solde de deux mois à un employé pour avoir utilisé son ordinateur portatif afin de naviguer sur Internet à 21 occasions entre le 19 janvier et le 16 avril pour un total de 3481 minutes pendant ses heures de travail (environ soixante heures sur une période de trois mois). Preuve a été faite que l’employé utilisait son ordinateur pour envoyer des courriels et télécharger des logiciels. L’arbitre Alain Corriveau a confirmé la suspension. Dans son jugement, l’arbitre souligne que, même si les tâches du poste de l’employé peuvent ne pas l’occuper pour l’entièreté de son quart de travail, il doit demeurer disponible pour l’employeur en tout temps. De plus, il a considéré que les heures passées sur Internet étaient des heures rémunérées mais utilisées à des fins personnelles sur une base régulière sinon quotidienne. Selon l’arbitre, il s’agit d’une faute lourde qui nécessite l’imposition d’une sanction disciplinaire sévère.

Plus récemment, dans l’affaire Syndicat des spécialistes et professionnels d’Hydro-Québec, section locale 4250, SCFP et Hydro-Québec, D.T.E. 2006T-415 (T.A.), il avait été mis en preuve que le salarié avait consulté des sites Internet durant 236 heures pendant les heures de travail, et ce, en l’espace de neuf mois. L’arbitre André Rousseau a maintenu que la suspension de six mois imposée par l’employeur était justifiée notamment en vertu du caractère important et récurrent du manquement ainsi qu’en raison de l’incompatibilité entre l’usage d’un outil de travail et les règles de l’entreprise.

Dans le cadre des décisions discutées ci-après, il s’agissait de congédiement imposé en raison de l’utilisation inappropriée des outils informatiques.

b) Sanction imposée - congédiement
Dans l’affaire Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 522 et CAE Électronique Ltée, décision non répertoriée (26-01-2000), le salarié occupait un poste d’inspecteur technicien mécanique au moment de son congédiement en juin 1999. Il travaillait à cet endroit depuis 1985. En raison de ses fonctions, il pouvait décider de lui-même d’effectuer du travail en temps supplémentaire. Or, pendant une période de quatre mois et demi, il a effectué pas moins de 378,9 heures supplémentaires payées à 150 % et 87,7 heures payées à 200 %. Durant cette période, l’employeur a observé que le salarié avait des délais d’inspection qui s’allongeaient alors qu’il effectuait beaucoup d’heures de travail. L’employeur a alors enquêté pour réaliser que le salarié avait utilisé en moyenne le service Internet plus de soixante heures par mois au cours des cinq derniers mois. De plus, l’examen des listes des sites Internet visités révélait que, dans une plus que large proportion, il s’agissait de sites pornographiques. En outre, l’examen comparé des heures supplémentaire effectuées et des heures d’utilisation d’Internet par le salarié a démontré que celles-ci correspondaient souvent. Le salarié a donc été congédié en raison de l’importance du temps consacré à l’usage d’Internet durant ses heures de travail souvent payées avec majoration du salaire et du caractère de l’usage d’Internet qu’il faisait.

L’arbitre Jean-Pierre Tremblay a confirmé le congédiement puisque le plaignant a utilisé les heures de travail pour lesquelles il était rémunéré, dont certaines avec majoration du salaire pour refléter des heures supplémentaires, et ce, à des fins personnelles. Il s’agit de « vol de temps » et l’employeur était fondé de sévir contre une telle violation des obligations d’un salarié. Qui plus est, l’arbitre souligne que le salarié a contrevenu aux règles et « aux politiques de l’entreprise en utilisant l’Internet comme il l’a fait ».

Dans l’affaire Blais et Société des loteries vidéo du Québec inc., D.T.E. 2003T-178 (C.t.), un salarié a été congédié pour utilisation inappropriée de l’équipement informatique et appropriation sans droit de sommes appartenant à l’employeur. Plus particulièrement, le salarié occupait le poste de technicien en chef du laboratoire. En janvier 2001, le coupe-feu du système informatique (« firewall ») de l'entreprise a bloqué un courriel expédié par le salarié parce qu'il contenait une vidéo de taille trop volumineuse. Le fichier en cause a alors été examiné par les administrateurs du système. L’enquête a révélé que le salarié avait transmis 59 courriels entre les mois d'août 2000 et de janvier 2001. Aux messages transmis étaient joints divers fichiers comportant des blagues, de la nudité, des échanges sexuels explicites et, notamment, une bande dessinée offensante visant la directrice générale de l'entreprise. Le salarié avait également enregistré sur le disque dur de l'ordinateur du laboratoire des programmes format « .exe », et ce, malgré la politique interdisant le téléchargement de tels programmes. Ces fichiers comportaient des images, des vidéos et des photos à caractère érotique.

Le salarié a été congédié pour avoir utilisé le logiciel de courrier électronique et Internet dans le but d'obtenir du matériel obscène et offensant et pour s’être également approprié sans droit environ trois cents dollars. Il a déposé une plainte en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail, laquelle a été rejetée par la commissaire Louise Côté-Desbiolle.

Enfin, dans l’affaire Syndicat des employés de bureau de Thetford Mines et Thetford Mines (Ville de), D.T.E. 2005T-254 (T.A.), l’employeur a congédié le plaignant au motif qu’il avait commis un vol de temps en naviguant dans Internet à des fins personnelles alors qu’il était au travail. De façon plus précise, une enquête avait démontré que le plaignant avait consacré plus de cent quarante heures de navigation dans Internet à des fins personnelles sur une période de soixante-dix jours travaillés, représentant une perte minimale de 2445 $ pour l’employeur.

Le congédiement a été confirmé par l’arbitre Jean Gauvin, malgré le fait que le plaignant possédait dix-neuf années d’ancienneté. L’arbitre a tenu compte du fait que le plaignant travaillait seul, de façon autonome et sans surveillance et que le vol constituait une faute grave, d’autant plus qu’il s’était poursuivi sur une période d’au moins soixante-dix jours.

Certains décideurs ont infirmé des congédiements, substituant plutôt des suspensions de longue durée à ceux-ci.

Dans l’affaire Jacobs et Mohawk Internet Technologies/Sports Interaction, D.T.E. 2004T-890 (T.A.), l’employeur a congédié le plaignant pour avoir clavardé sur Internet durant ses heures de travail, pour avoir utilisé dans ses messages un langage abusif à l’endroit de sa supérieure ainsi que pour une baisse de son rendement au travail. L’arbitre Jacques V. Marchessault a modifié le congédiement en une suspension de quatre mois au motif que les appels téléphoniques ainsi que les séances de clavardage personnels étaient tolérés sur les lieux du travail et que l’employeur n’avait jamais appliqué de politique concernant l’utilisation du matériel informatique à des fins personnelles dans son établissement. L’arbitre conclu qu’en l’absence d’une telle politique, l’équipement de l’employeur peut être utilisé par les employés à des fins personnelles dans la mesure où une telle utilisation ne nuit pas à la prestation de travail. Or, dans cette affaire, l’employeur n’a pas réussi à démontrer la baisse de rendement de l’employé.

Soulignons enfin l’affaire Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 (S.C.F.P.) et La Ronde (Six Flags), D.T.E. 2004T-1124 (T.A.), où l’employeur a congédié l’employé pour avoir fait usage personnel d’un ordinateur de l’entreprise lors de ses pauses ainsi que durant ses heures de travail alors qu’il n’avait pas à utiliser un ordinateur dans le cadre de ses fonctions (l’employé était patrouilleur à La Ronde). Plus précisément, l’employé a admis avoir consulté des sites pornographiques et vérifié ses courriels sur une durée de 7 h 24 minutes au cours de six jours de travail, dont 2 h 39 minutes pendant ses heures de travail et 4 h 45 minutes pendant ses pauses. L’employeur accuse l’employé de vol de temps. L’arbitre Pierre N. Dufresne a substitué au congédiement une suspension dont la durée sera déterminée par les parties ou à défaut, par le Tribunal. L’arbitre base entre autres sa décision sur le fait que l’employé n’avait jamais été averti de ne pas consulter Internet au moyen des ordinateurs de l’entreprise et que bien qu’il ait fait preuve d’un certain laxisme dans l’exécution de ses fonctions, son rendement n’en a pas vraiment été affecté durant la période où il utilisait l’ordinateur.

Constats
Il ressort de cette revue de la jurisprudence qu’il peut s’avérer fort utile de rédiger une politique d’utilisation des outils informatiques. Celle-ci est l’un des critères principaux retenus par les tribunaux dans l’évaluation de la justesse de la sanction prise par l’employeur.

Une telle politique doit notamment inclure :

  • un rappel aux employés que le courrier électronique ou Internet est mis à leur disposition aux fins d’exécution de leur travail et non à des fins personnelles;
  • aviser les employés que l’entreprise a l’intention de surveiller ou de contrôler l’utilisation du courrier électronique ou d’Internet;
  • rappeler aux employés que l’utilisation du courrier électronique ou d’Internet doit se faire dans le respect de la dignité d’autrui et de manière à contribuer au maintien d’un milieu de travail qui soit exempt de discrimination et de harcèlement;
  • prévoir les conséquences d’un manquement aux obligations qui y sont énoncées[1].

Il est primordial que les employés soient informés de l’existence d’une telle politique. Celle-ci peut faire l’objet d’un envoi massif par courrier interne à tous les employés. Par la suite, il est opportun qu’elle soit affichée, par exemple, dans l’intranet de l’entreprise. Certaines entreprises ont même ajouté un message au moment où les salariés se connectent au réseau rappelant l’existence de la politique et que les outils informatiques doivent être utilisés uniquement aux fins d’exécution du travail, à moins d’autorisation contraire. Une telle façon de faire évite bien des contestations.

Bien que la présence d’une politique d’utilisation soit déterminante, d’autres éléments doivent être pris en considération lorsqu’on applique une sanction disciplinaire. Il est donc important d’évaluer l’ensemble du dossier et, si possible, d’obtenir l’avis d’un conseiller juridique avant de prendre une décision.

Nous espérons que ce bref survol de la jurisprudence vous permettra de mieux saisir les tenants et aboutissants reliés à l’utilisation inappropriée des outils informatiques.

Rhéaume Perreault, CRIA, avocat et Simon Laberge, avocat du cabinet Heenan Blaikie

Source : VigieRT, numéro 18, mai 2007.


1 Voir : « L’adoption d’une politique d’utilisation du courrier électronique et d’Internet : où est le bogue? », Me Rhéaume Perreault, Développements récents en droit du travail, Service de la formation permanente, Barreau du Québec, 2000.
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