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Les Tribunaux d’arbitrage ont rendu plusieurs décisions précisant les conditions auxquelles l’employeur peut installer des caméras vidéo sur les lieux de travail.

Selon cette jurisprudence, les droits de direction et de gérance de l’employeur sont soumis au respect des lois dont la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[1]. Or, l’article 46 de cette Charte prévoit que « toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique ».

Dès lors, l’installation de caméras vidéo sur les lieux de travail est une condition de travail qui ne peut être admise que de manière exceptionnelle lorsqu’elle est justifiée par des faits ou des circonstances particulières[2].

Cette installation doit donner lieu à une information des salariés et du syndicat avec, par exemple, l’apposition de pancartes sur les murs[3].

Par ailleurs, la mise en œuvre d’une surveillance par caméra doit se fonder sur un ou des motifs réels et sérieux. L’employeur doit donc faire la preuve qu’il existe « un problème actuel ou contemporain, substantiel et continu »[4]. L’installation de caméras sur les lieux de travail peut ainsi être justifiée par les pertes subies par l’employeur dans le cadre de vols par les salariés[5], par la nécessité de prévenir les vols de biens de très grande valeur dans un lieu public[6] ou par la commission par les salariés d’actes de vandalisme sur les biens de l’employeur[7].

La jurisprudence est claire à l’effet que l’installation de caméras ne peut pas servir à contrôler ou évaluer la prestation de travail des salariés[8]. L’employeur ne peut pas non plus utiliser des caméras à des fins disciplinaires ou de harcèlement envers un ou plusieurs employés[9]. Ainsi, une caméra ne peut pas être dirigée de manière continue sur un salarié, car ceci constitue une condition de travail déraisonnable[10].

L’employeur doit justifier que l’installation de caméras vidéo est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’il s’est fixé (réduire le nombre de vols, diminuer les actes de vandalisme, etc.) et l’atteinte aux droits et libertés des employés doit être la plus petite possible[11]. Ainsi, il doit vérifier qu’il n’existe pas de solutions de rechange à l’installation de caméras vidéo pour atteindre cet objectif, tel l’engagement d’agents de sécurité[12]. Selon la décision Société des alcools du Québec et Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Société des alcools du Québec (SCFP), section locale 3535T, doivent être étudiés les coûts et la relative efficacité des autres moyens qui peuvent être envisagés[13]. En espèce, le Tribunal d’arbitrage a considéré que la solution consistant à engager de nouveaux agents de protection et de sécurité n’était pas efficace puisque ceux-ci refusaient de collaborer pour arrêter les salariés qui commettaient des vols dans le centre de distribution.

En résumé, comme il ressort de la jurisprudence, l’installation de caméras vidéos sur les lieux de travail ne doit pas créer de conditions déraisonnables de travail pour les salariés et elle doit être faite de façon cohérente et proportionnée par rapport aux problèmes que l’employeur veut résoudre[14]. Il serait ainsi pertinent que l’accès aux vidéos filmées par les caméras soit limité à quelques personnes et que ces vidéos ne soient utilisées qu’aux fins d’enquête sur des situations délictuelles[15].


La surveillance vidéo des travailleurs à l'extérieur des lieux de travail
Les tribunaux ont eu à se prononcer, à plusieurs reprises, sur la licéité d’une filature et d’une surveillance vidéo exécutées, en dehors des lieux de travail, lors de périodes où le travailleur n’effectue aucun travail pour le compte de l’employeur. Des litiges sont, par exemple, survenus lorsque l’employeur organise la filature par un enquêteur privé d’un travailleur victime d’un accident ou d’une maladie, afin de déterminer s’il est capable, contrairement à ce qu’il prétend, de reprendre son emploi.

Afin que la preuve par vidéo soit rejetée par les tribunaux, les travailleurs invoquent que cette surveillance viole le droit au respect de leur vie privée garanti par l’article 5 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et les articles 3, 35 et 36 du Code civil du Québec.

La Cour d’appel, dans la décision Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau[16] (ci-après « Bridgestone »), considère qu’on ne peut pas induire de l’existence d’un contrat ou d’une relation de travail une renonciation des travailleurs à la protection de leur vie privée.

La Cour suprême ne définit pas la notion de vie privée de manière géographique, en ce sens qu’elle refuse de limiter son respect à certains lieux protégés. Selon la décision Bridgestone « ce droit suit plutôt la personne ». Ainsi, le droit à la vie privée existe même dans les lieux où un individu peut être vu du public. Les travailleurs conservent donc, en dehors de leur domicile, leur droit de ne pas être observés et suivis systématiquement.

Dans la décision Bridgestone, la décision Unidindon inc. et Syndicat des travailleurs d’abattoir de volaille de St-Jean-Baptiste (C.S.N.)[17] (ci-après « Unidindon ») et la décision Laval (Société de transport de la Ville de) et Syndicat des chauffeurs d’autobus de la Société de transport de la Ville de Laval (C.S.N.)[18] (ci-après « Ville de Laval »), les tribunaux ont considéré que la surveillance vidéo des salariés dans des lieux publics, sur le perron et dans le stationnement extérieur de leur résidence ou dans leur jardin constituait une atteinte à leur droit à la vie privée.

Néanmoins, ils ont décidé que les salariés n’avaient pas un droit absolu au respect de leur vie privée et que l’atteinte à ce droit pourrait « être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables »[19].

L’employeur ne peut donc ordonner une filature et une surveillance vidéo d’un salarié absent que s’il a des motifs raisonnables et sérieux de mettre en doute l’incapacité de ce dernier à fournir sa prestation de travail. Cette surveillance vidéo ne peut pas permettre en effet à l’employeur de faire une « expédition de pêche », c’est à dire de tenter de recueillir, sans raison valable et au hasard, des informations sur un salarié absent. En outre, la surveillance ne doit pas être faite de manière continuelle.

Dans la décision Bridgestone, la filature du salarié pendant trois jours sur trois mois a été considérée comme justifiée, compte tenu des contradictions entre les rapports médicaux du médecin du salarié victime d’un accident du travail et les constatations de l’infirmière de l’employeur ainsi que des simulations constatées par celle-ci dans le comportement du salarié. Son congédiement a été confirmé.

Dans la décision Ville de Laval, la Cour d’appel a considéré que « le dossier d’absentéisme de l’employé et le caractère nébuleux des symptômes invoqués au point où le médecin a affirmé “qu’il se pouvait qu’on soit en train de se faire manipuler” justifiait l’enquête entreprise par l’employeur »[20].

La surveillance vidéo a donc été acceptée comme élément de preuve car son utilisation n’était pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, notamment parce que la surveillance vidéo était la seule méthode permettant à l’employeur de découvrir si le salarié se livrait à des activités incompatibles avec l’incapacité physique qu’il alléguait et que l’employeur avait des motifs raisonnables de mettre en place une surveillance vidéo du salarié.

Dans la décision Unidindon, les bandes vidéo ont été acceptées en preuve, car leur rejet aurait eu pour effet de déconsidérer l’administration de la justice. En effet, cette preuve permettait d’empêcher le salarié d’obtenir la reconnaissance d’un droit auquel il ne pouvait prétendre. Or, l’arbitre est guidé par la recherche de la vérité et « il ne faut pas, en écartant la preuve que peut présenter l’employeur, que le tribunal puisse en quelque sorte aider le plaignant à faire la démonstration qu’il n’a pas fraudé le système »[21].

Michel Towner, CRIA, avocat du cabinet Fraser Milner Casgrain

Source : VigieRT, numéro 17, avril 2007.


1 Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 et Montréal (Ville de) (arrondissement Côte-St-Luc-Hampstead-Montréal-Ouest), D.T.E. 2005T-507.
2 Garaga inc. et Syndicat des salariés de garage (C.S.D.), D.T.E. 2002T-1100.
3 Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Fabrique Notre-Dame – CSN et Fabrique de la paroisse Notre-Dame, D.T.E. 2006T-56; Société des alcools du Québec et Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Société des alcools du Québec (SCFP), section locale 3535T, D.T.E. 2005T-229.
4 Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 et Montréal (Ville de) (arrondissement Côte-St-Luc-Hampstead-Montréal-Ouest), précitée note 1.
5 Syndicat démocratique des employés de commerce Saguenay Lac-St-Jean et Potvin & Bouchard inc., D.T.E. 2006T-75; Société des alcools du Québec et Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Société des alcools du Québec (SCFP), section locale 3535T, précitée note 3.
6 Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Fabrique Notre-Dame – CSN et Fabrique de la paroisse Notre-Dame, précitée note 3.
7 Manufacture de Lambton ltée et Syndicat des salariés de Manufacture Lambton (C.S.D.), D.T.E. 2003T 997.
8 Manufacture de Lambton ltée et Syndicat des salariés de Manufacture Lambton (C.S.D.), précitée note 7. Syndicat démocratique des employés de commerce Saguenay Lac-St-Jean et Potvin & Bouchard inc., précitée note 5.
9 Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Fabrique Notre-Dame – CSN et Fabrique de la paroisse Notre-Dame, précitée note 3.
10 Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 et Montréal (Ville de) (arrondissement Côte-St-Luc-Hampstead-Montréal-Ouest), précitée note 1. Manufacture de Lambton ltée et Syndicat des salariés de Manufacture Lambton (C.S.D.), précitée note 7.
11 Syndicat démocratique des employés de commerce Saguenay Lac-St-Jean et Potvin & Bouchard inc., précitée note 5.
12 Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Fabrique Notre-Dame – CSN et Fabrique de la paroisse Notre-Dame, précitée note 3.
13 Précitée note 3.
14 Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 et Montréal (Ville de) (arrondissement Côte-St-Luc-Hampstead-Montréal-Ouest), précitée note 1.
15 Société des alcools du Québec et Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Société des alcools du Québec (SCFP), section locale 3535T, précitée note 3.
16 D.T.E. 99T-846 (C.A.).
17 D.T.E. 2000T-368, requête en révision judiciaire rejetée (C.S., 2000 04 07), appel rejeté (C.A., 2000 11 03), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2001 09 06).
18 D.T.E. 99T-547, requête en révision judiciaire rejetée (C.S., 1999 04 27), appel rejeté (C.A., 2001 01 31), requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2001 11 29).
19 Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, précitée note 16.
20 Laval (Société de transport de la Ville de) et Syndicat des chauffeurs d’autobus de la Société de transport de la Ville de Laval (C.S.N.), précitée note 18.
21 Unidindon inc. et Syndicat des travailleurs d’abattoir de volaille de St-Jean-Baptiste (C.S.N.), précitée note 17.
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