Vous lisez : L’étude de recevabilité d’une plainte en matière de harcèlement au travail formulée à l’interne : une étape importante

I. Introduction

Peu de personnes responsables de politiques en matière de harcèlement psychologique[1] étudient la recevabilité[2] des plaintes de harcèlement psychologique formulées à l’interne. Pourtant, cela est un élément important pour les personnes visées par les plaintes, les responsables et les entreprises concernées.

Dans cet article, nous étudions le concept de recevabilité, examinons si cette étape est nécessaire, discutons les critères à considérer et concluons qu’il est avantageux pour les entreprises de se doter de règles de conduite concernant l’étude de la recevabilité de telles plaintes.

Nous terminons en suggérant quelques idées pour vous guider dans cette démarche.

II. Que signifie le concept de recevabilité?
Le mot recevabilité est d’abord et avant tout utilisé en droit. C’est donc un mot intimement relié au domaine juridique. Le Petit Larousse définit ainsi le mot? :

Recevabilité  n.f. DR. Qualité de ce qui est recevable.

Quant au mot recevable, il signifie :

Recevable adj. 1. Qui peut être reçu, admis. Offre, excuse recevable. 2. DR. a. Se dit de qqn admis à poursuivre en justice. b. Se dit d’une demande en justice à laquelle ne s’oppose aucune fin de non-recevoir.[3]

En France, la jurisprudence associe le mot recevabilité à celui de la régularité :

Même en l’absence du défendeur, il appartient au juge de vérifier d’office la régularité de la procédure.[4]

À titre d’exemple, dans son Dictionnaire du droit privé, Serge Braudo, conseiller honoraire à la Cour d’Appel de Versailles, définit la recevabilité de la façon suivante :

La « recevabilité » est la qualité que doit présenter la demande dont un plaideur saisit une juridiction pour que le juge en soit régulièrement saisi. Si la demande ne réunit pas l’ensemble des conditions fixées par la Loi, la demande est dite « irrecevable », c’est-à-dire que le juge va la rejeter sans qu’il puisse examiner si elle est bien fondée.

De façon générale, une demande est irrecevable, par exemple, si le demandeur n’a pas la capacité juridique requise pour intenter l’action, s’il ne justifie pas d’un intérêt né et actuel, ou encore, si l’instance n’a pas été introduite dans les délais dans lesquels l’action devait être déposée. Ces « défauts » ou ces « vices » sont habituellement soulevés par l’entremise d’une requête en irrecevabilité, présentée à la première occasion valable. Lorsqu’une demande est irrecevable et que le juge constate qu’il ne se trouve pas légalement saisi, il décline juridiction car il n’a pas la compétence pour entendre le fond de l’affaire.[5]

Cette question de recevabilité se pose relativement à toutes sortes de demandes et de procédures. Par exemple, il est intéressant de noter qu’au fédéral, relativement à une dénonciation d’actes répréhensibles ou à une plainte pour représailles, le Bureau de l’intégrité de la fonction publique considère cette question de recevabilité avant de faire enquête. Le Commissaire peut en effet refuser de faire enquête ou mettre fin à celle-ci s’il est d’avis que :

  • l’objet de la dénonciation est futile;
  • la dénonciation est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;
  • l’objet de la dénonciation ne met en cause aucune contravention à la Loi ou omission d’en respecter l’esprit, ou ne relève pas, pour toute autre raison, des pouvoirs qui lui sont conférés en vertu de la Loi.[6]

Dans notre système juridique, il existe différentes juridictions selon la nature des problèmes en cause. En conséquence, il importe pour tout demandeur de s’adresser au tribunal compétent. S’il fait erreur à ce sujet, le tribunal saisi de la demande jugera que le recours est irrecevable. Par ailleurs, même si le tribunal est compétent, il aura à vérifier si toutes les conditions essentielles sont satisfaites avant d’entendre la cause au fond, incluant la question des délais et celle de l’intérêt du demandeur.

Le même genre d’approche existe en matière de harcèlement psychologique. Une plainte formulée selon une politique interne d’entreprise sera jugée irrecevable si, à sa face même ou prima facie, elle ne peut donner ouverture à une conclusion de harcèlement psychologique de la part du « présumé harceleur » ou, comme nous préférons le nommer, de la « personne mise en cause » ou de la « partie mise en cause ».

Premier cas fictif
Un employé syndiqué d’une usine allègue être victime de harcèlement de la part de son supérieur parce qu’il ne l’a pas rémunéré pour du travail effectué en heures supplémentaires.

À la lecture même, cette plainte semble irrecevable. Le recours de l’employé serait plutôt un grief contre l’entreprise fondé sur le non-respect de règles relatives à l’assignation de travail et à la rémunération. Ce grief pourra éventuellement se rendre jusqu’à l’arbitrage à moins d’être réglé lors des étapes préliminaires.

Deuxième cas fictif
Un employé non syndiqué d’un magasin allègue qu’on refuse de lui payer des vacances qu’il n’a pas prises et il formule une plainte pour harcèlement contre le gérant. Encore là, et à moins de retrouver des éléments portant sur une conduite apparentée à du harcèlement psychologique, la plainte devrait être considérée irrecevable car, à sa face même, l’allégation ne répond pas à la définition du harcèlement.

En résumé, dans le contexte d’une plainte pour harcèlement psychologique formulée à l’interne conformément à une politique contre le harcèlement au travail, on parlera de recevabilité pour faire référence à la qualité que doit présenter cette plainte pour être traitée, indépendamment de son bien-fondé à ce stade.

Si la plainte ne réunit pas les conditions de base fixées par la politique en vigueur, elle sera irrecevable, c'est-à-dire qu’elle sera rejetée sans enquête sur les faits. Par exemple, une plainte est irrecevable si la partie plaignante n'a pas le statut requis pour formuler sa plainte, si les gestes et comportements reprochés ne sont pas visés par la politique ou encore si la plainte n’a pas été présentée selon les prescriptions énoncées dans la politique (forme/délai).

Comme nous le verrons plus loin, il peut néanmoins arriver, même si la plainte n’est pas jugée recevable, que d’autres démarches ou suivis doivent être entrepris lorsqu’il est tout de même apparent qu’il existe une problématique. Dans cette hypothèse, le dossier ne sera donc pas pour autant automatiquement fermé, mais simplement traité par d’autres voies ou mécanismes.

Troisième cas fictif
Un employé allègue avoir été harcelé par un collègue de travail lorsque ce dernier a, à une occasion, haussé le ton pour lui dire qu’il venait de faire une erreur dont les conséquences auraient pu être dévastatrices. Cette plainte, faisant état d’un comportement isolé et ponctuel, risque d’être jugée irrecevable, quoiqu’un suivi puisse être de mise, d’une part pour vérifier si l’erreur a effectivement été commise et s’il y a lieu de prendre des mesures notamment pour éviter une récidive et d’autre part, pour sensibiliser le collègue de travail au respect d’autrui et à la nécessité de soigner son langage.

III. L’étape visant à déterminer la recevabilité de la plainte est-elle avantageuse?
Le but premier de l’étude de la recevabilité est de vérifier que la démarche est entreprise selon l’esprit et la lettre de la politique en place, le tout afin de prévenir les utilisations non pertinentes. Par exemple, si la procédure en matière de harcèlement psychologique au travail consiste à formuler, de bonne foi, une plainte écrite et déposée à l’intérieur d’un délai fixe, il va de soi que ces points devront être vérifiés pour éviter une prolongation des débats au sujet d’une allégation de harcèlement et prévenir des dommages et dépenses inutiles pouvant découler de cette plainte. Si l’étape de la recevabilité n’existait pas, il s’ensuivrait que toutes les plaintes non réglées entraîneraient des enquêtes, certaines d’entre elles pouvant s’avérer inutiles ou engendrer des dommages à la réputation.

L’étude de la recevabilité d’une plainte protège non seulement la partie mise en cause, mais également la partie plaignante. Cette dernière, bien que de bonne foi en formulant une plainte, devrait être informée dès le début, le cas échéant, si ses allégations ne peuvent être assimilées à du harcèlement psychologique au sens de la politique. Si les raisons donnant ouverture à la décision d’irrecevabilité sont motivées et si elles sont bien expliquées à la partie plaignante, il est possible, dans la majorité des cas, de fermer le dossier sans aucune complication et, au besoin, de traiter autrement le problème porté à la connaissance de l’entreprise.

En somme, on peut dire avec certitude que cette étape est avantageuse, puisqu’elle consiste à déterminer, en fonction de la politique en vigueur : 1) si la présumée victime peut s’en servir pour se plaindre; 2) si les faits allégués sont visés par cette politique ou s’ils s’apparentent à du harcèlement en milieu de travail; 3) s’ils sont suffisamment sérieux pour enclencher le processus de traitement décrit, que ce soit selon une approche officieuse (ex. intervention, facilitation, médiation) ou officielle (ex. enquête); 4) si les règles de procédure décrites ont été respectées.

Les parties doivent cependant savoir que, même si une plainte est jugée recevable, cela ne signifie pas nécessairement qu’elle est fondée. Tout dépendra de la qualité de la preuve recueillie et analysée subséquemment.


IV. Qui peut faire cette étude?
L’étude de recevabilité d’une plainte pour harcèlement psychologique doit être faite par une ou des personnes ayant les connaissances pour faire l’exercice. Ceci présuppose également que la ou les personnes sont compétentes pour s’acquitter de leurs obligations et sont crédibles, disponibles, impartiales et objectives. Certaines politiques confèrent cette responsabilité à un gestionnaire tandis que d’autres prévoient, à ce titre, la création d’un comité de recevabilité composé de trois personnes : la personne responsable de la politique, un membre du service des ressources humaines et un autre employé de l’entreprise, désigné à partir d’une banque de noms créée à cette fin.

Le mandat de cette personne ou, le cas échéant, des membres du comité de recevabilité, est d’examiner la nature de la plainte en rencontrant au besoin les personnes impliquées[7] afin d’obtenir les renseignements additionnels nécessaires et de s’assurer que les conditions de recevabilité sont bel et bien satisfaites en regard de la politique en place. Il est parfois aussi mentionné que cette personne ou ces personnes ont le pouvoir de formuler des recommandations si cela est jugé approprié.

Si l’entreprise privilégie la création d’un comité de recevabilité, il est important que tous les membres soient présents lors des discussions sur la plainte et que l’un d’entre eux agisse comme président du comité. La décision qui résultera de l’étude de la recevabilité devrait idéalement être unanime. Advenant une divergence d’opinions, il pourrait par exemple avoir été prévu de privilégier l’opinion majoritaire, d’où l’intérêt d’un nombre impair de membres, ou encore, en cas de doute, d’en faire automatiquement profiter la partie plaignante.


V. Les paramètres de l’étude : mode d’emploi
L’étude de recevabilité de la plainte se fait après que la personne responsable ait, par écrit, accusé réception de cette plainte et avisé la partie plaignante et la partie mise en cause qu’il sera procédé à la vérification des exigences requises.

Il est fortement recommandé de faire précéder cette correspondance de rencontres individuelles, ne serait-ce que pour expliquer le processus et rappeler aux personnes concernées la nécessité de ne pas commenter l’affaire ni divulguer des informations à des tiers, pour assurer la confidentialité du processus.

Pour faire cet exercice, qui est différent de celui qui est fait par le personnel de la Commission des normes du travail lorsqu’une plainte est formulée auprès de la Commission[8], nous suggérons en tout premier lieu de dresser l’inventaire des critères prévus dans la politique applicable.

Habituellement, il s’agit des suivants :

  1. la partie plaignante doit être une personne employée de l’entreprise;
  2. la partie mise en cause doit être assujettie à la politique;
  3. la conduite répréhensible, telle qu’alléguée, doit être visée par la politique;
  4. la conduite alléguée doit être suffisamment sérieuse pour enclencher le processus de traitement de la plainte, incluant une enquête;
  5. les règles de procédure décrites dans la politique, comme le délai de formulation/présentation de la plainte, doivent être respectées.

Voyons ces critères un à un.

Premier critère
Dans le cadre d’une politique applicable en milieu de travail, la partie plaignante doit être une employée de l’entreprise[9].

Pour faire cette vérification, il y a lieu de se demander s’il existe une relation employeur-employé entre la partie qui se plaint et l’entreprise, si cette présumée victime est rémunérée et s’il existe entre elle et l’entreprise un lien de subordination et de contrôle.

À noter que, dans la plupart des politiques, il est énoncé que la protection offerte à l’encontre de harcèlement en milieu de travail s’applique à toutes les personnes employées, peu importe leur statut hiérarchique. Ceci s’inscrit d’ailleurs très bien dans l’optique de la L.N.T., laquelle, en matière de harcèlement psychologique, vise tous les salariés, y inclus les cadres supérieurs.

On doit disposer du nom de la partie plaignante et son poste pour faire cette vérification.

Quatrième cas fictif
Un employé d’une épicerie prend sa pause-café dans un restaurant voisin de son lieu de travail et il bouscule un client du restaurant qui veut se faire servir plus rapidement. Le client en question considère qu’il a été harcelé et, ayant vu l’uniforme de l’employé et son nom, formule une plainte pour harcèlement contre l’employé, auprès de la direction de l’épicerie.

La politique applicable en matière de harcèlement dans l’épicerie ne s’applique pas au client et la plainte devrait être jugée irrecevable. Malgré ceci, l’épicier pourrait néanmoins vouloir examiner la problématique soulevée par le client du restaurant par d’autres mécanismes, notamment s’il juge que cette conduite, même si elle s’est produite en dehors des heures de travail de son employé, peut avoir un impact sur ses affaires et son image d’entreprise.

Cinquième cas fictif
Un client veut acheter un bien par catalogue. Il compose le numéro sans frais suggéré par le vendeur et il est mis en attente pendant 45 minutes. Il n’entend alors que des messages publicitaires. Il formule une plainte pour harcèlement contre le président du magasin en se servant de la politique applicable aux employés. À sa face même, le client a utilisé un recours inapproprié et sa plainte sera considérée irrecevable en vertu de cette politique.


Deuxième critère
Il faut vérifier le statut de la personne visée par la plainte. La plupart du temps, il s’agit d’une autre personne employée. Il peut toutefois arriver que cette personne contre qui une plainte est portée soit un tiers par rapport à l’entreprise, comme un client ou un visiteur de l’entreprise ou un fournisseur ou un sous-traitant faisant affaire avec l’entreprise. Dans cette hypothèse, la majorité des entreprises interviennent puisqu’elles ont envers leurs employés l’obligation de faire cesser toute situation de harcèlement en milieu de travail, peu importe son origine, dans la mesure bien entendu où ce qui est allégué se passe dans le cadre ou à l’occasion du travail de la partie plaignante. L’intervention de l’employeur est alors nécessaire et elle découle de l’article 81.19 de la L.N.T.

À l’inverse, si un employé formule une plainte pour harcèlement contre une personne qui n’a aucun lien direct ou indirect avec l’entreprise, la plainte sera irrecevable.

On doit être informé du nom de la partie contre qui la plainte est formulée et connaître sa relation avec la partie plaignante et avec l’entreprise pour faire cette vérification.

Sixième cas fictif
Un livreur harcèle un employé qui, au sein de l’entreprise, reçoit le courrier et voit à sa distribution. Une plainte formulée par l’employé contre le livreur sera recevable si les autres conditions prescrites sont respectées.

Septième cas fictif
Une employée d’une compagnie d’assurances vient de se séparer de son conjoint qui est sans emploi. Mécontent, ce dernier l’appelle à son lieu de travail pour l’injurier et, un soir, il l’attend dans le stationnement du lieu où elle travaille. Une plainte pour harcèlement au travail déposée par l’employée et visant son ex-conjoint sera jugée irrecevable. Le recours utilisé par l’employée n’est pas le recours approprié.


Troisième critère
Il s’agit de vérifier si les faits qui sont portés à la connaissance de la personne responsable ou d’une autre personne en autorité sont visés par la définition du concept de harcèlement décrit dans la politique. En d’autres mots, il faut se demander si les composantes de la définition sont présentes : 1) Y a-t-il une conduite vexatoire se manifestant par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés ou s’agit-il d’une conduite isolée grave et produisant un effet nocif continu pour la présumée victime? 2) Ces comportements sont-ils hostiles ou non désirés? 3) La conduite porte-t-elle atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique de la partie présumée victime? 4) Entraîne-t-elle pour la présumée victime un milieu de travail néfaste?

Cette vérification peut être effectuée à partir des données qui sont fournies, par exemple dans une lettre, un note de service ou un formulaire de plainte fourni par la présumée victime. Comme il a été mentionné, il peut être nécessaire de rencontrer la présumée victime, voire la partie mise en cause pour obtenir un complément sommaire d’information. De fait, cette étape permettra de définir la nature et de cerner l’étendue de la problématique pour savoir par la suite sous quel angle traiter la situation. Certaines entreprises exigent des déclarations écrites des parties impliquées avant de se prononcer sur la question de recevabilité de la plainte.

Huitième cas fictif
Une employée part en congé de maternité. Durant son congé, quelqu’un d'autre occupe son bureau et en profite pour réaménager les lieux. Lorsque l’employée vient faire un tour pour présenter son nouveau-né à ses collègues, elle s’aperçoit que quelqu’un occupe son bureau et que tout a changé. Elle formule une plainte pour harcèlement.

Le gestionnaire lui explique qu’il n’avait pas le choix de procéder ainsi, car les bureaux se font rares et qu’il était convenu avec cette personne qu’elle quitterait le bureau au retour du congé de sa collègue, prenant soin de remettre les lieux comme ils étaient à son arrivée.

Cet incident isolé et sans gravité ne sera pas considéré comme du harcèlement et, en conséquence, la plainte sera jugée irrecevable.

On doit avoir une description des faits pour faire cette vérification, incluant, le cas échéant, le nom des témoins.


Quatrième critère

De minimis non curat lex.
Cette maxime latine, traduite en français par « La loi ne s’attarde pas aux peccadilles », est souvent appliquée par nos tribunaux. Transposée à des cas de harcèlement en milieu de travail, elle oblige une réflexion sur le sérieux des faits allégués.

Neuvième cas fictif
Un employé arrive au travail et réalise que l'espace de stationnement n° 212 qui lui est réservé à l'année est occupé par la voiture de son superviseur dont l'espace de stationnement porte le n° 211. Les espaces 211 et 212 sont voisins.

Le jour même, il formule une plainte pour harcèlement contre son superviseur. Aucun autre incident n’est soulevé.

Il sera aussi utile d’avoir des détails sur l’impact des faits sur la partie plaignante pour vérifier le sérieux des faits.


Cinquième critère
Il s’agit ici de vérifier quels sont les impératifs prévus par la procédure et s’ils ont été respectés. Par exemple, la plainte doit-elle ou non être écrite? Un formulaire de plainte doit-il être rempli? Quel est le délai de soumission énoncé dans la politique? A-t-il été respecté?

Le délai de formulation ou de production de la plainte est, selon nous, important pour plusieurs raisons et toute politique devrait le prévoir pour éviter qu’une partie plaignante choisisse à son gré le moment où elle présentera sa plainte. Une partie plaignante pourrait attendre plusieurs années avant de se plaindre, alors que des témoins importants pourraient avoir quitté l’entreprise et ne plus être disponibles. Ceci peut compliquer l’enquête et la partie mise en cause risque ainsi d’être défavorisée.

Fort heureusement, la plupart des politiques font référence à un tel délai (en général de 30 jours) pour la formulation et la présentation d’une plainte à l’interne, sans préjudice aux droits prévus en vertu des lois, dont la L.N.T. Ce délai devrait être considéré comme un délai de rigueur, à moins de circonstances totalement incontrôlables et involontaires. À noter que, dans la L.N.T., le délai pour formuler une plainte auprès de la Commission des normes du travail est de 90 jours à compter de la dernière manifestation de la conduite[10].

On doit connaître les dates où la conduite reprochée se serait produite pour faire cette vérification.
 

VI. Grille d’évaluation
Dans cette section et pour mettre en application les suggestions que nous avons mises de l’avant, nous suggérons d’utiliser une grille d’évaluation lors de l’examen de la recevabilité d’une plainte pour harcèlement psychologique.

Pour faire cet exercice, nous utiliserons le cas fictif suivant.

Dixième cas pratique
4 janvier 2007 – Dix employés d’une agence de publicité assistent à une réunion convoquée par Jean Simard, directeur du marketing de l’agence. La réunion terminée, Jean Simard se tient à la porte de la salle pour remercier les participants. Lorsque le dixième employé, Paul Lemay, se présente à la porte, Jean Simard lui tourne le dos et la lui ferme au nez.

Pierre Côté, sorti juste avant Paul Lemay et témoin du geste de Jean Simard, formule, le 5 janvier 2007, une plainte écrite pour harcèlement contre Jean Simard. Il allègue ce qui suit : « Harcèlement de la part de Jean Simard n’ayant pas remercié Paul Lemay, lui ayant tourné le dos et fermé la porte au nez. »

La politique en vigueur s’applique à tous les employés, peu importe leur statut hiérarchique. Le délai prévu pour se plaindre est de 45 jours. La plainte peut être verbale ou écrite.

Grille : Plainte de Pierre Côté à l’endroit de Jean Simard
  Employé Non employé   Employé Tiers
Statut-partie
plaignante


Pierre Côté
Il est un employé de l’agence, mais il n’est pas la présumée victime. Il est un témoin.

Un témoin peut « dénoncer » une situation. Dans un tel cas cependant, il est recommandé à la personne qui recevra la plainte de parler à Paul Lemay, directement impliqué, pour en savoir davantage.

  Statut-partie visée
Jean Simard
Il est un employé cadre de l’agence et la politique s’applique à lui.  
  Conduite vexatoire (comportements, gestes, paroles, actes) Répétés ou isolés Hostiles ou
non désirés
Porte atteinte Entraîne un milieu de travail néfaste
Comportements reprochés







Dates



Événement(s)
› Oui › Non

Réponse : Oui, a priori.




Connues


Connu(s)

La conduite semble isolée. Il faudrait vérifier si d’autres situations se sont produites. Sinon, il faudra se demander si cela constitue une conduite grave. À vérifier À vérifier À vérifier
  Au travail À l’occasion du travail En dehors
du travail
   
Endroits Réponse : oui        
  Formulaire Délai-plainte      
Prescription Réponse : oui Réponse : délai respecté

 

     


VII. Les résultats de l’étude
La plainte est soit recevable, soit irrecevable.

Si la plainte est recevable, la partie plaignante devrait être informée des conclusions, par écrit, par la personne responsable de la politique tout comme la partie mise en cause d’ailleurs.

Les personnes ayant pris cette décision ou, selon ce qui pourrait être prévu dans la politique, une ou plusieurs autres personnes peuvent alors amorcer le traitement de cette plainte, souvent par l’entremise du mécanisme d’enquête. À noter que le processus de médiation peut être offert en tout temps aux parties et qu’elles sont libres de l’accepter ou de le refuser.

Si la plainte est irrecevable, la partie plaignante devrait être informée des conclusions, par écrit, par la personne responsable de la politique tout comme la partie mise en cause d’ailleurs.

La personne responsable pourra par la même occasion prendre d’autres mesures jugées appropriées selon les circonstances (soutien, autres démarches et suggestions pour régler la problématique, bien qu’il ne s’agisse pas de harcèlement psychologique au sens de la politique).

Quelle que soit la décision prise, elle devrait être documentée. À ce titre, le modèle suivant pourrait être utilisé par un comité (et adapté si cette personne qui prend la décision le fait seule).


Décision des membres du comité de recevabilité
CONSIDÉRANT les faits portés à notre connaissance et la définition du « harcèlement psychologique » prévue dans la politique en vigueur intitulée Politique contre le harcèlement psychologique en milieu de travail (« la Politique »);

CONSIDÉRANT les conditions de recevabilité énoncées dans la Politique à savoir (à compléter);

Nous sommes d’avis que la plainte de X (« la partie plaignante ») à l’endroit de Y (« la partie mise en cause ») est recevable (ou) non recevable pour les raisons suivantes :

  • (à compléter).
  • Recommandations : (à compléter, au besoin).

Nom du premier membre du comité et titre, dûment autorisé par les autres pour signer
Nom du second membre du comité et titre
Nom du troisième membre du comité et titre

________________________________________________
Signature par l’un des trois membres autorisés à signer pour le
compte de tous les membres du comité de recevabilité

_____________________
Date


VIII. Conclusion
Il est reconnu que les coûts directs et indirects engendrés par le harcèlement en milieu de travail sont énormes. Une plainte pour harcèlement doit donc toujours être traitée avec sérieux et diligence. Si une enquête est déclenchée et menée par une personne de l’entreprise ou par un consultant externe, des frais seront engagés et il y aura nécessairement un impact sur les parties en cause et sur l’entreprise elle-même. De là, l’importance de prendre ces plaintes au sérieux, de prendre la bonne décision dès la production de la plainte et de faire une étude de recevabilité pour décider dès ce moment si la plainte est recevable ou non. Il importe alors d’appliquer des critères objectifs, de prendre une décision et d’en aviser les parties, le plus rapidement possible. Si la plainte est jugée recevable, il s’agira de passer à l’étape suivante, soit l’enquête, à moins qu’une médiation soit appropriée et acceptée par les parties.
 

Isabelle Cantin, LL.M., CRHA, avocate

Source : VigieRT, numéro 17, avril 2007.


1 La définition du harcèlement psychologique contenue au Québec dans l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail, L.R.Q. c. N-1.1 (L.N.T.) est habituellement reproduite sans modification dans la majorité des politiques contre le harcèlement en milieu de travail. Cette définition est la suivante : « Une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié ». Pour plus de renseignements, consulter Isabelle CANTIN et Jean-Maurice CANTIN, Politiques contre le harcèlement au travail et réflexions sur le harcèlement psychologique, 2e édition, Éditions Yvon Blais, 2006, et Guy POIRIER et Robert L. RIVEST avec la collaboration de Hélène Fréchette, Les nouvelles normes de protection en cas de harcèlement psychologique au travail : une approche moderne, Éditions Yvon Blais Inc., 2004.
2 Comme il sera démontré, cette étude de recevabilité (qui dans les faits correspond à une analyse préliminaire de la plainte écrite) est importante pour déterminer si la plainte est ou non recevable et ainsi décider entre autres si les faits allégués, présumés avérés, s’apparentent à du harcèlement. Elle peut également être menée, en milieux syndiqués, lors de griefs déposés sur cette question; à cet égard, il est d’ailleurs souvent nécessaire de demander plus d’information, puisque bon nombre d’entre eux sont libellés de manière très générale.
3 Le Petit Larousse (grand format), Paris, Larousse, 2006, p. 904.
4 Voir http://juristprudence.online.fr/Lexique.htm
5 Voir www.dictionnaire-juridique.com/definition/recevabilite.php
6 Voir pour plus de détails www.psc-cfp.gc.ca/audit-verif/reports/2005/opc/opc_f.htm
7 Il est habituellement permis, même à cette étape, que la personne rencontrée soit accompagnée d’un observateur de son choix, si elle le désire. Il peut être précisé que cet observateur ne devra pas intervenir ni être une personne susceptible d’être appelée comme témoin ou comme personne ayant à décider d’une éventuelle mesure. Finalement, il est généralement entendu que, si l’accompagnateur facture des honoraires, ils seront à la charge de la personne qui aura décidé de venir accompagnée.
8 La Commission des normes du travail s’assure en premier lieu de la recevabilité de la plainte. Elle vérifie : si vous êtes un salarié au sens de la Loi sur les normes du travail; si vous n’êtes pas déjà couvert par une convention collective; si l’entreprise pour laquelle vous travaillez est de juridiction provinciale et si la plainte a été déposée dans les 90 jours de la dernière manifestation de la conduite de harcèlement psychologique. Si votre plainte est considérée comme irrecevable, la Commission vous avise par écrit qu’elle met fin à l’intervention et vous en donne les raisons. Vous avez cependant le droit de demander par écrit une révision de cette décision au directeur des affaires juridiques de la Commission, dans les 30 jours de la réception de la décision. Le directeur doit alors rendre une décision dans les 30 jours de la réception de votre demande. Si aucune demande de révision n’a été reçue, la Commission ferme votre dossier. Si votre plainte est considérée comme recevable, elle est confiée à un enquêteur de la Commission des normes du travail. Après avoir pris connaissance de votre dossier, l’enquêteur communique avec vous. Il informe également l’employeur de la nature de la plainte déposée et de ses obligations pour prévenir et faire cesser le harcèlement psychologique. », site Internet www.cnt.gouv.qc.ca.
9 Il se peut qu’une plainte soit formulée non pas par la personne « présumée victime », mais par un témoin. Habituellement, dans un telle hypothèse, l’organisation approche la personne présumée victime. Si cette personne ne désire pas se plaindre, l’organisation devra néanmoins se demander si elle doit ou non intervenir. Elle devrait le faire si elle a des motifs raisonnables de croire, sur la base des informations dont elle dispose, que la politique en place a été violée.
10 Art. 123.7 L.N.T.
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