Vous lisez : Invalidité et obligation d’accommodement : Les clauses de perte d’ancienneté et de perte d’emploi demeurent pertinentes!

Tout récemment, la Cour suprême du Canada rendait un jugement très attendu dans Centre universitaire de santé McGill (Hôpital Général de Montréal) (le « CUSM ») et Le Syndicat des employés de l’Hôpital Général de Montréal (2007 CSC 4). Cet arrêt précise l’étendue des obligations de l’employeur dans l’application des clauses d’une convention collective sur la perte d’ancienneté et d’emploi en cas d’absence pour invalidité, eu égard à son devoir d’accommodement raisonnable qui découle de la protection offerte par la Charte des droits et libertés de la personne[1] en matière de discrimination fondée sur le handicap.

De façon unanime, la Cour suprême du Canada a accueilli le pourvoi présenté par le CUSM et infirmé la décision rendue par la Cour d’appel du Québec le 18 mars 2005.

Les faits
La salariée, une secrétaire médicale du CUSM, s’absente de son travail en raison d’une dépression. Après avoir effectué plusieurs tentatives de retour progressif au travail, elle est victime d’un accident de la route qui l’empêche de reprendre le travail à temps complet et, par voie de conséquence, prolonge son absence pour invalidité. La salariée n’est donc pas en mesure de réintégrer son poste au cours de la période de 36 mois prévue à la clause de perte d’ancienneté et de perte d’emploi de la convention collective. Se prévalant de cette clause, le CUSM met fin à son emploi.

Tant au moment de la cessation d’emploi de la salariée qu’à celui de l’arbitrage, aucune date de retour au travail n’est prévisible et la salariée reçoit toujours des prestations d’invalidité totale de la SAAQ.

Les jugements antérieurs
L’arbitre saisi du grief
confirme la fin d’emploi de la salariée. Il est d’avis que le CUSM, constatant que la salariée, pour des raisons d’ordre médical, était totalement incapable d’accomplir les tâches habituelles de son emploi et tout autre emploi analogue, a accommodé la salariée en lui accordant des périodes de réadaptation plus généreuses que celles prévues par la convention collective. L’arbitre conclut donc que la clause de perte d’ancienneté et de perte d’emploi contenue dans la convention collective n’est pas discriminatoire au sens de la Charte et qu’elle a été appliquée sans discrimination par l’employeur.

La Cour supérieure refuse d’intervenir à la suite de la requête en révision judiciaire formulée par le syndicat, pour le motif qu’il ne pouvait y avoir discrimination illicite envers la salariée, puisqu’à l’expiration de la période prévue à la convention collective, cette dernière était toujours inapte au travail et incapable de fournir une prestation de travail dans un avenir immédiat.

La Cour d’appel infirme ce jugement et annule la sentence arbitrale. La Cour d’appel retient que l’application automatique d’une clause de perte d’ancienneté et de perte d’emploi porte atteinte aux droits garantis par la Charte en matière de protection contre la discrimination illicite fondée sur le handicap, parce qu’elle ne tient pas compte de la situation réelle de la personne salariée, de ses besoins et de ses capacités. La Cour estime que l’arbitre n’a pas fait un examen individualisé de l’accommodement raisonnable, s’étant plutôt contenté d’appliquer mécaniquement la disposition de la convention collective qui prévoyait la perte d’ancienneté et la perte d’emploi.

Cette décision de la Cour d’appel a fait poindre certaines préoccupations parmi les employeurs, qui se sont alors, entre autres, questionnés sur la pertinence de négocier et de s’entendre avec la partie syndicale sur l’inclusion ou le maintien dans une convention collective d’une telle clause de perte d’ancienneté et de perte d’emploi en cas d’absentéisme prolongé.

Le jugement de la Cour suprême du Canada
La Cour suprême analyse la portée de l’obligation d’accommodement et pose les principaux jalons qui faciliteront aux parties la détermination de leurs obligations respectives en contexte d’invalidité, compte tenu du caractère individualisé d’un processus d’accommodement.

Motifs de la majorité
Les juges majoritaires sont d’avis qu’une convention collective joue un rôle important dans la détermination de l’étendue de l’obligation d’accommodement de l’employeur et que, dans le cas particulier du CUSM, le délai de trois ans prévu à la convention collective constitue une mesure d’accommodement raisonnable.

D’entrée de jeu, la majorité des juges, sous la plume de l’honorable juge Deschamps, confirme le droit de l’employeur d’établir de bonne foi des mesures visant à assurer la présence assidue au travail de ses employés. On reconnaît donc aux parties à une convention collective le droit de négocier des clauses qui assurent le retour au travail des employés invalides dans un délai raisonnable. Puisqu’il s’agit là d’un objectif valable recherché par les parties, l’établissement d’une période d’absence maximale peut alors constituer une forme d’accommodement négociée entre elles. À cet égard, la juge Deschamps émet le raisonnement suivant :

« L’existence d’une telle période, négociée et inscrite dans la convention collective, signale que l’employeur et le syndicat se sont penchés sur les caractéristiques de l’entreprise et ont convenu que, au-delà de cette période, l’employeur était en droit de mettre fin à l’emploi de la personne malade. Le consensus établi est important, parce qu’il émane des personnes qui connaissent le plus les conditions particulières de l’entreprise et, de surcroît, parce que ces personnes représentent des intérêts différents. On peut ainsi présumer que la clause est négociée dans l’intérêt mutuel de l’employeur et des employés. [...] Vue sous l’angle de l’obligation d’accommodement, cette clause fait partie, avec le droit de retour au travail à temps partiel, des mesures mises en place dans l’entreprise pour permettre d’accommoder un employé malade. »[2]

La juge Deschamps rappelle le principe suivant lequel les parties ne peuvent, dans une convention collective, limiter les droits fondamentaux d’une personne. En ce sens, la convention collective ne peut prévoir une protection moindre que celle qui est reconnue par la Charte, puisque cette dernière prévaut et fait partie intégrante de la convention collective. En conséquence, la période prévue à la convention collective pour la perte de l’ancienneté ou de l’emploi ne peut être moindre que ce qui est requis suivant les principes inhérents à l’obligation d’accommodement selon les circonstances. « L’accommodement raisonnable est donc incompatible avec l’application mécanique d’une norme d’application générale »[3]. Par conséquent, un arbitre de grief doit examiner la norme prévue par la convention collective pour s’assurer que son application satisfait à l’obligation d’accommodement qui incombe à l’employeur. Ce faisant, la majorité réitère le caractère individualisé du processus d’évaluation de l’obligation d’accommodement raisonnable, lequel varie selon les caractéristiques propres à chaque entreprise et à chaque employé, ainsi que selon les circonstances spécifiques entourant la prise de décision.

La juge Deschamps rappelle également le caractère tripartite de l’obligation d’accommodement, qui sous-tend l’obligation de l’employé de faciliter la mise en œuvre d’une proposition raisonnable d’accommodement formulée par l’employeur : « si l’absence de coopération de l’employé est à l’origine de l’échec du processus d’accommodement, sa plainte pourra être rejetée.  »[4]

Bien qu’une clause prévoyant la perte d’ancienneté et d’emploi ne puisse être appliquée en faisant abstraction des principes applicables en matière d’accommodement raisonnable, l’utilité d’une telle clause pour les parties ressort, entre autres, du passage suivant de l’arrêt de la Cour suprême :

« Les clauses prévoyant la rupture du lien d’emploi à l’expiration d’une période donnée ne sont donc pas déterminantes, mais constituent plutôt une indication claire des parties sur la question de l’accommodement raisonnable. Il s’agit en conséquence d’un facteur important que l’arbitre doit prendre en considération en cas de dépôt d’un grief. Dans ces circonstances et selon la durée de l’absence autorisée, ces clauses peuvent être utilisées comme preuve de la période maximale au-delà de laquelle l’employeur subit une contrainte excessive. Cette preuve peut s’avérer très utile, surtout dans le cas d’une grande entreprise, où la preuve de l’existence d’une contrainte excessive résultant de l’absence d’un employé pourrait s’avérer complexe. »[5]

En l’espèce, la majorité de la Cour suprême conclut que la clause de perte d’ancienneté et d’emploi prévue à la convention collective du CUSM n’a pas été appliquée par l’arbitre dans un vide factuel. Contrairement à la Cour d’appel, elle est d’avis que l’arbitre ne s’est pas limité à appliquer de façon automatique la clause de la convention collective :

« L’arbitre a tenu compte non seulement des mesures d’accommodement accordées par l’Hôpital, qui a consenti à des périodes de réadaptation plus longues que celles prévues par la convention collective, mais aussi de la dynamique ayant conduit à l’échec du retour au travail avant l’expiration de la période de trois ans et, finalement, de l’état de santé de Mme Brady après la décision de l’employeur. »[6]

À cet égard, la contrainte excessive résultant de l’absence prolongée d’un employé doit s’évaluer globalement, à compter du moment où l’employé s’absente et non à l’expiration de la période prévue à la convention collective pour la perte d’ancienneté et d’emploi. Le lourd fardeau que pouvait représenter une nouvelle évaluation des mesures d’accommodement et de la contrainte excessive à l’expiration de la période prévue dans la convention collective s’en trouve ainsi atténué : c’est l’ensemble des démarches entreprises par l’employeur au cours de toute la période d’absence de l’employé qui peut être pris en considération dans l’évaluation de l’obligation d’accommodement et des contraintes excessives.

La juge Deschamps clôt son analyse par cet exposé fort éloquent et illustratif quant à la portée véritable de l’obligation d’accommodement :

« L’obligation d’accommodement n’est ni absolue ni illimitée. L’employée doit faire sa part dans la recherche d’un compromis raisonnable. Si l’accommodement prévu par la convention collective en l’espèce lui paraissait insuffisant et qu’elle estimait être en mesure de reprendre le travail dans un délai raisonnable, elle devait fournir à l’arbitre des éléments permettant à celui-ci de conclure en sa faveur. »[7]

Motifs retenus par les trois autres juges de la Cour suprême
Les trois autres juges, sous la plume de l’honorable juge Abella, accueillent également le pourvoi présenté par le CUSM, mais pour des motifs différents.

Essentiellement, ils entérinent la décision de l’arbitre en concluant que l’employeur n’a pas fait preuve de discrimination par son refus de maintenir le lien d’emploi de la salariée qui, après trois ans d’absence pour cause d’invalidité, était encore, de l’avis de son médecin traitant, incapable de retourner au travail. Ces juges rappellent que ce ne sont pas toutes les distinctions qui sont discriminatoires et qu’il incombe à l’employé de démontrer de façon préliminaire qu’il a fait l’objet de discrimination[8].

Ces juges retiennent que les clauses fixant une période maximale d’absence sans perte de l’emploi et de l’ancienneté ne constituent pas automatiquement de la discrimination à première vue[9]. Le fait de présumer que de telles clauses sont discriminatoires, et donc qu’elles entraînent une obligation d’accommodement raisonnable, a un effet dissuasif et peut anéantir toute volonté de négocier la durée d’absences mutuellement acceptables[10].

Les juges s’opposent ainsi à ce qu’un employé puisse, par le simple dépôt d’un grief, faire perdre toute signification à une condition de travail négociée par les parties dans la convention collective, en obligeant l’employeur à expliquer pourquoi il était raisonnable de mettre fin à l’emploi d’un employé en particulier si la période prévue est expirée[11].

Au surplus, ces juges y voient un effet pervers. En effet, ils craignent que les employés affectés d’une déficience perdent le bénéfice de la protection du lien d’emploi et de l’ancienneté offerte par ces clauses particulières. Ces dernières octroient aux employés s’absentant pour invalidité un avantage accru par rapport à celui offert par la législation applicable en matière de normes d’emploi, soit une garantie du maintien de leur emploi et de leur ancienneté pour une plus longue période.

Elles ne désavantagent donc pas injustement les salariés, mais leur évitent plutôt d’être exposés à un risque imprévisible de perdre leur emploi lorsqu’ils s’absentent du travail en raison d’une invalidité[12].

Ainsi, les clauses de perte d’ancienneté et d’emploi sont des mesures qui établissent un équilibre et un compromis de travail raisonnable et les attentes des employés en invalidité de ne pas subir un désavantage arbitraire en raison de leur état de santé[13].

En somme, il appartenait à la salariée de démontrer qu’elle avait été victime de discrimination en raison de son invalidité, ce qui aurait eu pour effet de forcer l’employeur à justifier sa décision de mettre fin à son emploi. En d’autres termes, avant même de se pencher sur la question de l’obligation d’accommodement, l’arbitre devait déterminer si la convention collective était discriminatoire à première vue. Pour ce faire, il lui fallait apprécier le délai prévu à la clause négociée en fonction de la nature de l’emploi et d’autres facteurs pertinents[14].

À ce sujet, les juges concluent que la période maximale d’absence invalidité de trois (3) ans prévue à la convention collective accorde une protection considérable contre la perte d’emploi découlant d’une déficience, puisque l’employé ne peut perdre son emploi que si, à l’expiration des trois années, il est « totalement incapable d’accomplir les tâches actuelles de son emploi ou de tout autre emploi analogue »[15].

Conclusions
Les motifs exprimés par la Cour suprême dans ce récent jugement nous permettent d’établir les lignes directrices suivantes :

  • Il demeure opportun de négocier des clauses de perte d’ancienneté et de perte d’emploi d’une durée raisonnable dans une convention collective.
  • La négociation de telles clauses doit prendre en compte les conditions particulières de l’entreprise.
  • Il est souhaitable que les clauses de perte d’ancienneté et d’emploi soient assorties de clauses qui encadrent les possibilités de retour au travail progressif, de réadaptation et de mesures pouvant être mises en place dans l’entreprise dans le cas d’invalidité prolongée.
  • L’ensemble de ces clauses revêtira toute son utilité et sa pertinence lorsqu’un tribunal devra déterminer si l’employeur a rempli son devoir d’accommodement avant de donner effet à une clause de perte d’ancienneté et de perte d’emploi.
  • La période prévue à de telles clauses ne peut toutefois d’emblée constituer la mesure d’accommodement à laquelle un employé a droit, puisque la détermination de cette mesure est fonction de variables et s’apprécie selon les circonstances qui sont propres à chaque cas.
  • Plusieurs étapes et démarches demeurent importantes avant d’appliquer des clauses de perte d’emploi et d’ancienneté, dont celle d’une évaluation sérieuse de la condition médicale de l’employé et de sa capacité de réintégrer ses fonctions dans un avenir prévisible.

Il sera fort intéressant d’observer la portée et l’interprétation qui seront accordées à cet arrêt de la Cour suprême par les tribunaux administratifs et judiciaires, et ce, dans l’ensemble des différentes situations où celui-ci pourrait trouver application, entre autres dans le cadre d’ententes de dernière chance ou de retour au travail et au sein de milieux de travail non syndiqués.

Isabelle Gosselin, avocate du cabinet Lavery, de Billy

Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy [www.lavery.qc.ca]

Source : VigieRT, numéro 16, mars 2007.


1 L.R.Q., chapitre C-12, ci-après « Charte ».
2 Paragraphe 19 du jugement.
3 Paragraphe 22 du jugement.
4 Paragraphe 22 du jugement.
5 Paragraphe 27 du jugement.
6 Paragraphe 35 du jugement.
7 Paragraphe 38 du jugement.
8 Paragraphes 49 et 50 du jugement.
9 Paragraphe 54 du jugement.
10 Paragraphe 55 du jugement.
11 Paragraphe 55 du jugement.
12 Paragraphe 56 du jugement.
13 Paragraphe 57 du jugement.
14 Paragraphe 59 du jugement.
15 Paragraphes 60 et 61 du jugement.
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