Vous lisez : Décision récente de la CLP : obligation de motiver ses décisions et pouvoir d’émettre des ordonnances de sursis

Le 22 janvier 2007, la Commission des lésions professionnelles (ci-après la « CLP ») a rendu une décision dans l’affaire

Harvey et Brasserie Labatt ltée[1] suite à une requête en révocation logée par l’employeur à l’encontre d’une décision rendue par un premier commissaire.

Cette décision traite des motifs de révocation d’une décision qui peuvent être invoqués lorsque le premier commissaire omet de motiver sa décision ainsi que du pouvoir de la CLP, dans le cadre d’une requête en révocation, d’émettre une ordonnance de sursis pour que le travailleur puisse continuer à recevoir des prestations dans l’attente d’une autre audition.

Dans cette affaire, le travailleur, un chauffeur temporaire employé de la Brasserie Labatt ltée, a consulté son médecin traitant qui a diagnostiqué une synovite et de l’arthrose acromio-claviculaire de l’épaule droite. Selon le premier commissaire, « […] les gestes décrits en regard de la stature du travailleur permettent de conclure que les tâches du travailleur comportent des risques particuliers ayant entraîné la lésion pour laquelle le travailleur reçoit des traitements et des soins. »[2] Ainsi, le commissaire conclut que le travailleur doit bénéficier de l’application de l’article 30 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[3] qui prévoit ce qui suit :

« Le travailleur atteint d’une maladie non prévue par l’annexe I, contractée par le fait ou à l’occasion du travail et qui ne résulte pas d’un accident du travail ni d’une blessure ou d’une maladie causée par un tel accident est considéré comme atteint d’une maladie professionnelle s’il démontre à la Commission que sa maladie est caractéristique d’un travail qu’il a exercé ou qu’elle est reliée directement aux risques particuliers de ce travail. »

L’employeur demande alors la révocation de cette décision en se basant sur l’article 429.56 (3) de la L.A.T.M.P. qui prévoit le pouvoir de réexamen de la CLP et qui se lit comme suit :

« La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu’elle a rendue :

[…]

3° lorsqu’un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.

[…] »

Selon l’employeur, le commissaire a commis une erreur manifeste et déterminante, notamment en écartant certains témoignages sans expliquer ses motifs, ce qui constitue une absence de motivation.

Pour sa part, le travailleur « […] estime que la décision montre que le premier commissaire a pris position par rapport à la preuve présentée, que ce n’est pas parce qu’une décision n’est pas complète et qu’elle n’est pas parfaitement rédigée qu’elle n’est pas valable. »[4]

Avant d’étudier les motifs de révocation de la décision, le nouveau commissaire explique qu’il est nécessaire de faire preuve d’une grande retenue à l’égard d’une décision dont on demande la révision :

« La décision attaquée ne peut être révisée ou révoquée que s’il est démontré que la conclusion retenue par le premier commissaire est basée sur une appréciation des faits mis en preuve ou une application des règles de droit manifestement erronée et que cette erreur est déterminante.[5] »

Dans le présent dossier, vu l’absence de motivation de la décision rendue par le premier commissaire, la CLP révoque la décision.

Absence de motivation
Le premier commissaire a rendu une décision succincte, n’expliquant d’aucune façon pourquoi il a mis de côté l’expertise du médecin de l’employeur, qui avait notamment expliqué « [qu’] aucun cas d’arthrose acromio-claviculaire n’a été reconnu depuis 1990, comme étant en lien avec le travail de livreur. »[6] Il a aussi mis de côté la documentation déposée par ce dernier établissant « […] qu’il n’y a pas de relation entre l’arthrose acromio-claviculaire et un travail tel que celui de livreur de caisses de bières. »[7]

Le second commissaire explique que « […] s’il est vrai que le commissaire n’a pas à reprendre en détail chaque élément de la preuve ni retenir nécessairement une preuve d’expert, encore faut-il qu’il explique pourquoi il met de côté un témoignage rendu et une preuve présentée. »[8]

Ainsi, « [l]e fait d’indiquer dans une phrase qu’un commissaire a étudié l’ensemble de la preuve documentaire et qu’il a considéré l’argumentation des parties ne constitue pas une motivation. »[9] Le commissaire renvoie par ailleurs à la décision Emballage Workman inc. (Multisac) et Martinez et CSST[10] qui se prononce sur l’utilisation des termes « étudié l’ensemble de la preuve documentaire » et « considéré l’argumentation des parties » en disant : « Il s’agit d’une formulation générale qui sied à toute décision, ou presque, et qui constitue en quelque sorte un préambule à l’exposé des motifs du commissaire. »[11] Dans cette même affaire, la commissaire écrit :

« En effet, la lecture de la décision ne permet pas de comprendre le processus décisionnel du commissaire et le raisonnement qui la sous-tend. Le commissaire s’est contenté de conclure sans expliquer. Il n’est pas possible de comprendre les fondements de sa décision. Il conclut que « la preuve a démontré » que l’emploi est convenable sans se référer à cette preuve, sans faire une analyse des faits contradictoires, sans reprendre les éléments qui servent d’assise à sa décision.

Bien qu’il n’était pas nécessaire de commenter tous les faits mis en preuve ni de trancher tous les arguments que les parties lui ont présentés, il devait néanmoins motiver sa décision, tout au moins succinctement. »[12]

Le commissaire invoque également la décision Thifault et Commission des lésions professionnelles et CSST[13] où la Cour supérieure explique notamment ce qui suit :

« Après avoir entendu un témoin, le tribunal peut écarter son témoignage le jugeant non crédible, mais il doit en expliquer les raisons dans sa décision. Si la décision ne renferme pas ces motifs, il faut donc conclure que le tribunal a trouvé les témoins crédibles et qu’il a pris cette preuve en considération pour rendre sa décision.[14] »

Le commissaire souligne ensuite qu’à la lecture de la première décision, « […] il n’est pas possible de connaître la démarche qu’a suivie le premier commissaire pour en arriver à ses conclusions. »[15] Il accueille donc la requête en révocation, car cette absence de motivation constitue un vice de nature à invalider la décision du premier commissaire.

Cette décision a réitéré l’importance des motifs d’une décision car, en l’absence de motivation, il devient impossible de déterminer quelle preuve a été prise en considération par le décideur. Cette nécessité d’une motivation claire s’appuie aussi sur l’article 429.50 de la L.A.T.M.P. qui prévoit :

« 429.50   Toute décision de la Commission des lésions professionnelles doit être écrite, motivée, signée et notifiée aux parties et à la Commission.
 
    […] » (nos soulignements)

Ordonnance de sursis
Lors de l’audition, le travailleur a demandé que dans la mesure où la CLP révoquait la décision, une ordonnance de sursis devrait être émise et avoir « […] pour effet de maintenir le versement de l’indemnité de remplacement du revenu jusqu’à ce que la cause soit entendue par un autre commissaire. »[16]

L’article 378 al. 2 de la L.A.T.M.P. prévoit les différents pouvoirs des commissaires :

« Ils ont en outre tous les pouvoirs nécessaires à l’exercice de leurs fonctions; ils peuvent notamment rendre toutes ordonnances qu’ils estiment propres à sauvegarder les droits des parties. »

Le commissaire cite plusieurs décisions qui concluent que la CLP n’a pas compétence pour émettre des ordonnances de sursis ou pour suspendre l’exécution des décisions.

En effet, dans Giben Canada inc. et Industries Okaply ltée[17], la CLP a rejeté une requête en sursis d’exécution d’une décision rendue par un inspecteur de la CSST. Selon elle, le pouvoir d’ordonnance prévu à l’article 378 al. 2 de la LATMP « […] ne permet pas à la Commission des lésions professionnelles d’ordonner à la CSST de surseoir à l’exécution de la décision qu’elle a rendue […] puisqu’une habilitation législative expresse est nécessaire pour lui permettre d’émettre une telle ordonnance […] »[18]. Vu l’absence de compétence inhérente de la CLP, il doit y avoir une habilitation législative expresse permettant à un décideur d’émettre une ordonnance qui affecterait le processus décisionnel d’une instance inférieure[19].

La CLP en est venue à la même conclusion dans Jean et Service entretien Distinction inc.[20] où le commissaire explique « […] que le pouvoir général d’ordonnance accordé à la CLP ne peut être utilisé pour ordonner le sursis d’exécution d’une décision. »[21]

En 1989, la CALP avait aussi conclu que « […] la Commission d’appel ne possède pas un pouvoir général de sursis. »[22]

Ainsi, dans la décision à l’étude, le commissaire réitère le fait que la CLP n’a que des pouvoirs statutaires et non pas les pouvoirs inhérents d’une Cour supérieure; ceux-ci autorisent la Cour à prononcer « en tout temps et en toutes » les ordonnances appropriées.

Conclusion
L’affaire Harvey rappelle la nécessité et l’importance pour les personnes prenant part au processus judiciaire ou administratif de connaître et de comprendre le fondement des décisions rendues à leur égard et de les contester si la motivation leur paraît inadéquate.

Lorsqu’une preuve médicale est présentée devant la CLP, le commissaire doit justifier les raisons pour lesquelles une telle preuve doit être rejetée. Il s’agit là d’un droit fondamental pour toutes les parties devant la CLP.

Enfin, si une première décision est attaquée, l’affaire Harvey rappelle que le commissaire qui prononce son invalidité ne peut émettre une ordonnance pour la prolonger jusqu’à ce que l’affaire soit de nouveau décidée.

Marie-Claude Perreault, CRIA, avocate associée et Vicky Lemelin, avocate du cabinet Lavery, de Billy en collaboration avec Sophie Prégent, étudiante

Source : VigieRT, numéro 15, février 2007.


1 Harvey et Brasserie Labatt ltée, C.L.P. 246947-02-0410, 22/01/07, AZ-50412263;
2 Id., 3;
3 Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., c. A-3.001, ci-après « L.A.T.M.P. »;
4 Harvey et Brasserie Labatt ltée, précitée, note 1, 4;
5 Id., 6;
6 Id., 3;
7 Id.;
8 Id., 8;
9 Id.;
10 Emballage Workman inc. (Multisac) et Martinez et CSST, [2002] C.L.P. 139;
11 Id., 146;
12 Id., 145;
13 Thifaultet Commission des lésions professionnelles et CSST, [2000] C.L.P. 814;
14 Id., 820;
15 Harvey et Brasserie Labatt ltée, précitée, note 1, 8;
16 Id., 9;
17 Giben Canada inc. et Industries Okaply ltée, [2004] C.L.P.929;
18 Id., 932;
19 Id., 933;
20 Jean et Service entretien Distinction inc., C.L.P. 155009-71-0102-R, 26 novembre 2004, B. Roy;
21 Id., 2;
22 Hopourian et Aérocar Canada ltée, [1989] C.A.L.P. 1056, à la page 1059.
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