Certaines croyances ont la vie dure en dépit du fait qu’elles soient mal fondées. C’est le cas notamment de l’idée selon laquelle la vie privée des individus se limite à leur sphère intime : leur santé, leur vie sexuelle, leur compte de banque, etc.
Dans la même veine, on entend encore fréquemment des gestionnaires des ressources humaines affirmer qu’il n’y a pas de droit à la vie privée au travail ou encore que le contrat de travail contient une renonciation implicite de l’employé à son droit à la vie privée. Et pourtant, c’est faux!
Cela fera bientôt dix ans que la Cour suprême a clairement énoncé que le droit à la vie privée d’une personne ne s’arrête pas à la porte de sa maison. Même l’individu qui se promène sur la rue a droit au respect de sa vie privée. A fortiori, l’employé, qui jouit de ce droit même lorsqu’il se trouve sur son lieu de travail. Et pas seulement lorsqu’il passe quelques minutes dans les toilettes, mais en tout temps et en tout lieu. Ainsi, l’employeur ne dispose pas du droit absolu de placer des caméras dans l’usine ou dans les corridors des bureaux, d’enregistrer les conversations téléphoniques de ses employés ou d’épier leurs courriels.
Lorsque l’employeur envisage de mettre en place une mesure de surveillance ou de contrôle en milieu de travail, il ne doit pas oublier non plus que la collecte, l’utilisation et la communication de renseignements personnels au sujet des employés font l’objet depuis 1994 de règles spécifiques consacrées dans la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (LPRPSP). Cette loi qui a récemment été révisée par l’Assemblée nationale, dans le cadre du projet de loi numéro 86, établit le cadre de gestion des renseignements personnels auxquels les professionnels de la gestion des ressources humaines doivent toujours se référer. De plus, la jurisprudence dans ce domaine est en constante évolution. Il n’est donc pas suffisant d’avoir adopté certaines politiques en 1994 et d’avoir modifié les formulaires d’embauche. Il est aussi essentiel de revoir périodiquement les procédures et les pratiques de gestion des ressources humaines à la lumière de l’évolution statutaire et jurisprudentielle.
La surveillance des employés
L’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec reconnaît spécifiquement le droit de toute personne au respect de sa vie privée. Les articles 3 et 35 du Code civil du Québec réitèrent ce droit : l’article 36 indique que, selon les circonstances, peut être considéré comme une atteinte à la vie privée d’une personne le fait d’intercepter ou d’utiliser volontairement une communication privée, de capter ou d’utiliser son image ou sa voix ou de surveiller sa vie privée par quel que moyen que ce soit.
C’est en s’appuyant sur ces règles qu’en 1999, la Cour d’appel du Québec a conclu, dans l’affaire Ville de Mascouche c. Houle, que l’interception et l’enregistrement des conversations téléphoniques d’une salariée à son domicile, au motif qu’elle était suspectée de comportement déloyal, constituaient une violation de la vie privée et étaient illégaux. De même, dans l’affaire Srivastava, la Cour d’appel a jugé, deux ans plus tard, que l’enregistrement par l’employeur, sur les lieux de travail, des conversations téléphoniques privées d’un employé, contrevenait à l’article 5 de la Charte. Dans cette affaire, le plus haut tribunal de la province a conclu qu’était mal fondé le raisonnement selon lequel l’employé n’avait pas d’expectative raisonnable de vie privée puisque le téléphone utilisé appartenait à l’employeur. Or, d’écrire le juge en chef Robert, la question fondamentale est de savoir si les conversations sont protégées, non pas le téléphone. La nature de l’information ainsi que celle des interlocuteurs sont des facteurs importants à considérer afin de déterminer si la conversation est protégée par la Charte. En l’espèce, l’employé s’attendait subjectivement à pouvoir tenir une conversation privée sur ses lieux de travail. En mettant le téléphone sous écoute, l’employeur s’est, selon la Cour d’appel, illégalement ingéré dans la vie privée de son employé et des interlocuteurs de ce dernier.
La Commission des droits de la personne et de la jeunesse a pour sa part jugé que l’opération d’un système de surveillance vidéo installé dans un centre de la petite enfance constituait une condition de travail déraisonnable pour les travailleurs de la garderie et une atteinte injustifiée à leur droit à la vie privée. Une telle mesure ne peut, selon la Commission, être justifiée que dans des circonstances exceptionnelles.
En somme, le droit à la vie privée ne s’arrête pas aux frontières d’un lieu. Ce droit suit la personne où qu’elle se trouve, incluant son lieu de travail. L’individu a le droit de ne pas être observé et suivi systématiquement, ce qui signifie que toute surveillance par l’employeur, sur les lieux de travail comme en dehors des lieux de travail, ne peut être admise que si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables. Il doit aussi y avoir un lien entre la mesure prise par l’employeur et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise. Il ne saurait donc s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L’employeur doit avoir des motifs raisonnables avant de décider de soumettre son salarié à une surveillance. Quant aux moyens, il faut que la mesure de surveillance (filature, vidéo, enregistrement de conversations, etc.) apparaisse comme nécessaire afin de vérifier le comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins importune possible. C’est seulement lorsque ces conditions sont réunies que l’employeur a le droit de recourir à des mesures de surveillance, étant entendu qu’elles doivent être aussi limitées que possible.
Les mêmes principes s’appliquent à l’épineuse question de la surveillance des courriels et de l’utilisation d’Internet par les employés, pendant leurs heures de travail. Tout comme un employé peut utiliser le téléphone mis à sa disposition au travail pour tenir des conversations privées, il a le droit, en principe, d’utiliser le courrier électronique pour avoir des échanges privés. Les mêmes critères que ceux précédemment énoncés doivent donc s’appliquer. Ce n’est pas parce que l’ordinateur appartient à l’employeur que ce dernier a automatiquement le droit de surveiller l’utilisation que l’employé en fait, notamment pour communiquer des messages personnels. Même une politique informant les employés qu’ils ne peuvent utiliser le courrier électronique pour communiquer avec leurs proches, pendant les pauses, pourrait possiblement s’avérer déraisonnable.
À l’inverse, l’employeur n’a pas à tolérer que l’on utilise Internet pendant les heures de travail. Il n’est pas non plus obligé de permettre à ses employés de naviguer à ses frais sur des sites non pertinents à l’exercice de leurs fonctions. L’adoption d’une politique explicite dans laquelle il est clairement mentionné que l’employeur est habilité à vérifier les sites Internet consultés par les employés serait à cet égard une mesure pertinente. Une telle politique devrait également indiquer les sanctions qui pourront être imposées à l’employé qui utilise Internet au bureau pour avoir accès à des sites pornographiques ou pour commettre des activités illégales.
Cela dit, avant d’intercepter et de surveiller les courriels d’un employé, il faudra que l’employeur ait des motifs raisonnables de procéder à une telle surveillance et que les moyens utilisés portent le moins possible atteinte à la vie privée de l’employé.
La protection des renseignements personnels
La LPRPSP s’applique à toutes les entreprises qui font affaire au Québec, à l’exception des entreprises de compétence fédérale exclusive (aéronautique, transport interprovincial, télécommunications, etc.) qui, pour leur part, sont visées depuis 2002 par la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (fédérale). Cette Loi prévoit cependant des règles de collecte, d’utilisation et de communication des renseignements personnels qui sont substantiellement similaires à celles contenues dans la loi québécoise.
Les principes mis de l’avant par la LPRPSP sont relativement simples. C’est leur application qui pose souvent des difficultés. On peut regrouper en six propositions les règles énoncées dans la LPRPSP lorsqu’on les adapte au domaine du travail :
- l’employeur ne peut recueillir que les renseignements personnels qui lui
sont nécessaires; - à l’intérieur de l’entreprise, les renseignements personnels ne sont accessibles qu’aux personnes qui en ont besoin pour l’exercice de leurs fonctions;
- les renseignements personnels concernant les employés ne peuvent être communiqués à l’extérieur de l’entreprise qu’avec le consentement de la personne concernée ou encore dans les cas d’exception spécifiquement prévus dans la LPRPSP;
- les renseignements personnels que l’employeur détient sur ses employés ne peuvent être utilisés à des fins non pertinentes à la finalité pour laquelle ils ont été recueillis au départ et l’employé doit être informé de cette finalité au moment de la collecte;
- l’employé a le droit de prendre connaissance des renseignements personnels que l’employeur détient sur lui, sous réserve des restrictions prévues dans la Loi;
- l’employé a le droit de faire rectifier les renseignements inexacts, incomplets, équivoques ou obtenus en contravention des règles de collecte, d’utilisation et de communication prescrites par la LPRPSP.
La gestion de l’absentéisme fournit un bon exemple d’application concrète de la LPRPSP dans le domaine de la gestion des ressources humaines. Quels sont les renseignements que l’employeur peut recueillir auprès d’un employé absent pour cause de maladie? À qui sont-ils accessibles à l’interne et à l’extérieur de l’entreprise? L’employé peut-il avoir accès à ces renseignements ?
La jurisprudence nous enseigne tout d’abord que les dispositions de la LPRPSP relatives à la collecte de renseignements personnels sont d’ordre public. Autrement dit, même avec le consentement de l’employé, l’employeur ne peut recueillir des renseignements qui ne lui sont pas nécessaires. À titre d’exemple, lorsque l’employeur requiert de l’employé absent qu’il se soumette à un examen médical, le rapport de l’expert ne peut contenir des renseignements personnels dont l’employeur n’a pas vraiment besoin. Les deux objectifs pour lesquels des renseignements médicaux sont requis sont la vérification de l’admissibilité de l’employé aux bénéfices d’une indemnité d’assurance-invalidité et sa réintégration harmonieuse à la suite d’une absence. Dès lors, le rapport du médecin expert ne saurait contenir des détails sur la vie amoureuse et matrimoniale de l’employé, sur ses problèmes d’alimentation et de digestion, sur l’histoire psychologique de sa famille ainsi que sur les problèmes familiaux vécus durant l’enfance.
Appelée à se pencher sur cette question, la Cour du Québec, dans l’affaire Société de transport de la Ville de Laval c. X, a statué que le rapport de l’expert ne forme pas un tout indissociable et qu’au contraire, l’employeur ne peut en recevoir que les parties qui sont nécessaires pour lui permettre de prendre les décisions qui le concernent. Le diagnostic, les traitements reçus et administrés ainsi que le pronostic de retour au travail sont des sujets de préoccupation légitimes de l’employeur désireux de gérer la réintégration de son employé ainsi que le régime d’assurance-invalidité. Ce sont donc en général les éléments qui figurent dans les conclusions du rapport qui intéressent l’employeur et qu’il a le droit de recueillir.
Par ailleurs, la règle de confidentialité des renseignements personnels fait en sorte que les renseignements obtenus par l’employeur au sujet de l’état de santé de son employé ne peuvent circuler librement à l’intérieur de l’entreprise. Au sein du service des ressources humaines, seules les personnes qui auront à prendre des décisions reliées à l’absence de cet employé pourront prendre connaissance des renseignements personnels en question. Il est possible également que d’autres personnes dans l’entreprise aient besoin de ces renseignements, par exemple le supérieur immédiat de l’employé qui devra savoir dans combien de temps ce dernier pourra reprendre son poste ou quelles mesures d’adaptation devront être prises au moment du retour au travail. Le service des finances de l’entreprise aura vraisemblablement besoin de certaines informations spécifiques (date de départ, date de retour, suspension des cotisations, etc.), mais certainement pas du diagnostic. Quant aux autres cadres et employés, il est peu probable que des renseignements de nature médicale au sujet de l’employé absent soient nécessaires à l’exercice de leurs fonctions.
En outre, il va de soi que les renseignements en question ne peuvent être communiqués à l’extérieur de l’entreprise qu’avec le consentement de l’employé ou, encore, dans l’un des cas spécifiquement mentionnés dans la Loi. À titre d’exemple, l’employeur n’aura pas à obtenir le consentement de l’employé pour communiquer des renseignements personnels à ses avocats ou en situation d’urgence pour prévenir un acte de violence.
Enfin, l’employé concerné a le droit de consulter tous les renseignements personnels que l’employeur détient à son sujet, à moins que la divulgation ne nuise à une enquête interne visant à prévenir, détecter ou réprimer le crime ou les infractions aux lois, qu’elle soit susceptible d’avoir un effet sur une procédure judiciaire ou quasi judiciaire ou qu’elle ne révèle des renseignements personnels sur un autre individu. Il faut également souligner que, depuis que des modifications ont été apportées à la LPRPSP par l’adoption du projet de loi numéro 86 en juin dernier, le seul cas où une entreprise peut refuser à la personne concernée d’avoir accès à des renseignements de nature médicale est celui où il en résulterait un préjudice grave pour la santé de cette personne. Les autres restrictions contenues dans la Loi ne sont pas applicables aux renseignements médicaux contenus dans le rapport d’expertise médicale obtenu par l’employeur dans le cadre de la gestion de l’absence de l’employé.
Comme on peut le constater, tant les règles de protection des renseignements personnels que celles qui gouvernent la surveillance en milieu de travail ont évolué rapidement au cours des dernières années et sont sujettes à des modifications législatives et jurisprudentielles constantes. Pour les gestionnaires des ressources humaines, il est essentiel de connaître ces règles et de constamment mettre à jour leurs connaissances dans ce domaine. Ce n’est pas seulement parce que les violations de la Loi, au chapitre du respect de la vie privée, peuvent donner lieu à des dommages-intérêts, voire à des sanctions pénales qu’il y a lieu de bien connaître ces règles. Il faut aussi garder à l’esprit que les décisions des gestionnaires pourront être annulées si elles sont prises sur la base de renseignements personnels obtenus en contravention de la Loi. Qui plus est, l’entreprise qui ne respecte pas la vie privée de ses employés risque sérieusement d’être perçue par ses clients comme étant susceptible de porter également atteinte aux droits fondamentaux de ces travailleurs.
Raymond Doray, avocat associé, cabinet Lavery, de Billy
Source : Effectif, volume 9, numéro 5, novembre/décembre 2006