Vous avez joué ensemble au hockey dans les ruelles, fait des marathons de magasinage ou dansé ensemble jusqu’aux petites heures du matin sur des
Il arrive que les promotions soient inattendues; parfois, ce sont les amis qui embauchent. C’est le cas de Vincent Langlois qui a démarré son entreprise de boissons énergétiques, Reload, et qui est devenu le patron d’un de ses meilleurs amis, Louis-Pierre. « Je connaissais Louis-Pierre depuis mon plus jeune âge; nous étions voisins durant notre enfance, nous avons côtoyé le même groupe d’amis et sensiblement les mêmes établissements scolaires. Nous avons toujours été des amis proches », explique Vincent Langlois. Cette collaboration choisie de part et d’autre s’est bien déroulée.
« Notre relation dans le cadre du travail pour Reload n’a pas réellement changé. Il a fallu par contre être attentifs. J’étais le patron de Louis-Pierre, mais également le propriétaire de l’entreprise qui l’avait engagé. Lui et moi devions tracer clairement la ligne entre le travail et les loisirs. » En effet, le démarrage d’une PME est exigeant quant à la disponibilité et à la productivité de tous les employés. « Ainsi, Louis-Pierre était en charge du travail de recherche et développement pour différents produits; il devait donc souvent me rendre des comptes. L’atteinte des objectifs en recherche est long et fastidieux, sans parler du fait qu’ils sont dans certains cas très onéreux. Les discussions pouvaient être délicates quant aux exigences élevées de l’entreprise », explique monsieur Langlois.
Toutes les histoires ne sont malheureusement pas roses. Isabelle Girard est devenue la patronne malgré elle d’une amie plus ou moins compétente. « J’ai obtenu un poste de coordonnatrice de la recherche pour une émission de télévision; je suis alors devenue la supérieure d’une copine, Caroline. C’est une fille enthousiaste et de bonne nature, avec qui j’avais travaillé comme recherchiste la saison précédente, se rappelle Isabelle. Nous avions le même mentor et nous faisions partie du même réseau informel de journalistes et de recherchistes. »
Les troubles ont commencé pour Isabelle dès le départ. « En appelant Caroline pour lui offrir “officiellement” un contrat de quatre mois à temps plein, j’ai eu la surprise de l’entendre dire qu’elle préférait un poste à temps partiel, car elle voulait conserver un autre poste qu’elle occupait déjà. J’avais le sentiment d’offrir une occasion en or à quelqu’un qui avait déjà prouvé qu’elle était prête à y mettre l’effort et le temps, seulement pour me faire dire : “Ah, ça me tente, mais je ne suis pas certaine si je veux laisser aller le reste…” Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Mais je me sentais tenue, par loyauté, de prendre son parti et je ne voulais pas la laisser tomber après lui avoir promis un emploi. »
Bien négocier salaires et avantages
La dynamique ami-patron devient particulièrement délicate quand on connaît (trop) bien son interlocuteur, surtout quand il est question d’attentes salariales ou d’encadrement. Vincent Langlois se rappelle des discussions embarrassées. « Je ne crois pas que quiconque se sente à l’aise quand il faut demander une augmentation de salaire ou de plus importantes responsabilités ou encore pour faire part d’autres revendications à son supérieur. Comme j’étais son meilleur ami, ça a dû être encore plus difficile pour Louis-Pierre. »
Isabelle Girard s’est trouvée dans la situation inverse. Pour accommoder son amie, elle a fini par accepter une demande d’horaire qui ne convenait pas au milieu de travail. « Nous avons coupé la poire en deux et nous sommes mises d’accord pour que deux recherchistes se partagent cet emploi à temps plein. » Les ennuis ont alors sérieusement commencé. « Caroline ne saisissait tout simplement pas des éléments pourtant simples et essentiels relevant de la recherche de contenu et de la production télévisuelle : elle ne venait pas aux réunions de production de l’équipe, qui avaient lieu les jours où elle ne venait pas au bureau. Il me fallait lui en faire un compte rendu et l’appeler pour ce faire, puisqu’elle ne le faisait pas! »
Clarifier les attentes
Isabelle Girard se désole d’avoir tenu pour acquis que son amitié avec Caroline aplanirait toutes les difficultés. « J’aurais dû mettre les choses au clair avec elle dès l’embauche : c’est un travail à temps plein, et l’offre est à prendre ou à laisser, en lui expliquant avec franchise les problèmes que toute voie médiane pouvait potentiellement créer. Faire compromis sur compromis, au nom de la loyauté, c’est négliger des facteurs importants qui devraient entrer en ligne de compte; c’est l’équivalent de signer un pacte avec le diable… ». Parfois, on découvre trop tard les véritables motivations d’un ami. « Caroline, je m’en suis vite rendu compte, voyait son travail comme un 9 à 5 un peu glamour, dans lequel elle pouvait se livrer à toutes sortes de tâches excitantes reliées à la télévision », déplore madame Girard. « Finalement, j’ai rajouté sa charge de travail à la mienne et je lui ai confié des dossiers moins importants. Mais j’arrivais difficilement à masquer mon exaspération! » Vincent Langlois souligne, lui aussi, l’importance de la transparence, surtout quand l’employé est dans une situation où il n’a pas à se méfier. « Il faut être très clair concernant ses attentes, sa situation personnelle et professionnelle et bien mettre en contexte les responsabilités de l’employé envers l’entreprise. »
Séparer vie privée et vie professionnelle
S’il faut demeurer professionnel avec ses amis pendant les heures de bureau, il est tout aussi important de quitter cet état d’esprit quand on se retrouve dans la vie privée. « Les sujets de conversation à l’extérieur du travail étaient souvent axés sur le boulot également, la ligne n’était pas facile à tracer », précise monsieur Langlois. Pas question non plus pour lui de jouer sur les sentiments quand vient le temps de travailler. « Il faut tenter de ne pas traiter les dossiers professionnels avec une subjectivité liée à l’amitié. Il faut demeurer “strictly business” lorsqu’on discute de sujets d’affaires », affirme-t-il.
Pour sa part, Isabelle Girard met en garde contre les jaloux potentiels qui voient l’amitié entre un patron et un employé comme une menace. « Il faut faire attention à l’apparence de favoritisme. Il est tout à fait acceptable d’aller sur une terrasse ensemble après le travail, mais comme une amitié précédente ne se “maquille” pas aisément, tous les employés doivent sentir qu’ils sont traités de manière égale. »
Le secret d’une collaboration réussie
Pour Vincent Langlois, le meilleur moyen d’éviter les accrochages inutiles est de choisir un ami comme employé pour ses compétences et non pour ses affinités personnelles. « Ce qui a rendu mon travail avec Louis-Pierre intéressant et enrichissant, c’est qu’il était préparé à trimer dur dans un contexte hautement concurrentiel et qu’il était conscient des ressources relativement limitées de l’entreprise. » Les qualités qui font un bon patron ne disparaissent pas parce que l’employé peut appeler la mère de son supérieur par son prénom. Comme l’explique monsieur Langlois, « dans le cas où on travaille comme patron d’un bon ami, il est important de ne pas asseoir son autorité aux détriments de son employé, mais bien de le traiter comme un partenaire. »
Isabelle Girard nuance tout de même cette vision. « Être le patron d’une amie peut signifier qu’on a une alliée formidable dans son milieu de travail. Mais le travail reste le travail, et le respect d’une certaine hiérarchie est important. Si on est en mesure de compartimenter la partie boulot et la partie amitié, la vie de bureau peut être harmonieuse. J’ai été la supérieure hiérarchique d’autres amies et cette relation s’est toujours bien déroulée, dans le respect de nos compétences mutuelles. »
Certaines collaborations ont une fin heureuse, d’autres non. Isabelle Girard garde de la sienne un goût un peu amer. « On s’en est tous tirés sans trop de traumatismes, mais quand est venu le temps de prolonger les contrats dans mon équipe, celui de Caroline n’a pas été renouvelé. Il s’est terminé à la date prévue et notre amitié est partie avec la fonte des neiges. On ne se déteste pas, mais on ne se parle plus. » Vincent Langlois, lui, recommencerait volontiers. « L’expérience a été très cordiale, je n’ai pas le souvenir d’accrochages et ce n’est pas peu dire dans le cadre d’une PME! » Lorsque le projet de R&D s’est terminé, Louis-Pierre est retourné travailler pour la firme de consultants qui l’avait initialement engagé après son baccalauréat. « Louis-Pierre, de par sa minutie, son sens de l’organisation et son caractère consciencieux, s’est facilement intégré au sein de l’entreprise et je ne l’ai jamais réellement vu comme un employé. Je présume même qu’il dirait qu’il n’a pas senti que j’étais son boss au sens littéral du terme… », conclut Vincent Langlois, avec un sourire.
Stéphanie Lalut, journaliste indépendante
Source : Effectif, volume 9, numéro 5, novembre/décembre 2006