Vous lisez : Les conflits de travail en 2006 : commentaire

Les statistiques annuelles comparées du texte précédent mettent en évidence que le nombre tant des conflits de travail et des travailleurs touchés que des jours-personne perdus en 2006 accusent une réduction marquée par rapport aux années 2000 et, en particulier, par rapport à 2005. Il faut d’abord noter que les statistiques de 2006 sur les arrêts de travail ne concernent que les deux premiers trimestres de l’année, ce qui nous incite à la plus grande prudence et même nous empêche de conclure quoi que ce soit. Mais aurions-nous les statistiques complètes de 2006 qu’il serait aussi risqué de tenter un exercice d’interprétation; en matière de conflits de travail, de grèves et de lockouts, comparer les statistiques d’un petit nombre d’années successives ne permet pas de révéler des tendances. L’étude de plus longues séries statistiques se révélera plus instructive, car trop de facteurs pratiques font varier à court terme l’activité même de négociation collective, la plupart du temps préalable aux arrêts de travail de nos jours. Il suffira de quelques conventions collectives échues une même année, touchant de grands effectifs et donnant lieu à des affrontements durables, pour faire varier à la hausse les statistiques, sans que se dessine pour autant une tendance à long terme.

Par exemple, le nombre de jours de travail perdus à la suite de grèves et de lockouts en 2005 au Canada était le plus élevé depuis quinze ans; Statistique Canada les estime à 4,1 millions. Parmi les provinces, le Québec, qui a le taux de syndicalisation le plus important, a enregistré la plus forte proportion de grèves et de lockouts (45 %) cette année-là, en raison principalement de la difficile négociation dans le secteur public (Akyeampong, 2006a). En d’autres termes, les années d’échéance des conventions collectives du secteur public (ou du secteur de la construction) peuvent entraîner une hausse momentanée, sans pour autant participer d’une tendance. À ce titre, les variations du tableau 4 ne sont pas étonnantes.

En vérité, si l’activité de grève a beaucoup augmenté pendant l’année 2005, en revanche, la tendance de long terme est à la baisse depuis les années quatre-vingt. Au Canada, le nombre d’arrêts de travail attribuables aux grèves et aux lockouts est passé d’une moyenne annuelle de 754 dans les années quatre-vingt à 394 dans les années quatre-vingt-dix, puis à 319 pendant les années 2000. Le ratio du nombre de jours de travail perdus par 1000 employés passe d’une moyenne annuelle de 541 jours dans les années quatre-vingt à 233 dans les années quatre-vingt-dix, puis à 203 dans les années 2000. Toujours au Canada, le nombre de jours de travail perdus s’est élevé en moyenne à 5,5 millions par année dans les années quatre-vingt, pour baisser à 2,6 millions dans les années quatre-vingt-dix, et semble se stabiliser autour de 2,7 millions dans les années 2000, à tout le moins jusqu’à présent (Akyeampong, 2006a).

Au Québec, entre 1983 et 2002, le nombre annuel de conflits du travail s’est abaissé considérablement et, parmi eux, le nombre des conflits de longue durée suit également une tendance à la baisse, bien que leur proportion par rapport à l’ensemble des conflits soit en légère hausse (ministère du Travail, 2006). De façon plus détaillée, on constate que, de 1983 à 1989, la fréquence des arrêts de travail en général est toujours égale ou supérieure à 219, à l’exception de l’année 1988 qui en compte 190. De 1990 à 1995, le nombre d’arrêts de travail n’a cessé de diminuer pour connaître à nouveau une hausse de 1996 à 1999. Depuis l’an 2000, leur nombre est stable, autour d’une centaine par année; en 2004, 5 % seulement des conventions collectives ont été renouvelées à la suite de moyens de pression et, en 2005, 7 %!

En revanche, si l’analyse de l’évolution des conflits du travail au cours des vingt dernières années permet de constater que le nombre annuel de conflits est en baisse, leur durée moyenne augmente (Sauvé et Robitaille, 2005). En d’autres termes, les arrêts de travail sont moins nombreux, mais on constate une tendance à la hausse du durcissement et de l’allongement d’une part d’entre eux. Cela contribue à expliquer le faible ratio de travailleurs touchés par rapport au nombre de jours-personne non travaillés pour cause de grève, au tableau 1.

Si on examine les facteurs explicatifs macroéconomiques traditionnels de l’activité de grève, on ne peut que constater la désuétude de certains d’entre eux. Par exemple, pendant la période fordiste d’après-guerre, on observait une relation négative entre le taux de chômage et l’activité de grève; cette dernière augmentait avec la réduction du taux de chômage et vice-versa. Si les modes de régulation économique étaient constants, l’activité de grève devrait augmenter au Québec où le taux de chômage est à la baisse; en effet, il est passé de 11,5 % en 1995 à 8,3 % en 2005, le taux annuel le plus bas de cette dernière décennie (Statistique Canada, 2006). Les données récentes indiquent même que le Québec a enregistré en octobre dernier son taux de chômage le plus bas depuis février 1975, soit 7,4 % (Gamache, 2006). De la même façon, aux États-Unis, après une phase de croissance ininterrompue de huit ans en 2000, qui avait amené le taux de chômage sous les 4 %, le taux de grèves a continué à baisser dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix. Le nombre de journées de travail perdues pour cause de grève est passé de 61 pour 1000 salariés pendant la période 1988-1993 à 39 pour 1994-1999 (source : OCDE, Panorama de la société : les indicateurs sociaux de l’OCDE, 2001).

Tant en Amérique du Nord qu’en Europe occidentale, les grèves ont été les plus nombreuses entre 1975 et 1985 et on observe une tendance de long terme à la baisse depuis lors. Cela ne veut pas pour autant dire que la tension soit maintenant moins grande, mais elle peut revêtir d’autres formes ou encore demeurer larvée; on ne peut pas en effet en déduire une plus grande satisfaction des travailleurs syndiqués.

Plusieurs facteurs contribuent à la réduction des grèves et certains d’entre eux sont d’abord d’ordre formel; notamment, au Québec, le prolongement de la durée des conventions collectives favorisé depuis mai 1994 par une réforme du Code du travail du Québec qui levait le seuil maximal de trois ans, sauf dans les secteurs public et parapublic où la durée des conventions ne peut excéder trois ans. Entre 1994 et 2002, la durée moyenne des conventions collectives est passée de 32,1 à 40 mois. En 2002, la part des conventions collectives d’une durée supérieure à trois ans était de 40,8 %, soit le double de la même part en 1995. Qui plus est, ces conventions collectives touchaient davantage les grandes unités d’accréditation jusqu’en 1999 (1000 salariés et plus) et donc, un grand nombre de salariés (Boutet, 2004). Cela contribue bien sûr à réduire l’activité de grève, très souvent liée en Amérique du nord au renouvellement des conventions collectives.

De même, la révision de l’article 45 du Code du travail en décembre 2003, relatif au transfert des droits et des obligations en cas de cession d’entreprise, réduit la portée du transfert des accréditations syndicales en cas de sous-traitance. Si auparavant le certificat d’accréditation et la convention collective étaient transférés au sous-traitant, un tel transfert n’existe explicitement plus de façon automatique. Au contraire, le transfert de la convention collective ne s’applique que dans les seuls cas où la concession partielle a pour effet de transférer au concessionnaire, en plus de fonctions ou de droits d’exploitation, la plupart des autres éléments caractéristiques de la partie d’entreprise visée. Dans les autres cas, soit lorsque la convention collective n’est pas transférée, il faut comprendre que l’article 45,2 a explicitement pour effet de faire expirer la convention collective au moment de la concession partielle et que les parties peuvent négocier son renouvellement ou alors renoncer à l’application de l’article 45 et, donc, à la transmission des droits et obligations nés de la convention collective. Dans le contexte économique évoqué plus haut, on peut présumer que cela aura pour effet de réduire le nombre des accréditations et, partant, des conflits de travail, mais la question doit être documentée.

À ce titre, il est intéressant de remarquer que, contrairement à une croyance répandue, les unités de moins de 25 salariés regroupent la plus grande proportion des arrêts de travail de longue durée, soit près de 40 % d’entre eux, alors que les arrêts de travail en général dans les unités de moins de 25 salariés ne représentent que 30 % des conflits totaux. En revanche, seulement 3 % des conflits de longue durée ont été déclenchés dans des unités de 500 salariés et plus, alors que 7 % des arrêts de travail en général y sont déclenchés. En revanche, il n’y a pas de tendance à la hausse des conflits de longue durée, à long terme, dans le sous-groupe de petites unités (Sauvé et Robitaille, 2005). Il y a là néanmoins un phénomène à surveiller, compte tenu des enjeux des transformations législatives présentées ci-dessus pour les petites et moyennes entreprises (PME), moteur de l’économie québécoise. En 1999, 23,1 % des entreprises au Québec embauchaient entre 5 et 49 employés (Statistique Canada, 2001).

Ces deux derniers facteurs législatifs sont formels, bien sûr, mais aussi politico-économiques, dans la mesure où ces réformes législatives surviennent dans une conjoncture de grande incertitude, attribuable à l’ouverture internationale des marchés, où le patronat est demandeur de stabilité et de compromis dans les relations du travail.

Dans les rangs syndicaux, en contrepartie, la crainte de l’externalisation des activités du secteur privé à l’étranger et des fermetures d’entreprise influent sur les comportements en négociation collective. La mobilité extrême du capital financier, la flexibilité exigée du travail, la mise en concurrence des individus et des collectifs au sein de chaque entreprise, de chaque secteur, de chaque pays et à l’échelle globale, menacent durement la sécurité de l’emploi, du statut et du revenu. D’ailleurs si la moitié (51 %) des arrêts de travail au Canada entre 2003 et 2005 ont invoqué les salaires ou les avantages sociaux comme principal motif du conflit, 35 % ont cité des retards dans les négociations ou le manque de confiance dans la volonté de négociation de la partie adverse, 9 % donnaient la sécurité d’emploi et la sous-traitance comme les principaux enjeux et 5 % ont invoqué des conditions de travail médiocres, de mauvaises relations patronales-syndicales et le manque de respect des droits syndicaux (Akyeampong, 2006a).

L’emploi dans le secteur industriel domestique, pilier du syndicalisme, accuse un déclin inégalement ciblé, au profit du secteur des services. Le taux de présence syndicale au Québec a accusé, de ce fait, une certaine réduction dans le secteur privé pendant les années quatre-vingt-dix, par l’effet combiné d’une chute importante du nombre de salariés assujettis à une convention collective et d’une hausse de l’emploi dans plusieurs sous-secteurs des services privés, où le mouvement syndical a du mal à organiser les travailleurs (Akyeampong, 2006b). L’effectif syndiqué plafonnera tant que ne sera pas à l’ordre du jour une réforme du Code du travail qui tienne compte de ces transformations et qui permette d’organiser « les cohortes d’occasionnels, de temporaires, de contractuels, d’autonomes vrais ou simulés » (Gagnon, 1997); à ce point de vue, on ne s’étonne pas non plus de la réduction des requêtes en accréditation depuis 2003 (graphique 1), quoiqu’on ne puisse pas encore non plus la lier directement à la conjoncture.

Si le taux de syndicalisation est resté relativement stable au Canada et au Québec en comparaison des États-Unis dans la dernière décennie (Akyeampong, 2006b), cela ne confère pas au mouvement syndical un plus grand pouvoir de négociation pour autant! Les effets négatifs des diverses formes de précarité d’emploi sur la capacité de mobiliser les salariés ont permis de s’approcher du plein emploi sans concéder au mouvement syndical d’avancées majeures sur le plan des salaires ou des conditions de travail. Accélération des changements technologiques réduisant emploi et sécurité d’emploi, restructurations d’entreprises s’effectuant à l’enseigne de l’assainissement des bilans financiers et de la rationalisation des effectifs sont autant de forces susceptibles de réduire la disposition à exercer des moyens de pression.

L’État québécois n’a pas été en reste dans la gestion de cette crise et a tenu le discours de l’impératif du changement dans les relations du travail. Il a invité le mouvement syndical québécois de façon persistante depuis les années quatre-vingt-dix à « participer au changement » et à la meilleure gestion des finances publiques. Les travailleurs et les syndicats étaient présentés comme des partenaires du développement économique, de la modernisation de l’économie québécoise, voire du « modèle québécois ». Jusqu’à un certain point, les organisations syndicales québécoises ont répondu à l’appel, mais quelle était l’alternative? Une telle conjoncture entraîne inévitablement pour le mouvement syndical d’importants effets quant à ses stratégies dans et hors de l’entreprise, le plaçant entre autres dans une position défensive devant des événements sur lesquels il a peu d’emprise (lire à ce sujet Charest, 1998). L’avenir nous apprendra la forme que revêtira la grogne des salariés, parfois peut-être différente des formes connues jusqu’à présent, malgré la persistance de moyens de pression comme la grève.

Marie-Josée Legault, CRIA, professeure titulaire, Téluq-UQAM

Source : VigieRT, numéro 13, décembre 2006.


RÉFÉRENCES
Akyeampong, Ernest B. (2006a). « Des arrêts de travail », L’emploi et le revenu en perspective, Statistique Canada, catalogue no 75-001-XIF, vol. 7, no 8, p. 5- 9.

Akyeampong, Ernest B. (2006b). « La syndicalisation », L’emploi et le revenu en perspective, Statistique Canada, catalogue no 75-001-XIF, vol. 7, no 8, p. 19- 44.

Boutet, Pierre (2004). Rapport sur les conventions collectives de longue durée de 1994 à 2002, direction de la recherche et de l’évaluation, ministère du Travail, gouvernement du Québec, accessible en ligne, site du ministère du Travail : www.travail.gouv.qc.ca

Charest, Jean (1998). « Le mouvement syndical », L’année politique au Québec 1997-1998, accessible en : http://www.pum.umontreal.ca

Gagnon, Mona-Josée (1997). « Le mouvement syndical », L’année politique au Québec 1996-1997, accessible en ligne : http://www.pum.umontreal.ca

Gamache, Jean (2006). Information sur le marché du travail, Emploi-Québec, accessible en ligne : http://emploiquebec.net

Maschino, Dalil, Jean-François Boivin et Renée Laflamme (2001). « Les conventions collectives de longue durée dans le contexte des nouvelles approches en relations de travail », conférence présentée au Symposium sur les changements en milieu de travail, sous les auspices de l’Organisation de coopération économique Asie-Pacifique, accessible en ligne, site du ministère du Travail : www.travail.gouv.qc.ca

Ministère du Travail (2006). Bilan des relations de travail au Québec en 2005, direction des études et des politiques, ministère du Travail, gouvernement du Québec, accessible en ligne, site du ministère du Travail : www.travail.gouv.qc.ca

OCDE (2001). Panorama de la société : les indicateurs sociaux de l’OCDE, Organisation de coopération et de développement économique, accessible en ligne : http://www.oecd.org

Sauvé, Michel et Claudine Robitaille (2005). Évolution des conflits de travail de longue durée de 1983 à 2002. Une vue d’ensemble, direction générale des politiques et de la recherche, ministère du Travail, gouvernement du Québec, accessible en ligne, site du ministère du Travail : www.travail.gouv.qc.ca

Statistique Canada (2006). Enquête sur la population active, accessible en ligne : http://www.stat.gouv.qc.ca

Statistique Canada (2001). Variation de l’emploi 1983-1999, catalogue 61F0020XCB, accessible en ligne : http://www.ccmm.qc.ca

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