Vous lisez : Enregistrement en milieu de travail : vos conversations téléphoniques vous appartiennent-elles?

Le droit au respect de la vie privée occupe une place importante dans la législation québécoise. En effet, tant la Charte des droits et libertés de la personne[1] que le Code civil du Québec[2] reconnaissent d’emblée ce droit. En outre, il est notamment reconnu que l’interception volontaire d’une communication privée peut enfreindre ce droit. Cela veut-il dire que toute forme d’enregistrement électronique en milieu de travail est interdite? Absolument pas. Cependant, à ce chapitre, certaines limites ont été fixées tant en ce qui concerne le pouvoir de l’employeur d’enregistrer les propos d’un salarié que le droit du salarié d’enregistrer les déclarations de l’employeur ou de son représentant. Dans cet article, nous exposons succinctement l’état du droit sur cette question.

L’enregistrement d’une conversation par une personne qui y prend part
Il est généralement admis par les tribunaux qu’une personne peut enregistrer sa propre conversation avec une autre personne à l’insu de cette dernière, pour autant qu’un tel enregistrement ne constitue pas une intrusion dans sa vie privée. Cette règle trouve notamment application en matière de relations du travail.

En conséquence, non seulement l’employeur peut-il généralement enregistrer sa conversation avec un salarié, mais un employé peut aussi enregistrer un entretien avec son employeur ou avec un collègue.

Toutefois, il doit bel et bien s’agir d’une conversation d’affaires ou touchant les relations du travail. En effet, les conversations intimes ne pourront, dans la plupart des cas, être mises en preuve, puisqu’il y aurait alors violation du droit au respect de la vie privée.

Par ailleurs, bien que l’enregistrement de ses propres conversations soit généralement permis, le salarié qui use d’un tel procédé pourrait se voir imposer une mesure disciplinaire si le lien de confiance essentiel à la relation employeur-salarié s’en trouvait affecté. Pour ce motif précisément, la Cour d’appel a confirmé la mesure disciplinaire imposée à un salarié qui avait enregistré clandestinement, à plusieurs reprises, ses conversations avec ses supérieurs ainsi que des réunions auxquelles il avait pris part[3].

Un tribunal d’arbitrage a également conclu que l’employeur peut être justifié de discipliner le salarié qui enregistre sa conversation avec un co-salarié si cette conversation relève de la vie privée de ce dernier[4].

L’interception par l’employeur d’une conversation entre un salarié et un tiers
Suivant les enseignements de la Cour d’appel du Québec, l’interception secrète des communications d’un salarié, lorsqu’elles ont lieu au travail, ne constitue pas nécessairement une violation de sa vie privée et n’est pas forcément synonyme d’une condition de travail injuste ou déraisonnable[5]. Au contraire, les tribunaux civils et d’arbitrage autorisent fréquemment la présentation en preuve d’un enregistrement électronique fait à l’insu d’un salarié lorsque l’ensemble des circonstances justifie l’employeur d’y avoir eu recours.

En effet, le salarié qui prétend qu’un enregistrement porte atteinte à sa vie privée doit démontrer qu’il s’agit bel et bien d’une conversation à caractère « privé ». Deux facteurs interviennent essentiellement dans l’évaluation du caractère privé d’une communication : le lieu et le contenu.

En ce qui concerne le lieu, il faut comprendre d’entrée de jeu que l’exécution d’un travail dans des lieux contrôlés par un employeur a un effet réducteur sur l’expectative légitime de vie privée d’un individu. Ainsi, eu égard à son droit à la protection de la vie privée, le salarié doit avoir des attentes moindres lorsqu’il se trouve sur les lieux du travail que lorsqu’il se trouve à son domicile.

En ce qui a trait au contenu, les tribunaux indiquent qu’une conversation est privée lorsqu’un interlocuteur peut s’attendre de façon raisonnable à ce qu’elle le soit. En revanche, ils reconnaissent qu’une conversation concernant les relations du travail ne constitue généralement pas une conversation privée.[6]

Au surplus, même lorsque ces expectatives sont importantes et réelles, l’employeur peut dans certains cas s’immiscer dans la vie privée d’un salarié sans pour autant violer l’article 35 C.c.Q. ou l’article 5 de la Charte québécoise. De façon générale, une telle intrusion sera permise si elle réunit les conditions suivantes :

  1. l’employeur cherche à atteindre par ce moyen un objectif légitime et important;
  2. la mesure est rationnellement liée à l’objectif recherché;
  3. il n’y a pas d’autres moyens raisonnables d’atteindre l’objectif;
  4. l’intrusion est la plus restreinte possible.

L’employeur qui démontre que les enregistrements ont une utilité pratique telle l’amélioration de la qualité des services offerts, avance un argument convaincant au soutien de la légalité d’un enregistrement électronique. En effet, le salarié peut ensuite difficilement prétendre qu’il s’agit de conditions de travail injustes ou déraisonnables contrevenant à l’article 46 de la Charte québécoise ou à l’article 2087 C.c.Q.

Il ressort aussi de la jurisprudence que les tribunaux sont plus enclins à permettre la production en preuve d’enregistrements électroniques si l’employeur ne dispose pas véritablement d’autres moyens pour vérifier la qualité du travail de ses salariés et s’il a informé ses salariés que leurs conversations peuvent être enregistrées[7].

Enfin, la légalité de l’enregistrement électronique sera plus aisément reconnue si on a aussi informé l’autre interlocuteur qu’il peut être sous écoute[8].

En somme, s’il observe les limites établies par la loi et les tribunaux, l’employeur qui présente des motifs sérieux pourra justifier la nécessité de procéder à l’enregistrement électronique des conversations d’un salarié même si cela implique une certaine immixtion dans la sphère privée.

L’irrecevabilité d’une preuve qui « déconsidère l’administration de la justice »
Lorsque les conditions énoncées précédemment sont respectées, les tribunaux permettent habituellement que l’enregistrement électronique soit mis en preuve.

Cela dit, une partie peut chercher à s’opposer à la présentation de cette preuve en invoquant l’article 2858 C.c.Q., dont les termes prescrivent le rejet de tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Pour qu’une telle opposition soit reçue par un tribunal, ces deux éléments doivent être présents.

L’arrêt Ville de Mascouche c. Houle[9] illustre bien cette situation. Dans cette affaire, un citoyen avait décidé d’enregistrer à son insu les conversations téléphoniques de sa voisine (madame Houle), qui était l’ombudsman de la municipalité. L’interception des conversations avait été effectuée pendant que madame Houle se trouvait à son domicile, en dehors de l’exercice de ses fonctions et de ses heures de travail. Mis au courant que des propos déloyaux avaient été tenus par madame Houle, le maire de la ville a demandé au voisin de poursuivre les enregistrements. Sur la base des propos ensuite recueillis à son insu, madame Houle a été congédiée. D’une part, la Cour d’appel conclut que la violation du droit au respect de la vie privée était flagrante, puisque l’expectative légitime de vie privée à domicile est très élevée. D’autre part, bien que les enregistrements eussent permis de découvrir la vérité, la Cour décida que leur utilisation était susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. L’élément de preuve fut donc rejeté en application de l’article 2858 C.c.Q.

Une preuve obtenue au moyen d’un enregistrement électronique en milieu de travail a également été rejetée sur cette base dans la récente décision Bellefeuille[10]. Dans cette affaire, une préposée aux bénéficiaires avait été congédiée. Elle prétendait que l’employeur avait donné à son sujet de mauvaises références qui avaient fait fuir des employeurs potentiels. Afin de prouver sa prétention, elle souhaitait mettre en preuve un enregistrement téléphonique fait par l’un de ses amis qui avait usurpé l’identité d’un employeur potentiel afin de discuter avec l’ancien employeur de la salariée congédiée. Le tribunal conclut qu’il y avait eu manoeuvre illégale faite de mauvaise foi de la part de la salariée et que cette preuve était susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Elle fut en conséquence rejetée. Cette décision est présentement devant la Cour d’appel. Il sera intéressant de voir si le plus haut tribunal québécois entérinera la position de la Cour du Québec dans cette affaire.

De ce qui précède, il faut donc retenir qu’en contexte de relations du travail, le tribunal ne pourra tolérer les atteintes graves au respect du droit à la vie privée ni la fabrication de pièces de preuve à partir de subterfuges ou de procédés malhonnêtes.

Conclusion
En définitive, un employé peut enregistrer ses conversations avec son employeur en toute légalité dans certaines circonstances et utiliser ces enregistrements devant le tribunal. L’employeur a la possibilité toutefois de s’opposer à cette preuve lorsqu’elle porte atteinte au lien de confiance inhérent à tout contrat de travail.

Pour ce qui est de l’employeur qui a recours à ce type de preuve à l’encontre d’un employé, il doit démontrer qu’il a des motifs raisonnables de croire que la personne concernée contrevient aux obligations contenues dans le contrat de travail (individuel ou collectif) ainsi qu’aux politiques connues, le tout justifiant une surveillance électronique à la mesure de l’objectif poursuivi.

Jean Beauregard, CRIA, avocat et Nicolas Joubert, avocat du cabinet Lavery, de Billy

Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy [www.lavery.qc.ca]

Source : VigieRT, numéro 13, décembre 2006.


1 Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12, voir notamment l’article 5 [ci après « Charte québécoise »].
2 Code civil du Québec, L.Q., 1991, c. 64, voir notamment les articles 3, 35 et 36 [ci après « C.c.Q. »].
3 Sept-Iles (Ville de) c. Thibodeau, D.T.E. 97T-1361 (C.A.).
4 Centres de jeunesse Mauricie et Bois-Francs, A.A.S. 96A-248 (T.A.).
5 Ste-Marie c. Placements JPM Marquis inc., [2005] R.J.D.T. 1068 (C.A.).
6 Dans Srivastava c. Hindu Mission of Canada inc., REJB 2001-23958, cette interprétation est empruntée par la Cour d'appel au droit criminel et correspond aux dispositions des articles 183 et 184 du Code criminel.
7 Voir notamment l’affaire C.L.S.C. Les Forges, [1997] T.A. 667.
8 Voir notamment l’affaire Services préhospitaliers Laurentides-Lanaudière D.T.E. 2003T-779 (T.A.).
9 Mascouche c. Houle, [1999] R.J.Q. 1894 (C.A.).
10 Bellefeuille c. Morisset, D.T.E. 2006T-172 (C.Q.) (Requête pour permission d’appeler accueillie).
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