Vous lisez : 2006 : une année d’exception en matière de relations du travail

Les intervenants du secteur sont unanimes, l’année 2006 s’inscrira dans l’histoire comme l’une des années les plus calmes jamais vues en matière de relations du travail au Québec. Une situation attribuable à plus d’un facteur, dont la place grandissante occupée par les modes alternatifs de règlement, notamment la médiation et la négociation basée sur les intérêts.

À la fin du mois de novembre dernier, le ministère du Travail du Québec évaluait à près de quarante le nombre de conflits durant l’année 2006. Un chiffre qui contraste avec le nombre habituellement élevé dans la province. Au cours des dix dernières années en effet, environ cent conflits ont été comptabilisés annuellement sur le territoire québécois. Le nombre de salariés affectés par un conflit de travail a lui aussi baissé pour atteindre un total de 4548 travailleurs au cours des douze derniers mois. À titre comparatif, en 2005, si l’on exclut les employés du secteur public, environ 17 000 salariés avaient été touchés par un conflit.

À la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la présidente, Claudette Carbonneau, confirme également une baisse notable du nombre de travailleurs touchés par un conflit de travail en 2006, soit « 200 grévistes par semaine, contre environ 700 au cours des trois années précédentes. »

L’année n’a pas été sans histoire pour autant. De fait, relate le ministre du Travail, Laurent Lessard, « sur les quelque 11 000 ententes en vigueur au Québec, 1300 conventions collectives ont tout de même été signées en 2006 ». Pour y parvenir, environ 195 ont dû passer entre les mains d’un conciliateur et une dizaine en arbitrage, mais insiste le ministre, « la grande majorité a été négociée et signée sans problème ou sans intervention extérieure ».

L’impact sur le nombre de jours/personnes perdus a évidemment été direct. On parle de seulement 118 000 jours en 2006 contre 700 000 en moyenne dans les années précédentes et quelque 1,4 million en 2005 uniquement.

Changement de réalité et de mentalité
Avocate en droit du travail et associée chez Lavery de Billy, Me Marie-Claude Perreault confirme les chiffres entendus. À son avis, 2006 est ni plus ni moins que l’aboutissement d’un processus entamé il y a quelques années. « Au début des années quatre-vingt-dix, raconte-t-elle, tous les dossiers ou presque qui arrivaient sur nos bureaux étaient plaidés. Ce n’est plus du tout le cas depuis quelques années. Maintenant, on évalue en premier les règlements possibles. Les coûts et les possibilités d’en arriver à une entente satisfaisante devant les tribunaux sont pris en compte. Notre travail est maintenant axé sur la résolution de problèmes et les résultats de l’année 2006 témoignent de cela. »

La place accrue récemment accordée à la médiation et à la conciliation dans le droit du travail québécois expliquerait une bonne part des changements notés. Prudente, la présidente de la Commission des relations de travail, Andrée St-Georges, confirme que, si au début, « le recours à la conciliation ne coulait pas de source », c’est maintenant de plus en plus le cas. « Nos conciliateurs ont fait leur marque et les parties ont constaté que les résultats obtenus sont intéressants. »

Professeur associé au département de relations industrielles de l’Université Laval, Jean Boivin considère pour sa part que l’environnement économique actuel n’est pas non plus étranger aux changements notés en matière de relations du travail. « En raison de la mondialisation, dans le secteur manufacturier par exemple, les emplois s’en vont par dizaines de milliers chaque mois. Dans un tel contexte, il est certain que les enjeux de négociation ne sont pas les mêmes. Il faut bien le dire, les employeurs dictent un peu plus les agendas de négociation qu’avant et le rapport de force n’est plus du tout le même. Les syndicats sont plus sur la défensive et en mode préservation d’emplois par exemple. Tout cela favorise le règlement plutôt que le conflit. »

Le ministre du Travail partage le même point de vue. À son avis, même les demandes des syndicats sont complètement différentes. « Dans les années quatre-vingt-dix, les demandes syndicales étaient en lien avec la réorganisation du travail. Nous étions alors dans un contexte de fusion et d’acquisition, ce qui n’est plus le cas en ce moment. Aujourd’hui, les syndicats demandent aux employeurs de réinvestir dans l’équipement pour s’assurer de garder les emplois ici et d’éviter le déplacement de production comme ça a été le cas dans le textile par exemple. »

À la CSN, Claudette Carbonneau préfère quant à elle parler de tendance historique, attribuable à la conjoncture économique. De son point de vue, « le fait qu’il y ait en ce moment moins de conflits de travail n’est effectivement pas vraiment étonnant ». C’est que, explique-t-elle, « dans l’histoire, à chaque fois que les entreprises font face à une conjoncture économique plus difficile – et je crois que c’est effectivement le cas en ce moment dans le secteur manufacturier – on note une baisse des conflits de travail. Je ne connais pas beaucoup de travailleurs qui accepteraient de faire la grève sans avoir l’espoir de gagner quelque chose. Quand les choses vont moins bien, comme c’est le cas en ce moment, les demandes sont différentes. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Nous l’avons vu à chaque fois que nous avons été confrontés à des périodes économiques plus difficiles. »

Des dossiers plus complexes
Conséquence directe des changements survenus, lorsqu’un conflit éclate, les enjeux en cause se font généralement plus complexes. En fait, explique Me Marie-Claude Perreault, « non seulement les enjeux impliqués dans un conflit sont plus gros, mais leur complexité fait aussi en sorte que les choses peuvent rarement se régler rapidement. Les conflits durent donc souvent plus longtemps aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années et les négociations sont plus longues ».

À la Commission des relations du travail, Andrée St-Georges a elle aussi perçu une augmentation de la complexité des dossiers soumis. « De façon globale, moins de cas nous sont soumis qu’auparavant (7640 cas terminés en 2006 contre 8858 en 2005), mais ceux qui arrivent jusqu’à nous sont beaucoup plus lourds qu’avant, que ce soit en conciliation ou en audience. Il existe aujourd’hui tellement de manières de résoudre un problème en matière de relations du travail qu’avant d’arriver à nous, les parties ont tenté à plusieurs reprises de s’entendre. Lorsqu’elles le font, c’est qu’il n’existe pas d’autre issue et que les enjeux sont majeurs. »

Quelques-uns des dossiers portés devant les tribunaux en 2006 confirment en effet cette tendance. C’est le cas notamment du recours collectif intenté contre Wal-Mart par les ex-employés du magasin de Jonquière où le droit à la syndicalisation est carrément en cause ou encore du dossier de règlement de l’équité salariale dans le secteur public, considéré par Jean Boivin comme « LE dossier de 2006 ». Selon Me Perreault, la cause portée par le fabricant de pneu Goodyear quant à son droit d’imposer une politique de consommation de drogues et d’alcool en milieu de travail à ses employés est aussi un bon exemple de la complexité des dossiers qui peuvent aujourd’hui être étudiés par les tribunaux. « Le sujet est à ce point chaud et sensible, rapporte l’avocate, que le syndicat a obtenu la permission d’en appeler de la décision rendue par l’arbitre de grief. Tout cela sera donc débattu en cours d’appel au courant de 2007. »

Des tendances là pour rester
Du point de vue de Laurent Lessard, le monde du travail est à la croisée des chemins et les tendances notées en 2006 ne feront que se confirmer au cours des années à venir. « Les enjeux des conventions collectives s’inscrivent dans un contexte économique précis et on ne peut pas, dit-il, faire abstraction de cela. La mondialisation est là pour rester et les pratiques de relations du travail vont devoir continuer de s’adapter. »

En lien avec ces constats, Jean Boivin considère que l’approche de négociation basée sur les intérêts promue par le ministère du Travail continuera de faire des adeptes. « On le voit partout, lorsque des décisions sont prises en toute connaissance de cause parce que les deux parties sont informées, c’est plus productif et tout le monde en sort gagnant. Les gens ont, en quelque sorte, trouvé une autre façon de négocier que l’affrontement. » Au Ministère, l’équipe de médiation travaille même de plus en plus en dehors des conflits de travail pour communiquer la réalité du marché du travail aux travailleurs comme aux employeurs et ainsi prévenir d’éventuels dérapages. Pour le ministre du Travail, « c’est la preuve ultime que nous sommes passés d’un système de contestation à un système de conciliation ».

D’éventuels débats juridiques sont tout de même à prévoir selon Me Perreault. Des débats à l’image de la société québécoise actuelle, c’est-à-dire mettant de plus en plus en cause les questions relatives aux droits et libertés de la personne. « Les questions d’accommodements sont, illustre la juriste, de plus en plus plaidées et rien ne nous laisse croire que tout cela s’arrêtera demain matin. » Conséquence de notre situation démographique particulière, les questions relatives aux régimes de retraite – reconnues pour être particulièrement complexes – risquent, elles aussi, d’occuper une large place dans l’univers des relations du travail des prochaines années, soutient par ailleurs Me Perreault.

Par-dessus tout, il restera cependant, selon Laurent Lessard, l’absolue nécessité pour les entreprises de prendre en compte le bien-être de leurs employés. « L’état de santé des relations du travail et du marché du travail en général passe par la manière dont les entreprises travailleront avec leurs employés et parviendront à conserver et à mobiliser leur main-d’œuvre. C’est aussi ce qui sera à l’origine de la performance des entreprises et de la santé économique du Québec. Après tout, l’une ne va pas sans l’autre. »

À ce sujet, la présidente de la CSN confirme que l’époque où les revendications se limitaient aux aspects quantitatifs est révolue. « De plus en plus, dit-elle, les aspects qualitatifs sont au cœur des discussions. On discute de l’aménagement du temps de travail, de la conciliation travail-famille et de la qualité de vie au travail. La société évolue, le monde du travail aussi. Il faut savoir être de son temps. »

Guylaine Boucher, journaliste indépendante

Source : VigieRT, numéro 13, décembre 2006.

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