Les organisations prennent conscience du profil démographique actuel et futur de la main-d'œuvre lorsqu’elles recherchent à maximiser la contribution de leurs ressources humaines dans le cadre d’une planification de la relève.
À l’occasion de cet exercice incontournable, un employeur sera soucieux de prévenir la création de situations pouvant entraîner des allégations de discrimination sur la base de l'âge.
Cadre juridique québécois
Un employeur dont les relations du travail sont de compétence québécoise ne peut forcer la retraite de ses employés[1].
L’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., c. C-12) interdit la discrimination dans la reconnaissance ou l'exercice des droits et libertés protégés par cette Charte et notamment, sur la base de l'âge (sauf dans la mesure prévue par la Loi).
L'article 84.1 de la Loi sur les normes du travail (L.R.Q., c. N-1.1) reconnaît le droit d'une personne salariée à demeurer au travail :
« 84.1 Un salarié a le droit de demeurer au travail malgré le fait qu'il ait atteint ou dépassé l'âge ou le nombre d'années de service à compter duquel il serait mis à la retraite suivant une disposition législative générale ou spéciale qui lui est applicable, suivant le régime de retraite auquel il participe, suivant la convention, la sentence arbitrale qui en tient lieu ou le décret qui le régit, ou suivant la pratique en usage chez un employeur. (…) »
Comment l'employeur peut-il envisager une planification de la relève au sein de sa main-d'œuvre sans casser des œufs?
Il faut d’abord préciser que toute décision de l'employeur en cette matière ne saurait s’avérer automatiquement illégale parce que discriminatoire suivant les dispositions de la Charte québécoise.
En effet, une situation constitue de la discrimination dans la mesure où il existe une atteinte à la reconnaissance ou à l'exercice d'un droit protégé par la Charte québécoise : celle-ci ne garantit aucun droit à l'égalité en soi.
Par exemple, une personne plaignante devra démontrer qu’elle a été discriminée sur la base de l'âge dans la reconnaissance ou l'exercice d'un autre droit protégé par la Charte. En milieu de travail, ce droit à la non-discrimination pourrait être invoqué à l'égard de l'une ou l'autre des garanties suivantes :
- droit à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté de sa personne (article 1 de la Charte);
- droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation (article 4);
- droit d'être partie à un contrat ne contenant aucune clause discriminatoire (article 13);
- non-discrimination dans l'embauche, l'apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail ainsi que dans l'établissement de catégories ou de classifications d'emploi (article 16);
- droit à des conditions de travail justes et raisonnables et respectant la santé, la sécurité et l'intégrité physique de la personne, conformément à la loi (article 46).
Avant de prétendre être l'objet de discrimination sur la base de l'âge, une personne doit ainsi établir une relation entre la décision la concernant et l'une ou l'autre de ces garanties prévues suivant les dispositions de la Charte.
Cette personne doit également démontrer l'existence d'une relation entre la décision dont elle fait l'objet et l'âge.
Dans la mesure où l'employeur de la personne concernée démontre que sa décision repose sur les aptitudes ou qualités requises par l'emploi, cette décision ne constitue pas de la discrimination illégale suivant la Charte. En prouvant que sa décision repose non pas sur l'âge de la personne en cause mais sur les aptitudes ou qualités requises pour le poste, l'employeur exerce la défense prévue par l'article 20 de la Charte :
« 20. Une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi (…) est réputée non discriminatoire. »
Qu'en est-il de l'obligation d'accommodement?
Il paraît tentant de conclure qu'un employeur doit en pratique accommoder tout employé pouvant se distinguer de ses collègues de travail pour l'un ou l'autre des motifs de discrimination illégale prévus par l'article 10 de la Charte. Tel n'est pourtant pas le cas.
L'obligation d'accommodement ne s’impose pas en toutes circonstances : cette obligation dépend de l’existence d’une situation de discrimination illégale définie ci-dessus.
Par exemple, une personne ne saurait prétendre faire l'objet de discrimination sur la base de l'âge en se fondant exclusivement sur le fait qu'elle soit plus âgée que le candidat ayant obtenu le poste qu’elle postulait dans le contexte d'une réorganisation administrative. Encore faut-il démontrer qu'il existe un lien entre l'âge de cette personne et la décision prise par l’employeur.
En réponse, l'employeur justifie sa décision par les qualités ou aptitudes requises par le poste. Suivant la jurisprudence des tribunaux québécois et canadiens, cet employeur doit également avoir respecté son obligation d'accommodement eu égard aux circonstances.
Mais qu'est-ce que cela veut dire?
L'obligation d'accommodement raisonnable (sans contrainte excessive pour l'employeur) est une création des tribunaux et cours de justice. Cette obligation s'intègre à la défense pouvant être soulevée par un employeur suivant l'article 20 de la Charte (précitée).
Cette obligation d'accommodement raisonnable est apparue dans un jugement prononcé par la Cour suprême du Canada il y a plus de vingt ans[2]. Et bien qu'elle ait été analysée et reformulée au fil des ans, ses fondements demeurent essentiellement les mêmes.
Un employeur peut ainsi faire échec à des allégations de discrimination illégale sur la base de l'âge, en démontrant que sa décision repose sur une évaluation individuelle des qualités de la personne plaignante, évaluation qui révèle que cette candidate ne possède pas les qualités ou aptitudes requises pour le poste désiré. Dans la mesure où la personne plaignante n'établit pas que l'employeur a utilisé un outil d'évaluation excluant généralement les personnes d'un certain groupe d'âge, la preuve d’une évaluation individuelle pertinente devrait entraîner le rejet des allégations de discrimination.
Par ailleurs, un employeur choisissant un outil d'évaluation excluant généralement toute personne plus âgée doit prouver que cet outil mesure les qualités et aptitudes requises pour l'emploi.
Cette démonstration par l’employeur du respect de son obligation d'accommodement raisonnable se fait généralement en trois étapes[3] :
- existence d'un lien rationnel entre l'objet de l'outil d'évaluation et les exigences du poste;
- adoption de bonne foi de cet outil d'évaluation dans le but de mesurer l'existence des qualités et aptitudes requises pour le poste;
- nécessité raisonnable de cet outil d'évaluation afin de mesurer les aptitudes ou exigences requises pour le poste : en d’autres termes, l'employeur ne pourrait pas composer avec des personnes salariées ayant les mêmes caractéristiques que la personne plaignante sans en subir une contrainte excessive.
En matière d'absentéisme au travail, les tribunaux reconnaissent généralement qu'une norme d'assiduité et de prestation régulière et raisonnable de travail n'est pas en soi contraire à l'obligation d'accommodement raisonnable d'un employeur dans la mesure où celui-ci a évalué le dossier de la personne salariée (Colombie Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, paragraphe 81 :
« Comme notre Cour l'a conclu à maintes reprises, l'égalité consiste essentiellement à être traité en fonction de son propre mérite, de ses propres capacités et de sa propre situation. L'égalité véritable exige de tenir compte des différences. »
Dans un processus de planification de la relève et compte tenu du vieillissement de la main-d'œuvre, comment ces notions de discrimination et d'accommodement raisonnable peuvent-elles trouver application? Tentons l'exercice à l'aide de quelques exemples.
L'accommodement raisonnable et le vieillissement de la main-d'œuvre
Nous avons examiné plus tôt le cas où deux personnes, d'âges différents, postulent à un poste et que l'une d'entre elles prétend ne pas avoir obtenu le poste en raison de son âge. Un employeur démontrant qu'il s'est fondé sur les qualités et aptitudes requises pour ce poste devrait être en mesure de réfuter les allégations de discrimination illégale sur la base de l'âge.
Qu'en est-il maintenant lorsqu'un employeur analyse la composition de sa main-d’œuvre afin de s'assurer du positionnement progressif de ses effectifs tout en prenant en considération le départ prochain de personnes comptant plusieurs années de service et souvent une expertise précieuse?
Même en matière d’accommodement raisonnable, aucune solution n’est automatiquement requise dans tous les cas : chaque situation doit être appréciée à son mérite, suivant les éléments qui lui sont propres et de façon conforme au bon sens[4].
Toute planification suppose la vérification préalable des règles applicables aux différents groupes de salariés et de cadres, notamment :
- contrats de travail, individuels et collectifs;
- politiques de l'employeur;
- régimes de retraite et modalités de retraite progressive existantes;
- modalités d’organisation du travail existant dans l’organisation (exemples : mandats temporaires, fonctions à temps partiel, sous-contrats, etc.) ou suivant les lois ou réglementations applicables;
- possibilités de réorganisation du travail;
- utilité éventuelle d’une analyse ergonomique des postes de travail;
- nouvelles technologies applicables aux produits et services offerts par l’organisation;
- besoins de l’organisation suivant l’évolution des produits et services à offrir à la clientèle de l’organisation;
- objectifs ou intérêts des personnes salariées et cadres (pouvant s’exprimer notamment lors des évaluations annuelles) concernant leur cheminement à l'intérieur de l'organisation ou l’évolution de leurs fonctions;
- programmes de formation ou de perfectionnement encouragés dans l’organisation.
Un employeur prudent s’assurera également de confirmer par écrit les ententes intervenues avec une personne employée quant à des modalités de travail différentes ou une retraite progressive dans le cadre de la planification de la relève[5].
Conclusions
Quelques illustrations de l’opportunité d’accroître notre sensibilité à l’évolution démographique de la main d’œuvre…
Un arbitre a récemment interprété la portée de l’obligation de formation d’un employeur envers des personnes salariées visées par des promotions temporaires à des échelons supérieurs, à la lumière des dispositions particulières de la convention collective. Reconnaissant qu’il ne possède aucune donnée à ce sujet, l’arbitre mentionne néanmoins que ces promotions temporaires peuvent survenir plus fréquemment en raison du vieillissement de la main-d’œuvre selon les services de l’entreprise et que les politiques de cette dernière doivent s’y ajuster[6].
À la suite d’un élargissement des pouvoirs des douaniers en matière d’infractions criminelles, l’employeur a modifié la description de tâches de ces derniers depuis lors assujettis à un programme de formation obligatoire. Ce programme aborde la question de l’usage de la force et la personne plaignante (âgée de 51 ans) échoue la formation en raison de limitations fonctionnelles aux poignets. L’employeur maintient son poste et son salaire, mais lui confie des tâches restreintes. Faisant face à des allégations de discrimination sur la base de l’âge et du handicap, l’employeur devait démontrer qu’il n’existait pas d’alternative à la solution retenue[7].
L’évolution démographique de la main-d’œuvre ne peut pas être ignorée. Elle ne prive toutefois pas les organisations de toute marge de manœuvre.
Un employeur qui effectue une analyse objective des aptitudes et qualités individuelles de ses employés dans le cadre de sa planification de la relève non seulement sera mieux outillé pour faire face à des plaintes éventuelles, mais prendra aussi le beau risque de retenir des solutions aussi satisfaisantes pour son personnel que pour l’organisation.
Véronique Morin, CRIA, avocate du cabinet Lavery de Billy
Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy [www.lavery.qc.ca]
Source : VigieRT, numéro 12, novembre 2006.
1 | Un employeur dont les relations du travail sont assujetties aux lois fédérales peut mettre fin à l'emploi d'une personne dont l'âge atteint celui déterminé par une loi ou un règlement gouvernemental à l'égard d'un emploi particulier : paragraphe 15 (1) (b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c. H-6). |
2 | Commission ontarienne des droits de la personne et O'Malley c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536. |
3 | Colombie Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3. |
4 | Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525. |
5 | Voir notamment le jugement prononcé par le Tribunal des droits de la personne dans CDPDJ c. Industries canadiennes inc., DTE 2006T-99 (requête pour permission d’en appeler accordée par la Cour d’appel : DTE 2006T-253) et que nous commentions dans l’article intitulé « Vieillissement de la main-d’œuvre et droits fondamentaux : les interactions et la nécessité d’une entente », paru dans l’édition de mai 2006 du bulletin VigieRT. |
6 | Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 139 et Abitibi-Consolidated inc., DTE 2006T-408. |
7 | Coupal c. A. G. of Canada, DTE 2006T-300 (Cour fédérale). |